Le milieu du travail en France, partagé entre vieilles habitudes et novlangue entrepreneuriale, est devenu très complexe. Pourquoi passe-t-on d’un extrême à l’autre ? D’Hervé, sa touillette et ses blagues grivoises à la machine à café au jeune startupper qui n’adresse la parole à personne et ne pense qu’à s’enrichir. L’imitation du modèle américain (l’arrivée en grandes pompes le Starbucks à la main, et le départ avec ses effets personnels dans un carton) fait un plat. Quand la France va-t-elle trouver ses propres repères et sa propre identité ? Nous avons tenté de comprendre comment le travail s’articule dans l’Hexagone et surtout de trouver une porte de sortie à cette schizophrénie ambiante. Entretien avec Danièle Linhart, directrice de recherche au CNRS, sociologue du travail et auteure, entre autres, de La Comédie humaine du travail, de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, publié aux éditions Erès, qui a reçu en 2015 le Prix de l’Écrit Social.
Le Monde Moderne : Dans votre ouvrage, le taylorisme est opposé au management moderne. Quel est pour vous le modèle le plus dangereux ?
Danièle Linhart : J’ai le sentiment que dans le modèle du management moderne, malgré qu’il reprend des aspects fondamentaux du taylorisme (à savoir l’attaque de la professionnalité et la mise en place de procédures, de protocoles, qu’il faut suivre à tout prix), il y a une spécificité qui est peut-être encore plus délétère parce qu’elle réside à la fois dans l’individualisation de la gestion ET de l’organisation du travail des salariés. La personnalisation, la psychologisation, la focalisation et la mise en cause des dimensions les plus personnelles, les plus intimes, de chacun au travail font qu’il y a une vulnérabilisation, une précarisation subjective liée au fait que l’on s’oriente vers une sorte de narcissisation de la relation de chacun à son travail. Et de l’autre côté, il y a également l’attaque de la professionnalité, à travers la mise en obsolescence des compétences, des connaissances et de l’expérience. Dans les deux situations, il y a une attaque à la dignité professionnelle de chacun, mais dans le cadre du taylorisme, la subjectivité est rejetée, évacuée. Avec le management moderne, elle est sur-sollicitée et le fait d’avoir la subjectivité totalement enrôlée au travail, sur un mode hyper-personnalisé et solitaire, est quelque chose qui rend la contestation et la résistance encore plus difficile. Alors, c’est compliqué de comparer, parce qu’il y a eu des excès tels dans le cadre du taylorisme, via la déshumanisation, qu’on ne saurait le regretter du tout, du tout, du tout. Mais, je trouve qu’il y a des aspects plus pernicieux et peut-être encore plus grave dans le cadre du management moderne.
La question de l’identité
L’identité française au travail est considérée comme étant archaïque. Toute évolution est néanmoins mal perçue. Comment sortir de cette spirale ?
Effectivement, c’est un paradoxe parce que ce vous appelez «l’identité française au travail» (c’est-à-dire ce qui spécifie la relation des français à leur travail) réside dans ce que certains comme Philippe d’Iribarne appellent «la logique de l’honneur» qui fait que les salariés mettent leur honneur dans le travail. Ils souffrent alors de ne pas pouvoir travailler de manière à faire une belle œuvre, un bel ouvrage, quelque chose de bien utile, quelque chose qui respecte les règles de l’art. Cette dimension d’investissement, d’implication dans le travail, pour réaliser du mieux possible ce que l’on a à faire, est considérée comme un handicap par une grande partie des managers, parce qu’ils pensent qu’il ne faut pas travailler selon les règles de l’art, selon les compétences, réaliser ce qu’il est possible de réaliser ; mais de se contenter de réaliser ce qui est vendable. Il y a ainsi une définition de la qualité qui se fait au niveau de l’acceptabilité par le client. On voit certaines directions d’entreprise qui organisent ce qu’ils appellent «la chasse à la sur-qualité» en disant «il y a du gâchis, c’est du gaspillage, les gens font trop bien, veulent trop bien faire, ça ne sert à rien, ça ne fait pas plus vendre mais ça prend peut-être plus de temps, plus d’énergie, plus d’effectifs donc il ne faut pas faire ça». Certains aspects de la qualité de l’engagement des français dans leur travail sont donc considérés comme archaïques et sont jugés comme n’étant pas inscrits dans une rationalité économique. Il ne s’agit pas de se faire plaisir au travail en travaillant bien, il s’agit de travailler en étant rentable et en permettant un retour sur investissement financier le plus élevé possible. Il y a un deuxième aspect, qui est de considérer que les français ont une tendance à résister, à se plaindre, à lutter, à faire la grève, à n’être pas d’accord, que vraiment, c’est ne pas prendre en considération l’urgence de la situation qui serait celle d’une guerre économique, dans laquelle sont en jeu la performance des entreprises et l’avenir des emplois. Il s’agit de se comparer aux autres pays et de renoncer aux acquis, aux privilèges, aux garanties… Il faudrait «sortir de la zone de confort», «être courageux», avec l’idée que les salariés français ne le sont pas suffisamment. Il y a des salariés qui veulent bien faire leur boulot, qui ont une qualité d’engagement etc… et d’un autre côté, il y a un management qui demande à ce que on fasse «toujours plus avec moins», que l’on soit de plus en plus efficaces, de plus en plus réactifs, de plus en plus adaptatifs, etc… Mais il est évident qu’il y a un équilibre entre les deux. Le changement, c’est bien en soi, à partir du moment où il représente un progrès, or on a dissocié la notion de changement de celle de progrès. Le changement est perçu comme une valeur en soi. Du moment que ça change, ça prouve que l’on est réactif, que l’on a de l’audace, que l’on va de l’avant. Alors qu’on peut se poser la question de savoir : est-ce qu’on ne va pas changer pour poser plus de problèmes, pour aggraver certaines difficultés ? Il faut que le changement aille dans le sens de l’amélioration, dans le sens du progrès. Or on a tendance à oublier ça. Un autre point est extrêmement important, c’est que l’on ne peut pas changer sans prévoir des phases réflexives, de bilan, pour faire un état des lieux, savoir qu’est-ce qui s’est amélioré, quels sont les nouveaux problèmes qui ont surgi, comment on va essayer de les résoudre, comment tirer des leçons d’expérience de ce qui a changé. Dans le cadre du management contemporain, tout bouge sans arrêt et on superpose un changement sur un autre sans prendre ce temps – extrêmement nécessaire – de bilan, d’état des lieux et de débat collectif sur une évaluation de la situation nouvelle et qui est la conséquence du changement. On est dans la logique d’une course éperdue, une espèce de fuite en avant permanente, et il n’y a pas cette temporalité qui permet de digérer efficacement le changement et d’éclairer de façon plus intelligente les transformations à venir.
Pourquoi, à l’heure où les salaires des grandes dirigeants sont sans cesse dévoilés, mis en avant (fortune de Xavier Niel : 9,4 milliards d’euros, salaire des dirigeants du comité d’entreprise des JO 2024 : 450 000 euros), les salariés acceptent encore de ridicules rémunérations et/ou conditions de travail ? Où est passé l’amour-propre ?
L’idée de la méritocratie reste fortement ancrée dans les esprits des uns et des autres. Si ces grands dirigeants sont arrivés là, c’est qu’ils ont développé du talent, indépendamment de leurs compétences, de leurs formations, de leurs diplômes. De la même manière qu’un joueur de football, qu’un politicien. C’est qu’ils ont une force, peut-être même de la chance… Voilà, ça fait partie des règles du jeu. On considère que le modèle s’auto-justifie, qu’il n’y en a pas d’autres possibles, que l’Histoire nous a montré qu’il y avait eu un échec de l’alternative socialiste et communiste. C’est vrai que ce qui se passe en Chine, en Union Soviétique, en Corée du Nord prouve qu’il n’y a pas d’alternatives. On est dans un système, qui est le système capitaliste, et la logique de marché propose des solutions comme ça. S’il y a des gens qui gagnent tellement d’argent, c’est qu’il y a des gens pour les payer aussi cher. C’est vraiment une sorte de résignation et que, voilà, il faut accepter ces règles du jeu. Il y a des personnes qui savent tirer leur épingle du jeu, il y a ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche comme on dit… On est dans une société qui a été individualisée, profondément atomisée, et chacun doit négocier son destin singulier… Dans la société, comme dans l’entreprise. Alors, il y a certains pays où la différence entre le salaire de base et celui du dirigeant est peut-être moins fort, mais bon, ce n’est pas ce que l’on retient le plus. Ce que l’on retient, c’est qu’il y a des gens qui tirent les ficelles, et puis il y en a d’autres qui doivent essayer de faire avec.
On parle d’«ouvrir le marché de l’emploi». En général, cela facilite les licenciements, rarement les embauches…
Vous savez, ce qui caractérise ce modèle, ce sont des formes d’organisation de l’entreprise, d’organisation du travail mais aussi, de façon extrêmement importante, l’idéologie qui va avec. Les penseurs capitalistes et ceux qui ont révolutionné les modalités d’organisation du travail comme Taylor et Ford ont toujours pensé que l’idéologie était une bataille décisive à mener. Qu’il fallait convaincre tout le monde de la légitimité du modèle, que c’est le meilleur et qu’il représente en fait le bien commun, les intérêts supérieurs. On est, à l’heure actuelle, dans une logique de même nature : pour pouvoir développer l’emploi, pour lutter contre le chômage, il faut faire des réformes. Que ces réformes passent nécessairement par une flexibilisation des conditions de recrutement et de licenciement. Si on veut embaucher, il faut que les entreprises dégagent plus de profits, et pour qu’elles dégagent plus de profits, il faut qu’elles puissent gérer leur main-d’œuvre de façon beaucoup plus flexible, c’est-à-dire embaucher, débaucher… Pour pouvoir rendre les entreprises plus performantes, pour qu’elles investissent, il faut que les dirigeants se sentent libres de faire comme ils le souhaitent, au gré des «nécessités du marché». Ils disent qu’à terme, si les patrons prennent confiance, si les entreprises sont plus performantes, alors à ce moment-là elles vont finir par embaucher. Au départ, du point de vue managérial (que je ne soutiens absolument pas) il y a cette idée qu’il faut dégonfler le Code du travail, dégonfler les missions des inspecteurs du travail, des CHSCT (Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail, NDLR). Miser en permanence sur la diminution des effectifs parce qu’on veut une diminution des coûts. On va intensifier le travail de plus en plus puisque le travail est considéré comme un coût. N’oublions pas la bataille idéologique, fondamentale du point de vue des dirigeants d’entreprises. Ce n’est pas par hasard qu’ils mettent autant dans la communication… C’est quelque chose qui est très important pour eux : de persuader les gens que si on laisse les coudées franches aux dirigeants, tout ira beaucoup mieux.
La génération X a posé quelques problèmes en développant des mécanismes de résistance face aux exigences de l’entreprise. Que feront les générations Y, Z ? Vont-elles se conformer à des conditions exécrables ?
Le management moderne est persuadé que la génération Y/Z est la bonne : ce sont des gens qui sont très individualistes, qui jouent un jeu très personnel, qui aiment beaucoup bouger, qui sont très flexibles, mobiles, qui ne s’attachent pas à un lieu de travail, qui ont envie de se faire plaisir en travaillant donc en relevant les défis qu’on leur impose etc… Je commence à faire des recherches et des enquêtes là-dessus mais je pense que la génération Y/Z n’est pas du tout comme ça. Je crois qu’ils ont envie de réaliser quelque chose qui ait du sens, qu’ils ont envie d’avoir le sentiment d’utilité sociale, d’avoir de bonnes relations de travail, d’être respectés, qu’ils n’ont pas envie d’être payés au lance-pierre. Je vois au contraire des gens qui ont une vision assez désabusée et critique du monde du travail actuel et qui ne sont pas prêts à se faire avaler et croquer par le management. De là à penser en terme de résistance collective, je ne le crois pas. Ils ont un rapport très personnel mais leur rapport au travail et les valeurs qu’ils développent ne semblent pas correspondre à ce qu’attend le management moderne. Il y aura une déconvenue, une défection très très forte de la part de managers qui croient dur comme fer que les jeunes vont s’acclimater aux nouvelles règles du jeu managérial.
La question du bonheur
Avec vos trente années de recherches de terrain, les 89 ouvrages que vous citez, vous évoquez des cas de figure où il y a un réel manque de considération de la part de certains, comme cet homme du Medef, à la page 24 de votre livre, qui vous prend de haut devant une assemblée… Danièle Linhart, êtes-vous heureuse au travail ?
(Elle rit). Écoutez, moi j’ai au CNRS, des conditions de travail qui sont, pour l’instant encore (quand je vois mes jeunes collègues j’ai peur que pour eux ce ne soit pas du tout la même chose), idéales. On nous recrute en nous disant «menez les recherches qui correspondent à vos intérêts, votre curiosité scientifique à vous». Et ce que l’on attend de vous, ce sont des résultats sous forme de rapports, d’articles, de livres, de participations à des séminaires ou des conférences mais on n’a pas à vous orienter, et on n’a pas à juger votre thématique de recherche ni les modalités d’enquête que vous utilisez. Vous êtes le seul responsable de ses aspects-là et je dois dire que c’est un bonheur. Mes journées sont du plaisir, je travaille régulièrement 4/5 heures par jour le week-end, pas trop le soir… Mais parce que ça fait du sens, je me sens en accord total avec ce que je fais, c’est moi qui décide. Même si parfois on se frite un peu avec des gens, on s’engueule dans le milieu avec des collègues, on a des désaccords théoriques, scientifiques… De plus, depuis un certain temps, où je me rends à beaucoup de conférences, je me rends aussi compte que mon travail aide les autres, et ça pour moi c’est vraiment la plus forte des récompenses, la plus grande satisfaction professionnelle. Quand votre travail sert vraiment à des gens qui disent : «grâce à vous j’ai pu résister à la dépression, à des idées encore plus noires, parce que j’ai compris des trucs», ça c’est formidable.
Personnellement, j’ai travaillé dans le privé, où dormir la nuit derrière son bureau, épuisée par sa passion du journalisme, n’a même pas été remarqué, puis j’ai vu le secteur public, où la moindre petite demande du chef était pour certains fainéants une véritable agression… Où est le juste milieu ? Et comment être heureux au travail ?
Pour être heureux au travail, il faut le respect de votre professionnalisme. Ne pas s’immiscer dans votre vie privée, ne pas essayer de vous juger en tant que personne. Il faut faire attention à la surhumanisation du travail, c’est-à-dire que, qu’on doit aimer notre boulot, notre hiérarchie, notre direction, et s’aimer entre nous, rechercher le bonheur ensemble. C’est pour ça qu’il y a maintenant des CHO (Chief Happiness Officers, NDLR), des responsables du bonheur aux RH. Il y a une espèce de pathologie managériale qui a l’ambition de gérer, pour pouvoir mieux les dominer, non pas des professionnels mais des hommes et des femmes, avec leurs aspirations, leurs fantasmes, leurs peurs, leurs faiblesses. Ce que l’on vous demande, c’est de jouer le jeu sur le plan humain.
Eh bien moi j’ai refusé de manger au self avec les collègues. Et je n’aime pas la cafétéria.
Alors vous n’avez pas, pour eux, un comportement «normal» du point de vue humain parce que vous développez des formes de quant-à-soi. Vous symbolisez un quant-à-soi qui, indirectement, peut remettre en cause les règles du jeu collectif qui ont été imposées. Ce que ne supporte pas le manager moderne, c’est que les salariés aient un quant-à-soi dans l’entreprise. On ne peut pas. Bientôt, vous aurez quelqu’un qui va vous dire : «si tu ne viens pas manger avec nous, c’est que tu as un problème, appelle le psy !».
Oui, on m’a qualifiée d’autiste…
Voilà ! En tout cas, pour la question du bonheur au travail, on ne peut pas s’immiscer dans le bonheur des autres. On ne peut pas essayer de donner des conseils aux gens pour être heureux. C’est mon avis, celui d’un être humain. Il n’y a pas à décréter que l’on doit être heureux dans le travail. On doit avoir la possibilité d’être respecté, d’avoir une dignité. On n’a pas à vous juger parce que vous n’allez pas manger au self. C’est votre droit le plus strict. On doit vous parler et vous juger uniquement en tant que professionnel. C’est le problème du management moderne : ils essaient de mettre en exergue cette humanité des salariés, parce que, justement, c’est là qu’ils sont le plus manipulables. En tant que professionnel, ils sont difficilement manipulables. Ce que Taylor avait compris. Il dit : «le savoir c’est du pouvoir, il faut retirer le savoir aux ouvriers». On ne peut vous critiquer en tant que femme («tu n’es pas belle, tu n’es pas sympa, tu n’es pas aimable, tu ne manges pas avec nous, tu es anorexique ?»). C’est inacceptable. Vous n’êtes pas là en tant que femme, anorexique, boulimique, dépressive ou très heureuse, vous êtes là en tant que professionnelle. Mais on y arrive… On y vient ! Via toutes ces histoires de harcèlement, les managers vont être obligés de dépersonnaliser les remarques du style «ah, t’es jolie, ah t’es bien habillée, tu as l’air en forme». Ça, ils ne vont plus avoir le droit, si le mouvement continue. On pourra alors dire après : «ah, tu es en avance» ou «ah, tu es en retard». Mais non pas «ah, tu as une jolie jupe».
Vous concentrez vos recherches sur la professionnalité, or le bonheur et l’épanouissement tient aussi de la famille, pour certains aux repères religieux… La perte de ces repères fait-elle accepter de mauvaises conditions de travail ?
Cette perte de repères que vous évoquez, je la traduis autrement. Je la qualifie en terme d’individualisation. L’individualisation dans notre société, c’est quelque chose qui, quand même, met en scène chacun, à travers les médias, les réseaux sociaux etc… C’est très préoccupant. Il existe une sorte de devoir de bonheur dont chacun deviendrait son propre entrepreneur – hors du travail comme dans le travail. Il faut s’éclater en permanence, il faut faire des choses extraordinaires, sinon on rate sa vie. Et ça, ce sont des exigences de comportement que la société assigne à tout un chacun. Chacun le reçoit sur un mode très personnel, avec une mise en concurrence, une mise en compétition, que l’on voit dès l’école, dès la primaire, dès la maternelle. Cette idée de compétition, de concurrence, pour être le meilleur, ça, ça va se superposer à ce que vous appelez un «effondrement des repères». Il y a moins de croyances religieuses, la famille est moins présente parce que les parents sont eux-mêmes happés par les enjeux, les problématiques et les difficultés du travail. C’est vrai que tout pousse les gens à chercher des moyens de devenir heureux et puis il y a beaucoup cette idée que l’on fait ses preuves, que l’on montre sa valeur dans le travail. Que l’on peut devenir heureux via le travail. L’idée de rater sa vie en permanence est très présente. Avant, dans les textes, dans les médias, ce n’était pas aussi évident. Il y a 50 ans, on ne parlait pas de «rater» ou «ne pas rater sa vie». Non, il fallait être bien. Se sentir bien, c’est tout. Pas comme ces gens qui vont sauter en parachute, veulent toujours plus, vont vers les sports de l’extrême… C’est quelque chose de démesuré, et l’assignation au bonheur elle aussi est démesurée. C’est ça qui fait souffrir les gens. Quelque soit la vie qu’ils mènent, on a l’impression que ce n’est pas assez, qu’ils n’en font pas assez. J’observe beaucoup les autres dans le métro… Il y a toujours cette idée qu’il faut crier plus fort, rire plus fort, être remarqué le plus possible… Chacun doit marquer le monde de son passage de façon très très forte.
C’est certain que dire : je n’ai RIEN fait du week-end, je me suis ressourcée auprès d’un arbre, je n’ai pas été bonne au travail, c’est indicible ! Plutôt que de voir l’humilité on vous regarde comme un(e) loser.
Oui. Lisez le livre «L’open Space m’a tuer» (éditions Hachette Littérature, 2008). Alexandre des Isnards et Thomas Zuber racontent que quand on arrive dans l’open space, il faut dire «qu’est-ce que je me suis éclaté ! J’ai tout déchiré ce week-end, j’ai fait des trucs très géniaux…». Quoi que l’on ait fait, même si on a dormi tout le week-end. Il y a aussi les «qu’est-ce que j’ai bien bossé ! J’ai dépassé tous mes trucs…». Tout le temps, il faut montrer que l’on est au summum du summum, au mieux de sa forme, que l’on est courageux, que l’on est inventif… Tout le temps, tout le temps. Ça n’a pas de sens. Au contraire, le fait d’être détendu, d’être bien, de ne pas être en surcharge d’adrénaline, ça aide beaucoup, d’abord ça contribue au bien-être, ce qui est en soi une valeur énorme, et puis on est plus efficace après pour travailler que quand on est tout le temps à tirer sur la corde. La caricature de cela, c’est Macron, dont la femme dit qu’il dort très peu la nuit, qu’il travaille tout le temps, partout, qu’il est jeune… Il cristallise tout ça, lui. La valeur, c’est de ne pas dormir c’est de travailler de façon démesurée…
C’est absurde, mais ça fonctionne.
Vous pouvez faire croire n’importe quoi à n’importe qui. Voyez ce qui s’est passé au XXème siècle, les idéologies qui se sont emparées de l’Allemagne… C’est pourquoi je vous dis que la bataille idéologique est fondamentale. N’oublions pas non plus le véhicule des mots qui changent les représentations que l’on a du monde. C’est à force de répéter les mêmes mots qu’on change les représentations du monde. Cette idéologie, on sous-estime le rôle qu’elle joue dans nos démocraties.
La question de la professionnalité
Vous écrivez qu’il faut remettre la professionnalité au coeur du travail. Comment ?
Ça ne peut passer que par l’introduction dans l’entreprise d’une sorte de collégialité professionnelle qui restitue à ces professionnels la possibilité de discuter collectivement des enjeux du travail et de leur donner la possibilité d’influer sur l’organisation de leur travail. Parce que ça c’est quelque chose qui n’existe plus. On le voit très bien dans le milieu hospitalier, où des médecins, des soignants, sont confrontés à des diktats de la part de leurs directions, qui sont des gestionnaires, et qui leur expliquent comment il faut traiter, soigner les malades, pour que l’hôpital s’y retrouve financièrement. On est dans les conflits d’intérêts évidents. Il y a d’un côté l’intérêt du professionnel et de l’autre l’intérêt économique, les intérêts financiers, des valeurs de rentabilité. Il faudrait que les professionnels se persuadent de la légitimité qu’ils ont à poser un point de vue sur leur travail. Et ça, ce n’est pas gagné du tout. Alors comment ? Moi je pense qu’il faudrait que les syndicats se saisissent de ce cheval de bataille. Je suis personnellement persuadée que l’un des combats que les syndicats devraient mener (et je crois qu’ils en sont très très loin maintenant), c’est celui de la remise en question de la clause de subordination, qui est au cœur du contrat salarial. Cette clause dit que lorsque l’on rentre dans une entreprise, que l’on va y gagner sa vie, déployer ses compétences, eh bien on est nécessairement dans une situation de subordination, c’est-à-dire d’obéissance à son supérieur, sa hiérarchie, sa direction. Et même si vous avez raison et qu’ils ont tort, vous devez l’accepter, vous devez être acceptés. C’est votre condition de subordination. C’est quelque chose de totalement dommageable en termes de déroulement du possible de la professionnalité dont dépend, de mon point de vue, la véritable performance des entreprises. Si l’on veut que les entreprises puissent bénéficier d’un renouvellement, d’une créativité, d’inventivité, il faut laisser les professionnels faire leur boulot. Et non pas les verrouiller avec des procédures, des protocoles, des processus, des bonnes pratiques… Je suis persuadée que ce qui les empêche le plus de faire leur travail, c’est cette clause de subordination. Quoiqu’il arrive, il faut accepter de se soumettre. Les syndicats ont beaucoup de difficulté à se saisir de la question de l’organisation du travail. Je crois que remettre en question cette clause de subordination ce serait une entrée intéressante dans cette nécessité de repenser l’organisation du travail. Par ailleurs il faut remettre en question des choses qui apparaissent comme étant naturelles. «C’est normal, c’est l’entreprise qui nous recrute, c’est elle qui nous paye». Non, on n’est pas subordonné, on est payé parce que l’on s’engage dans le travail. On déploie des compétences, une activité, une énergie, de la force, etc… dans notre travail. C’est pour ça que l’on est payé. C’est pas parce qu’on est obéissant qu’on est payé… Non ?
Et si enlever cette clause, c’est aussi accepter d’être virés aussitôt que l’on n’est plus performants, ou avec un cerveau aussi rapide qu’avant… ?
Non, parce que être compétent ce n’est pas nécessairement avoir un cerveau qui fonctionne vite. Être compétent, c’est aussi avoir de l’expérience. Il faut aussi combattre cette propension du management moderne à disqualifier systématiquement le passé. Tout ce qui vient du passé est mauvais. Or c’est une richesse qui est absolument indispensable. L’expérience, le recul, de ne pas être toujours sur le qui-vive, de ne pas être comparé, de pouvoir se référer à des choses antérieures… La disqualification du passé, c’est ce qui fait dire que, après 50 ans, on vous vire parce que vous faites partie des vieux, des anciens. La disqualification du passé, c’est-à-dire que très rapidement, vous êtes dépassés. Et ça c’est aussi une aberration du modèle managérial. Cette aberration a des effets sur la société dans son ensemble : on parle de plus en plus de la maltraitance des personnes âgées, ce n’est pas un hasard. Les personnes âgées sont considérées comme étant des parasites dans notre société. Le passé ne sert à rien, donc les vieux ne servent à rien non plus.
En parlant de passé, qu’il faut bien souvent effacer, à la page 18 de votre livre, une personne d’Orange vous dit «les suicides, oui, c’est du passé». Comment éradiquer cette mauvaise foi systématique ? Ici en France, admettre une erreur, c’est perdre. On préfère balayer pour avancer plutôt que de creuser.
C’est une très belle formule. Pour stopper cela, il faut poursuivre, continuer imperturbablement l’analyse. En fait, c’est une posture qui consiste à disqualifier systématiquement la critique. On n’a plus le droit de critiquer parce que le temps d’aller voir, d’analyser et de dire, ce n’est plus ça. C’est dépassé. Les temps ont changé, et vous dites quelque chose qui concerne une époque déjà révolue. Le changement permanent, l’amnésie permanente, c’est pour empêcher la critique. Eh bien nous allons mener la critique, nous allons l’amener par l’analyse, ou par le droit.
La question de la cooptation
Les salariés sont tenus de se conformer à ce que l’employeur exige d’eux, sans échange de points de vue. Le dialogue, celui qui pourrait faire avancer l’entreprise, a disparu.
Comment faire quand les managers ont moins d’expérience, ne sont pas brillants, que leur place n’est pas justifiée, qu’ils ont bénéficié de la cooptation ? Quand le salarié a plus de compétences que celui qui donne les ordres ?
Ce qu’il faudrait, ce sont de meilleures écoles de formation. Et non pas des écoles de management, des écoles qui leur disent : «vous êtes seuls ils sont nombreux». On va vous dire comment asseoir votre autorité, comment les dominer, comment distiller la peur et la méfiance… «Attention, il ne faut pas les laisser faire». Toute la pensée organisationnelle managériale est transmise sur une défiance à l’égard des salariés. L’idée qu’il faut les contraindre, les contrôler en permanence, sinon ça va être la catastrophe. Donc c’est le non-respect des professionnels que l’on va être amené à gérer. Il faudrait remettre en question les modalités d’enseignement et puis l’idée aussi que, à partir du moment où l’on a fait les meilleures écoles, on peut aller diriger n’importe quoi et n’importe qui, n’importe où. Ça aussi c’est une aberration. Cette idée que le prestige du succès des études se substitue naturellement à l’expérience des professionnels, c’est quelque chose qui est à démonter. Il faut déconstruire ce qui apparaît comme étant des évidences naturelles : «ce sont les meilleurs donc on les met au plus haut niveau», «ce sont les meilleurs parce qu’ils ont fait les plus belles études». Il faut déconstruire tout ce qui apparaît comme étant des évidences, tout ce qui apparaît comme étant naturel et qui est au contraire complètement orienté par une même et seule perspective, à savoir la domination, la contrainte, le contrôle, parce qu’il faut se méfier des professionnels, il ne faut pas les laisser faire, il ne faut pas s’y fier.
Dans beaucoup de cas de figure, les dirigeants, faute de diplômes, de savoir, de professionnalisme, deviennent des despotes. Et, dans la logique du management moderne, ils pensent mieux savoir ce qui est bon ou non de faire. Comment réagir face à cela ?
À mon avis, ce qui permet aux managers d’imposer leurs points de vue de façon déterminée, sans états d’âme, d’imposer leur autorité et de dicter des manières de faire, c’est qu’ils sont là pour obliger les salariés à effectuer leur travail en mobilisant systématiquement les processus, les protocoles, les bonnes pratiques qui ont été concoctés le plus souvent par des experts internationaux. De grands cabinets, que l’on paye très cher, qui sont considérés comme les meilleurs, qui sont à l’origine du mode managérial. C’est ça qui permet à des managers qui n’ont aucune expertise la plupart du temps de dominer les gens qu’ils encadrent, de se croire les relais d’expertise. Et ils ne tolèrent aucune remise en question. Ils sont sûrs que les protocoles, les procédures, les méthodologies etc… qui sont à l’œuvre dans leurs services, dans leurs départements, sont les meilleurs. Il n’y a pas matière à les remettre en question. Ils s’autorisent, avec des éléments qui leur sont extérieurs, qui leur semblent symboliser un savoir tout-puissant, à pouvoir l’imposer aux salariés qu’ils ont à diriger. Il y a quelque part un savoir tout-puissant, des gens qui savent tout, qui contrôlent tout, et il faut simplement être les relais de cette pensée sur le travail. Comme maintenant l’informatique va en être le relais. Il y a un peu cette idée que le fait d’être dans la hiérarchie, dans la direction, fait de vous un relais par défaut. Et donc, on ne tolérera pas que n’importe quel petit professionnel, sous prétexte qu’il est médecin, prof, journaliste ou ouvrier très qualifié, veuille imposer quoi que ce soit. Et ça effectivement, c’est presque un phénomène sectaire, cette idée d’une expertise toute-puissante qui ne peut pas être contestée.
Ils sont si nombreux, ces faussement importants…
Ces gens n’ont pas été recrutés en fonction de leurs compétences ou de leurs diplômes mais en fonction de leur savoir-être. C’est-à-dire est-ce que ce sont des inconditionnels ? Est-ce que ce sont des gens loyaux vis-à-vis de leur direction ? Est-ce qu’ils savent imposer et s’imposer ? C’est ce qu’on va leur demander d’imposer. Ils n’ont pas les capacités, et ils le disent ! Vous savez, dans les entreprises, il y a deux filières : les managers et les experts. Les managers sont là pour faire faire. Les experts sont ceux qui font. Et les managers n’ont pas besoin de connaître, ils ont besoin de trouver les moyens pour obliger les gens à utiliser les procédures et les méthodologies qu’ils veulent qu’on utilise en fonction de critères qui ont été préétablis. C’est ça leurs compétences. Et c’est comme à l’armée. Ce n’est pas un hasard si les militaires représentent un modèle : il faut qu’ils sachent imposer et qu’on leur fasse confiance. C’est ça un bon manager…
Donc on cherche des gourous ?
Je dirais plus que l’on cherche des relais de gourous. Il y a un gourou dans une secte et puis il y a tous les encadrants qui sont là pour vérifier que tout le monde obéit bien au gourou. Ceux qui sonnent la cloche, quoi. Le gourou est là et n’a même pas besoin de parler pour se faire obéir. Ce sont les autres qui organisent l’obéissance.
Le parallèle avec l’armée est surprenant. Vous évoquez d’ailleurs dans votre ouvrage un amiral, mais l’armée et l’entreprise n’ont rien à voir…
Pas du tout, vous avez raison. Même les militaires le disent : «nous on a un métier très particulier. On peut donner et recevoir la mort». Mais ce qui fascine les DRH en l’occurrence, c’est que les militaires, pour fonctionner, ont besoin de pouvoir obtenir une confiance totale de la part de leurs soldats. Lorsque l’on dit « à l’assaut» pour parler de la guerre, le soldat ne va pas dire : «non, pas maintenant, on peut peut-être en rediscuter». Effectivement, il faut qu’il y ait une confiance aveugle. Et c’est ça qu’ils veulent, dans le civil ! Il rêvent de cela. On va diminuer les crédits, on va diminuer les délais, on va diminuer les effectifs : «ah oui, c’est vrai, on y va, et on va faire comme vous dites, comme vous voulez qu’on fasse». C’est ce qui constitue leur objectif.
Vous citez Philippe d’Iribarne et sa Logique de l’honneur (aux éditions du Seuil, 1989) dans lequel il affirme que les français mettent leur honneur dans le travail, qu’ils veulent – plus que d’autres – prouver leur qualité au travail. Alors pourquoi tant de déshonneur à être embauché en tant que fille/fils de, via des cooptations ridicules, ou des harcèlements tellement tus par des femmes qui, parfois, s’en accommodent aussi très bien ?
Parce qu’il y a une individualisation telle des situations que les gens ne sont pas en mesure de refuser le harcèlement, les passe-droits, au contraire, ils en sont d’autant plus reconnaissants qu’ils vont pouvoir être au cœur de l’entreprise – là où les questions d’honneur se jouent pour eux. Où l’identité se joue pour eux. Chacun a besoin d’être validé au travail, chacun a besoin d’avoir une place dans le monde du travail. Et pour avoir cette place, on est prêt à beaucoup de concessions, d’autant plus que l’on vit d’une façon individualisée et personnalisée. C’est-à-dire qu’il faut se débrouiller tout seul, dans son coin. Et du coup, c’est vrai que pour continuer à avoir son boulot, on se tait. L’exemple type, c’est celui de l’actrice : c’est son identité qui est en jeu, dans sa tâche. Mais pour pouvoir avoir ce rôle qui lui plaît tellement, elle acceptera d’être harcelée sexuellement.
Oui, enfin, pour celles qui démarrent de zéro… Mais les filles de, puissantes et riches, pourquoi elles se taisent ? Et puis les «enfants de» n’ont pas besoin d’aller au travail, avouez que c’est tout de même ridicule d’accepter un poste de PDG quand on a ni les compétences ni les diplômes. Ce serait bien de se regarder dans le miroir…
C’est une forme d’adoubement pour eux. Ils veulent être adoubés par la famille, puisqu’on est dans une famille qui est reconnue elle-même, qui est valorisée, qui est encensée. On ruisselle en quelque sorte de la notoriété et de cette auréole dont la famille bénéficie parce que c’est elle qui nous a mis à tel endroit. J’imagine que c’est de cet ordre-là… Ce sont des formes de reconnaissances intrafamiliales, des validations, qui sont extrêmement narcissiquement satisfaisantes.
La question des solutions
Elton Mayo, psychologue et sociologue australien, considéré comme étant l’un des pères fondateurs de la sociologie du travail, décrit, au sein de ses recherches, que les salariés sont plus efficaces lorsqu’ils se sentent valorisés et reconnus dans leur travail. L’efficacité d’une organisation se révèle liée au collectif de travail, à des valeurs que dégage un groupe. En négligeant la dimension humaine, le taylorisme s’est exposé à des limites. En surhumanisant, le management moderne aussi.
Quel est l’équilibre entre ces deux modèles ?
Je pense que le respect de la professionnalité est ce qu’il y a de primordial. Ce qu’essayait de résoudre Mayo, c’était : face à la sur-humanisation, face à l’éclatement des métiers, face à la déprofessionnalisation, il faut trouver les moyens de mettre en bonne disposition l’esprit des ouvriers et des ouvrières qui sont confrontés à un travail en perte de sens. Comment faire ? Comment les motiver ? Comment créer une ambiance ? Comment créer des relations ? Comment créer des incitations qui puissent les rendre efficaces ? Actuellement, c’est l’inverse. Que les gens essaient d’être les meilleurs, qu’ils se déplacent en permanence. De faire en sorte qu’ils fassent ce qu’on leur dit de faire. Reconnaître les professionnels à partir de la professionnalité, ça permettrait de repenser le monde du travail. Sortir de la subordination. Ne pas infantiliser en permanence, mais voir en face des professionnels, des interlocuteurs, des partenaires, qui doivent être considérés comme s’engageant dans le travail et donc, parce qu’ils s’engagent dans le travail, dans une entreprise donnée, ont droit à un certain nombre de garanties, de protections, mais aussi de participer aux définitions de leur travail, de l’organisation de leur travail, de la qualité du produit etc… Et ça va plus loin pour moi. Ça va aussi intégrer les consommateurs. Parce qu’on méprise totalement, au nom du «le client est roi», on piétine complètement les besoins réels des consommateurs, on ne tient pas compte des contraintes écologiques. Donc je pense qu’il faut sortir de l’idée que l’entreprise appartient aux directions. L’entreprise n’existe que parce qu’il y a des salariés. Elle n’existe pas uniquement parce qu’il y a des directions. Elle ne pourrait jamais fonctionner sans les salariés donc ça veut dire que l’entreprise, c’est un ensemble de gens qui travaillent. Certains ont des fonctions de coordination, d’autres d’organisation… L’entreprise, c’est un enjeu de société. Il faut aussi sortir de cette idéologie qui tend à privatiser. Vous savez, en 1998, le CNPF, c’était le Conseil National du Patronat Français. C’est devenu le Medef, le Mouvement des Entreprises de France. Donc, à un moment donné, les patrons ont dit : «nous sommes les entreprises». Personne n’a remarqué cela au passage. Quand le Medef parle, il parle au nom des entreprises. Non ! Il peut parler au nom des dirigeants des entreprises. Pas au nom des entreprises. Ça aussi, ça s’est construit comme une évidence. C’est là qu’il faut accepter de déconstruire et de repenser de façon beaucoup plus respectueuse de la société quels sont la place et le rôle de la fonction d’une entreprise. C’est là que sont créés des emplois, donc c’est quelque chose de très important, c’est là que sont créés des produits et des services, donc il faut contrôler de façon extrêmement fréquente, il faut vérifier leur utilité et que ça ne soit pas dommageable pour la planète. Dans une entreprise, il y a toute une série d’enjeux de société qui sont complètement implantés. Il faudrait recommencer à repenser ce qu’est le travail, ce qu’est l’entreprise, et bien mettre en évidence que les dirigeants sont une des parties de cet ensemble, mais ne le représentent pas dans sa totalité. Quand Gattaz dit : «il faut libérer le travail, il faut libérer les entreprises», il dit en réalité : il faut libérer les patrons du code du travail, de l’inspection du travail… C’est quand même aberrant.
À la fin de votre ouvrage, vous semblez penser que la seule solution, c’est le juridique. Il faut donc avoir recours à la loi ?
Il me semblait que c’était quand même important la loi, aussi. Car la loi, elle, ne subit pas cette accélération temporelle et puis ces changements idéologiques, ces changements de prise idéologique en permanence. Donc je trouve que ça peut être un outil intéressant. Vous savez que Lombard, le président de France Telecom, va passer en justice. Car la justice, elle, a cette caractéristique de prendre son temps, mais elle continue, elle tient bon. On peut condamner 4, 5, voire 10 ans après pour des choses qui se sont passées.
Le taylorisme, affaibli dans les années 60, rendu difficile dans les années 80, a laissé place à cette nouvelle ère entrepreneuriale qui n’en est pas moins destructrice. Vous avez été piquée au vif sur une question de «retard sur votre temps», je vous propose d’être en avance et de regarder le futur : que deviendront ces deux systèmes, quand les ouvriers de l’ancienne génération ou que les salariés-meilleurs-copains-du-monde-des-start-ups seront remplacés par des robots ?
Cette idée des robots, ça fait partie de quelque chose qui est considéré comme inéluctable. On aura des robots qui vont remplacer les échanges humains parce que c’est possible, donc on va le faire. Mais est-ce que l’on veut que nos petits-enfants soient changés par des robots ? C’est un choix de société. On nous met tous en face de cela comme si c’était inéluctable… On peut le faire, donc on le fera. Par exemple, on peut faire le nucléaire, mais on peut aussi se demander si on ne peut pas faire marche arrière. Donc il faut bien qu’on comprenne qu’il n’y a pas de futur écrit. Le futur, c’est ce que l’on en fera. Et la place des robots dans notre société doit être débattue, faire partie du débat politique, du débat collectif, social. Est-ce que c’est intéressant de jouer aux échecs fasse à une machine ? Je ne sais pas, moi, personnellement je préfère jouer face à quelqu’un. Est-ce que c’est normal de risquer de marginaliser l’humanité ? Parce que c’est ce que disent les technologues. C’est que, si l’on continue comme ça, à développer des algorithmes et des robots très puissants etc…, l’humanité va être marginalisée. Est-ce quelque chose qui est inéluctable ? Non. Il faut que cela fasse partie de choix de discussions, de débats d’orientation…
Terminons avec la loi Macron, ce projet pour la croissance et l’activité, adoptée le 10 juillet 2017 par le Parlement. D’après vous, où nous emmène-t-elle ?
Je crois qu’elle va vraiment dans le mauvais sens : elle accrédite l’idée qu’il faut laisser les mains de plus en plus libre aux dirigeants d’entreprises, au patronat, et leur confier la responsabilité de l’avenir économique de la France. Ça va à l’encontre de ce dont nous avons besoin, à savoir au contraire une réhabilitation en quelque sorte des droits des salariés, de la nécessité de prendre en compte leurs valeurs, leurs besoins, leurs intérêts etc… Par exemple, l’affaiblissement des CHSCT, c’est une catastrophe parce qu’ils sont des lieux de constitution de savoirs experts sur les risques pour la santé mentale et physique au travail. C’est là que se construisent des savoirs contestataires. Or on va les affaiblir, on va faciliter les licenciements. On va négocier toujours au plus bas. Moi je suis très préoccupée par ces ordonnances, elles valident cette idée que les salariés français ne sont pas sérieux, qu’il faut qu’il soient plus courageux, qu’il soient moins frileux, qu’ils doivent comprendre qu’on est en guerre économique, et que dans le cadre de la guerre économique, il faut considérer que les dirigeants d’entreprises sont nos officiers, qu’avec eux tout ira bien, ils savent, il faut s’en remettre à eux. Et ça, c’est dramatique.