Keyvan Ghadimi
Extrait du journal d’une jeunesse sans horizon
Nous vivons aujourd’hui un étrange moment de notre existence, une dystopie devenue réalité, touchant tout aussi bien les pays les plus riches, que les tiers états. Alors que des milliers de personnes issues du milieu hospitalier se battent contre un mal invisible qui se répand aussi rapidement que la pluie un soir d’orage tropicale, le reste de la population des pays les plus touchés par le Covid est amené à rester chez elle. Les habitants de la «zone de l’être» ressentent alors un sentiment oublié : un présent défait de toutes certitudes, celle de la peur d’un lendemain sans lendemain.
Un sentiment partagé
Dans son bouquin «Peau noir, masque blanc», Frantz Fanon définit une zone de supériorité et d’infériorité, une ligne séparant l’humain du non-humain.
«Cette hiérarchie est politiquement produite et reproduite depuis plusieurs siècles par le système impérialiste/occidentalocentrique/capitaliste/patriarcal/moderne/colonial. Les personnes situées au-dessus de cette ligne sont reconnues socialement comme des êtres humains ayant accès non seulement à des droits (humains, citoyens, civils, sociaux) mais aussi à la subjectivité. L’humanité des personnes situées au-dessous de cette ligne est questionnée ou niée. Pour Fanon, l’idée essentielle est que les sujets situés au-dessus de la ligne de l’humain vivent dans ce qu’il appelle la «zone de l’être», tandis que les sujets situés au-dessous de la ligne se trouvent dans la zone de non-être ».¹
Ce que la crise sanitaire du siècle vient remettre en question dans un certain sens, c’est l’hégémonie du sujet occidental habitant cette zone de l’être. Que malgré toute notre science avancée, notre technologie, notre apparente richesse et nos envies d’immortalité, le Covid-19 vient nous bousculer dans nos espoirs et dans nos assises : il nous montre que l’on peut être tout aussi vulnérables que les pays du tiers monde.
«Eh, vous les pays riches, vous êtes aussi fragiles finalement».
Nous avions un futur envisagé ou envisageable mais nos plans d’avenirs ne fonctionneront peut-être plus, nous ne pouvons mettre une date à l’endiguement du virus, notre futur devient alors un horizon flou, où le maître du navire a perdu les pédales.
Nous nous confrontons à la fragilité de notre existence, la fragilité de nos corps. Nous avons des doutes présents, suis-je infecté, l’ai-je infecté ? Aura-t-on assez de nourriture ? Allons-nous survivre économiquement ? Des questions auxquelles, ceux dans l’abondance des biens et des denrées, ne se posaient plus ou peu.
Nous scrutons via les réseaux, le nombres de décès quotidien: «342, 356, 642. Près de 20 000 personnes au total pour plus de 30 600 malades». Des chiffres mortifères devenus une réalité quotidienne, la crise est là, elle est chez nous et elle fait des victimes. Nous rappelant les temps de guerre que certaines personnes auraient vécu ou ceux racontés dans les livres d’histoires, dans les films. Nous confrontons alors au retour d’une certaine incertitude, un nouveau rapport à la mort. On découvre avec effroi la sensation de ne pas savoir de quoi sera fait demain. Un sentiment pourtant bien trop connu de la population de la «zone de non-être».
Ces habitants de la zone de non-être sont en partie les réfugiés et les habitants des pays en champs de bataille. Eux-même placés en quarantaine, n’ayant pas, contrairement à nous, l’assurance d’un stock de nourriture. Eux, parqués comme des bêtes sauvages, abattus aux frontières, en chemin, morts en mer, «16 862 victimes en Méditerranée entre le 1er janvier 2014 et le 30 juillet 2018» d’après l’OIM (organisation international pour les migrations). Ces personnes ont fui des conflits armés, des villes détruites, une mort quotidienne, un confinement sans fin, avec rationnement de nourriture, rationnement d’électricité, rationnement des libertés individuelles. Un mal pourtant bien saisissable dont nos États ne sont pas hors-jeu mais dont aucun n’a l’air de chercher de réel remède.
N’oublions pas, qu’à ce même instant où dans tous nos médias, dans toutes les unes de nos revues, le coronavirus fait les gros titres, des milliers de personnes n’ont pas d’endroit où se confiner, que la Turquie n’a pas si longtemps abandonné les accords européens sur l’immigration et qu’une masse de réfugiés s’entasse aux frontières grecques. Un jeu géopolitique et financier au péril de vies humaines.
Sujet clos ! Car de toutes manières les frontières sont aujourd’hui fermées. Qu’adviendra-t-il alors de ces personnes lorsque le virus les aura impactées ? Qu’en est-il de tous ceux que la politique du coronavirus semble avoir oublié ? En toute conscience… ?
«La nouvelle frontière nécropolitique s’est déplacée des côtes de la Grèce vers la porte de notre domicile privé. Lesbos commence maintenant sur notre palier».²
La question pour la sortie du Covid sera-t-elle : qui va-t-on laisser crever ?
Une politique de crise
Dans sa thèse, Fanon inclut une domination Nord/Sud tout d’abord, mais aussi au sein de chaque zone géographique, une relation de domination, minorités/pouvoir. Aujourd’hui, ces minorités souffrent davantage, sans «plan d’urgence», et essuient encore et d’autant plus durant le confinement, les suites d’une politique de négation déjà bien entamée. Et pourtant contestée. Avant la vie sous Covid, il y a eu la vie sous manifs. Des manifs répandues aux quatre coins de la planète dans une volonté pour les peuples d’accéder ou de renouveler le modèle démocratique. France, Chili, Pérou, Iran… Des revendications aujourd’hui tues par «l’état d’urgence sanitaire» planétaire. Nous vivons dans un nouvel ordre politique, un régime d’exception sanitaire remplaçant l’état d’exception contre le terrorisme et se mêlant à un état d’urgence économique, une politique de la crise déjà bien présente avant le Covid.
Je fais partie de cette génération «crise», la crise du 11 septembre, celle des subprimes, de la dette³, la crise migratoire, la crise écologique, la crise terroriste.La «crise» a de multiples visages que je ne comprends pas très bien mais qui me sont pourtant bien familiers.
Tout commence alors un jour de septembre 2001, à 8 ans, j’apprends que l’horreur existe et qu’elle a un nom : le terrorisme. Oussama Ben Laden, puis Yasser Arafat, Kadhafi … Petit à petit, un sentiment d’anxiété se fait sentir, mon premier rapport à la mort fut ces images quasi-fictionnels de gens qui se balancent de deux tours dont je n’avais jamais entendu parler et vu avant. The falling man. Mon deuxième rapport à la mort fut un accident sur la nationale en face de la maison de mes parents. Quatre jeunes rentrent de discothèque. Ivres. Leur voiture s’encastre dans l’arbre devant chez moi. À ce moment, je comprends qu’il y avait une réelle fin à la vie.
Deux histoires marquantes, sans point corrélationnel apparent et pourtant.
Lors de ma jeunesse, mon rapport à la mort n’a fait que se transformer, on m’a promis en quelque sorte que j’allais vivre une vie sans grandes embûches, sans énormes drames, «car nous avons le système pour cela». La guerre est loin, je peux développer une pensée au long terme, avoir des plans d’avenir, une structure sociale et un moi consommateur.4
La promesse d’une vie intense.5
Nous avons tout en place pour une vie sans drames apparents, une ligne droite où la peur de la fin n’est plus réellement pensable mais sous-jacente. Puis au tournant du 11 septembre, Bataclan, Charlie, les choses changent : «Attention, tu peux quand même te faire sauter par des terroristes à tout moment». Il apparaît alors, de manière bien présente, une tension continue avec la mort, cette incertitude qu’on avait et elle se nomme le terrorisme. Puis à cette crise terroriste s’ajoute alors la crise économique ; l’économie va mal, «on va se serrer la ceinture».
On m’inculque alors progressivement un sentiment de culpabilité : la dette, c’est moi ? En tout cas, c’est moi qui vais devoir la résorber.
Puis, on m’assigne encore un coup dans mes espoirs néo-liberaux, celui de la crise écologique, la crise verte. C’est aussi à moi de l’endiguer: «Si le monde va mal aujourd’hui, c’est de ta faute, tu dois adapter ton comportement, tout en continuant à croire aux promesses d’un futur sans embûches».
Au régime de ma jeunesse en crise, j’apprends petit à petit que je n’y suis pas tout à fait pour quelque chose. Mais pourtant à chaque coup de terreur est assigné simultanément un coup dans mes libertés dites «fondamentales». Ce terme que je n’ai pas inventé et qu’on m’a appris à l’école.
Libertés fondamentales ou droits fondamentaux :
. Liberté : liberté d’opinion, d’expression, de réunion, de culte, syndicale, droit de grève
. Égalité : égalité des sexes, égalité devant la loi, égalité devant l’impôt, égalité devant la justice
Et qu’au nom de la défense de mes libertés, de notre modèle, je comprends plus ou moins qu’on a gagné ces droits fondamentaux à coup de sang. Et en partie ceux de minorités, ces minorités qui pourtant n’ont pas les mêmes privilèges de l’égalité. En partie, le même sang qui a coulé lors des dernières revendications pour justement défendre ces libertés tant importantes mais si peu appliquées ? Notre modèle démocratique s’effrite t-il au nom de la protection des peuples ?
C’est à n’y rien comprendre !
N’oublions pas qu’en France, la bonne résolution 2020 du gouvernement Macron fut d’ignorer ces revendications. Celles des Français pourtant mobilisés depuis plus d’un an pour les gilets jaunes, depuis le 5 décembre contre la réforme des retraites, celles des sapeurs pompiers, celles des soignants qui n’ont plus les moyens d’exercer leur métier… Ceux dont nous avons besoin aujourd’hui. Une France qui souffre, essuyant pour seul retour : un bon 49.3.
Cette France qui finalement avait déjà commencé à ressentir ce sentiment d’incertitude. Un beau message d’avenir de la part de nos élites. Un message aussi violent que celui de Polanski quelques jours avant le 49.3 pour bien montrer que les mouvements de contestation n’aboutissent à rien.
Comme dirait Despentes dans sa tribune : «Désormais on se lève et on se barre».
«Il n’y a rien de surprenant à ce que l’Académie des Césars élise Roman Polanski meilleur réalisateur de l’année 2020. C’est grotesque, c’est insultant, c’est ignoble, mais ce n’est pas surprenant».
C’est vrai, rien de surprenant qu’une omerta règne sur un monde culturel, rien de surprenant que toutes ces personnes soient intouchables ad vitam æternam. Malheureusement, sous les aspects égalitaires de notre démocratie, nous avons l’impression que l’égalité a fait faillite. Tant dans les secteurs culturels, que dans les secteurs politiques ou économiques. Ce sont des rouages similaires, une structure sociale ancrée dans un rapport de domination sans lois. Ils abusent le petit peuple sans vergogne, le torture, le soudoie,le lynche. Et personne ne pourra s’y opposer au risque de manger une balayette, une matraque et des traumas.
Quelques chiffres :
- 4 millions d’euros, c’est la fraude fiscale pour Balkany qui vient juste de sortir de sa geôle
- 83 millions pour Carlos Ghosn, OKLM au Liban
- Pourtant une personne a pris 6 mois de prison ferme pour le vol d’un sandwich dans les Yvelines.
Toujours aucune justice pour Adama Traoré.
2 milliards d’euros, c’est le chiffre d’affaire de Jeff Bezos en une journée soit environ 1 014 siècles de travail pour un smicard (365 jours/ans).
Et personne ne s’affole ?
La pandémie c’est l’oligarchie purulente !
Lorsque Didier Lallement ose dire début avril, «Ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés, ceux qu’on trouve dans les réanimations, ce sont ceux qui, au début du confinement, ne l’ont pas respecté», c’est la quintessence de la connerie. On nous chie royalement à la gueule.
Lorsque Gérald Darmanin ose dire, «la meilleure prime qu’on peut donner aux soignants, c’est de respecter les gestes sanitaires», on se demande s’ils ne sont pas tous à faire interner, s’ils sont à ce point à des années-lumière de la vie réelle. Pourtant, les deux bourdes bien rattrapées par tous les bords politiques traduisent juste la stratégie de la politique de crise déjà présente mais énoncée clairement devant les téléspectateurs. Oui ! C’est nous qui allons payer la crise Covid et on va bien manger.
Et pourtant les erreurs, ce ne sont pas les nôtres.
Nous n’y avons peut-être pas cru à cette crise au départ car vous, les puissants et les journaux, vous nous avez dit de ne pas y croire, quand bien même le virus était aux portes de notre pays. Nous n’y avons pas cru, au départ, parce que nous ne croyons plus en la sphère politique, nous ne croyons plus en vous. Vous auriez dû vous en rendre compte déjà face à l’absentéisme, face aux manifestations mais vous continuez à faire ce que vous savez bien faire, une politique de l’autruche.
À chaque geste, à chaque parole, on cherche l’entourloupe, on cherche les conséquences et comment cela va nous retomber sur la gueule. Et aujourd’hui, on voit les conséquences, vous avez eu une gestion de crise désastreuse.
Où sont les masques ? Où sont les tests ? Où sont les moyens pour les services de santé ? Où est Steve ?
Je me rends compte en grandissant, avec stupeur, que votre politique générale laisse des millions de cadavres derrière vous. Tout d’abord loin de chez nous, je ne pouvais mettre des prénoms sur les corps sans vie que j’ai vu à la télé, dans les journaux, dans les livres. Puis cette politique mortuaire s’est approchée de plus en plus, aujourd’hui elle nous touche plus que jamais. Nous pouvons alors mettre des visages et des noms dessus, nos familles, des voisins.
Mais nous pouvons aussi mettre un nom sur les coupables, à savoir vous.
Au final, ce sentiment d’incertitude était déjà présent, sous-jacent. L’idée d’une mort pesait sur nous, tout en l’oubliant. Au départ, vous nous avez fait croire qu’elle venait de ceux qui la connaissaient mieux que nous. Mais l’incertitude se mêlait à l’idéal d’un futur, de possibles, de projets.
Future is now. La crise du Covid vient réellement ébranler toutes les dernières lueurs d’espoirs de vivre dans ce modèle de société. Nous nous retrouvons face au présent, totalement désarmé.
Nous nous retrouvons finalement comme des réfugiés6 dans un état d’urgence perpétuel, une coronocratie : une asphyxie épouvantable du peuple.
Je ne suis pas désolé de ne plus croire en vous.
Nous sommes cette bouteille vide jetée dans un océan pollué, ébranlée par des lames de fond, malmenée par des vagues de mensonges, avec un message à l’intérieur : «Vous devez encore croire à l’avenir que nous vous proposons, vous devez croire en nous, en notre système». Mais le message prend progressivement l’eau, et la bouteille se remplit. Nous avons alors deux options, se laisser couler sans rien dire ou, déjà au bord de l’asphyxie, trouver une île politique où amarrer.
Qui participera ? Qui viendra ? Nous avons la nécessité de nous orienter vers de nouvelles formes politiques, idéologiques et philosophiques. Des personnes ont déjà ouvert la brèche mais certaines brèches ont déjà été bien vite refermées par nos politiques en place…
Est-ce un rêve illusoire ?
«Les cauchemars, c’est ce que les rêves deviennent toujours en vieillissant» disait Gary dans son chef d’oeuvre intitulé «La vie devant soi» !
1 https://www.cairn.info/revue-mouvements-2012-4-page-42.htm
2 https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110420/les-lecons-du-virus?onglet=full
3 Gouverner par la dette – Maurizio Lazzarato
4 The century of the self – Adam Curtis
5 Une vie intense – Tristan Garcia
6 Où atterrir ? – Bruno Latour