«Malgré un destin difficile, je suis, je reste toujours optimiste. La vie m’a appris qu’avec le temps, le progrès l’emportait toujours. C’est long, c’est lent, mais en définitive, je fais confiance». Cette phrase extraite d’un discours de la ministre des Affaires sociales du gouvernement Balladur, Simone Veil, en janvier 1995 en voyage officiel à Beyrouth, est reprise en introduction du discours d’Édouard Philippe du 4 juillet 2017 devant l’assemblée pour servir de fil directeur au développement de politique générale de son gouvernement.
L’interprétation qu’il tire de cet exergue ne manque pas d’interpeller. En effet, tirant le fil de l’exposé sur le courage, il affirme que «[ces mots] disent ce qu’il faut d’efforts et de courage pour que le progrès advienne. Ils disent aussi combien confiance et progrès ont partie liée».
Arrêtons-nous un instant sur cette proposition pour tenter d’en extraire les fondements d’une sociologie politique actuelle et tenter de discerner, sous la référence glorieuse à Simone Veil, les propositions et les redéfinitions du concept de progrès à l’heure de voir s’estomper les frontières des partis politiques et tentons de comprendre si, par hasard, il n’y aurait pas là un glissement sémantique révélateur d’une modernité vacillante. Je dis ça, attention spoiler alert.
D’abord, 1995 et le progrès. Pardon, mais revenons un instant sur les circonstances qui amènent Simone Veil en 1995 à exprimer la part d’optimisme qui définit sa foi dans l’inexorable progression du monde vers l’avénement d’une humanité meilleure. Le Liban de 1995, c’est incontestablement le Liban de l’espoir et de la reconstruction. Le Conseil pour le développement et la reconstruction libanais (le CDR), qui avait été créé en 1977, a établi depuis mai 1991, une étude de planification de la reconstruction en cours, et désormais appliquée. Rafik Hariri a promu un plan de reconstruction de l’économie libanaise qui doit déboucher sur un aménagement optimal du territoire et 1995 est la période pendant laquelle on construit le plus de logements à Beyrouth (1200 cette année-là contre 400 en 2005) ; le PIB augmente de 15% par an en moyenne à partir de 1991 et la période de la réconciliation ; et, alors que 10 ans auparavant le Liban incarnait la déconstruction politique et la guerre acharnée, toutes les zones environnantes de Beyrouth (le Nord et la plaine de la Bekaa inclus) sont repeuplées par une centaine de milliers d’habitants fuyant le centre-ville. L’année 1995 marque l’acmé de la politique de reconstruction voulue par Hariri, ce qui fait dire à Simone Veil au cours de ce même voyage : «Et puis ce qui frappe, ce sont ces immeubles qu’on reconstruit. Sur la route vers Tripoli, il n’y a que ça».
Oui, mais. Oui mais huit mois plus tard, en novembre, Yigal Amir assassine Yitzhak Rabin. Le Hezbollah poursuit par des tirs continus de mortier son harcèlement d’Israël qui déclenche l’opération Raisins de la colère. Et le Liban rentre de nouveau dans la logique du conflit permanent qui a amené le retour des fondamentalismes religieux et la reprise des attentats suicides, marque ultime de la décivilisation. Donc du point de vue purement historique, la référence au discours de 1995 pose question et pourrait, avec un peu de mauvaise foi, ressembler à s’y méprendre à un fail rhétorique.
Toutefois, la valeur exemplaire de la référence à Simone Veil programme infiniment plus que celui de la politique française au Liban pendant le régime de Hariri dans les années 90. Car à ce moment-là comme aujourd’hui, Simone Veil incarne les combats de la modernité et la condition de la survie aux camps de la mort. Son discours porte ainsi, y compris en 95, une possibilité de la réconciliation israëlo-arabe rendue possible par le programme de reconstruction du Liban qui aurait pu permettre l’éradication du Hezbollah par l’éducation et, pour tout dire, l’occidentalisation du pays. Son témoignage sur l’émergence des nouveaux bâtiments, le fait qu’elle incarne la présence française au Liban longtemps après la décolonisation, qu’elle soit une femme, d’origine juive, «optimiste» (c’est le mot qu’elle emploie) en terre arabe : autant de symboles qui sont des promesses de paix et des éventualités d’un monde meilleur soudain possible. Vision réconciliante, certes, mais démentie par les faits. Je n’insiste pas.
Pour le politique français, et nous revenons au discours d’Édouard Philippe, la référence s’inscrit plus vraisemblablement dans une histoire nationale bien cadrée, celle de l’après-guerre et de la reconstruction de la France pendant les 30 glorieuses, où la réconciliation avec le passé national et la possibilité du «plus jamais ça» étaient les prémices en soi du principe d’émancipation et de progrès.
Attention malgré tout, le «Je fais confiance» énoncé par Simone Veil il y a 20 ans, qui renvoyait au contexte libano-israëlien à un moment où la paix était possible garantie par l’expérience et la sagesse de l’ancienne victime de la barbarie nazie, devient dans le discours du premier ministre un argument d’autorité porté par un curieux glissement logique. Si même Simone Veil faisait confiance – sous entendu : «elle qui a connu les atrocités des camps et qui est passé par le pire» – alors il faut nous faire confiance puisque nous sommes le progrès aujourd’hui.
Efforts and courage are not enough without purpose and direction
Tout se passe en effet dans l’expositio du discours comme s’il fallait réactualiser dans la période actuelle et à travers le programme de reconstruction proposé par le Président Macron la perspective des efforts de la reconstruction du pays que le discours de Simone Veil représentait doublement. D’une part, celui du Liban, avant l’Apocalypse des Raisins de la colère, et d’autre part, celui de la France après l’Apocalypse de la seconde guerre mondiale. Bon, dans les deux cas, les lendemains qui chantent ressemblent furieusement à un décor de Mad Max, mais admettons sans juger que la seule promesse du progrès possible soit en soi une valeur positive.
L’affirmation de la réconciliation structurante est portée par le second segment de l’introduction du discours lorsque dans un même mouvement, le premier ministre lie «effort – courage – progrès».
Ce trio résonne curieusement dans l’histoire des discours politiques. Il est difficile de ne pas y retrouver la trace du discours du sénateur John Fitzgerald Kennedy du 17 septembre 1960 adressé au Colysée en tant qu’élu de la Caroline du Nord :
But effort and courage are not enough without purpose and direction. For, as Socrates told us, «If a man does not know to what port he is sailing, no wind is favorable». But today we Democrats know to what port we are sailing. We have mapped our destination and we know what kind of America we want the sixties to bring.
«L’effort et le courage ne sont rien sans un but et une direction», puis la référence à Socrate sur les vents favorables. Chez Kennedy, la vision du capitaine du navire porté par les vents et les efforts d’un peuple uni, chez notre ministre, la pensée du «destin» exprimée par l’ancienne ministre des questions sociales et la vision d’un «progrès» porté par la confiance, l’effort et le courage. Chez Kennedy, l’idée de «l’Amérique que nous voulons», chez notre Leader Massimo, le destin et le progrès d’une France voulue et reconstruite. En conclusion de son discours, Édouard Philippe explicite la référence à Kennedy lorsqu’il écrit : «Œuvrons ensemble pour qu’à la fin de ce quinquennat, la France ait atteint le cap fixé par le Président de la République». On le sentait venir, merci à lui, on n’est pas déçu.
Les esprits chagrins diront sans doute qu’une autre image n’est pas loin : celle de la galère avec le navire national, piloté par le couple exécutif grâce aux vigoureux coups de rames des galériens qui osent faire confiance au chef pour faire progresser l’équipage. Mais ne nous attardons pas sur ces perturbateurs du vivre-ensemble.
Admettons d’ailleurs que la lecture du discours politique faite à l’assemblée nous propose une esquisse à construire de l’image du progrès par la convocation de trois références. Nous aurions :
- le discours de Simone Veil libanais : destin – effort – reconstruction -> réconciliation israëlo-arabe
- le discours de Simone Veil en France : barbarie – reconstruction -> réconciliation nationale
- le discours de Kennedy : effort – courage – cap -> reconstruction de l’Amérique
Cette stratigraphie discursive met en évidence une perspective intéressante sur le mot «progrès» tel qu’il est perçu par l’exécutif. Il reprend en fait le sens étymologique, qui est celui du «mouvement» (le progredior latin, «j’avance»), mouvement orienté (c’est le «cap») dans l’histoire (la communauté des «destins» incarnée par l’héroïsme de Simone Veil). Le «progrès» est à comprendre comme un «mouvement en train de s’accomplir» en vue de la réalisation d’un destin forcément supérieur à l’état présent. C’est donc une nouvelle promesse messianique portée par le discours politique, celle de la venue d’un temps réconcilié où la France, obéissante, renoue avec le destin prestigieux de son histoire symbolisée par le rayonnement d’une monarchie maritime. C’est Saint-Louis traversant la mer pour Tunis et Jérusalem, c’est le roi d’Italie et la reine d’Espagne envoyant Colomb en mission, c’est la République des Doges de Venise. Et c’est la promesse d’un avenir à contempler qui évite ou interdit de regarder le présent, si méprisable.
… Que le progrès advienne
En effet, le plus surprenant dans l’introduction de ce discours est peut-être à trouver dans le curieux emploi de l’expression «pour que le progrès advienne». On me reprochera sans doute un amour immodéré du détail, mais l’expression est somme toute étrange. Que le lecteur y réfléchisse un instant : quand emploie-t-il le verbe «advenir» ? Et au subjonctif, qui plus est. On connaît bien sûr le proverbe «advienne que pourra» qui signifie «ce qui doit arriver arrivera» ou l’expression toute faite «quoi qu’il advienne» et on les trouve toutes deux assez fréquemment dans les discours médiatiques :
Salifou Diallo : «Les députés voteront cette loi, advienne que pourra» (L’Actualité du Burkina 24h/24-2 juillet 2017)
«Il est surtout constructif quoi qu’il advienne, dans la victoire» (Le Soir)
«C’est du moins l’avis de Toshiba, bien décidé à quitter le navire, quoi qu’il advienne» (Les Numériques)
«Quoi qu’il advienne, avec ou sans frontières, des investissements potentiellement attrayants existeront toujours» (Le Figaro, 3/07)
Mais en dehors d’expressions figées telles que celle-là, le mot est-il d’un emploi si fréquent ? On trouve bien un effort d’emploi récent dans le Courrier International du 5 juillet qui évoque «un maximum d’efforts auront été fournis à Washington pour que cette rencontre historique advienne dans un contexte des plus négatifs». Mais en dehors de ces exemples, rien qui laisse supposer que l’emploi du mot «advenir» adossé à «progrès» soit d’une réception publique si aisée.
Revenons un instant sur l’histoire de ce mot. «Advenir» est la réécriture d’une vieux verbe français calqué sur le mot latin «advenire», littéralement «venir vers» au sens de «partir». C’est de ce verbe que dérivent deux riches et beaux mots de notre langue, le mot «aventure» d’une part, qui désigne étymologiquement le fait de partir en quête de quelque chose, comme un Graal ou une femme à épouser. Bref, un trésor. Et évidemment, le mot «avènement», avec son magnifique accent grave dont tout le monde se moque éperdument, mais qui rappelle la douce prononciation du terme, notamment à la messe où le terme désigne «l’arrivée du Messie» et son «Accession sur le Trône Céleste». Ceux qui connaissent le Notre Père doivent sans doute trouver d’ailleurs que l’expression «que le progrès advienne» évoque furieusement le «que Ton Règne vienne» et toutes les promesses célestes qui s’y rattachent : le lavement du péché originel, la réconciliation avec Notre Seigneur et la contemplation d’un éternel présent apaisé. Cette même promesse d’apaisement qui caractérise la pensée de la réconciliation et de la libération politiques dont j’avais déjà tracé les contours dans le discours du pouvoir dans un précédent article consacré à la promesse émancipatrice du discours de l’insoumission.
Il en va un peu de même ici dans la construction d’une équation de la récompense :
- effort + courage = avènement du progrès
qui fait un tantinet regretter de ne pas avoir directement élu un prêtre à la fonction suprême, parce que lui au moins l’aurait peut-être dit en latin. Et comme on le sait depuis les temps où Brassens le chantait en grattant son crâne et sa guitare : «Sans le latin, sans le latin, Plus de mystère magique, Le rite qui nous envoûte, S’avère alors anodin». Encore que l’emploi d’expressions extrêmement recherchées comme ici «pour que le progrès advienne» pourrait sans doute être assimilé à cette fonction mystificatrice de la belle langue qui apaise les consciences, flattées de voir qu’on s’adresse à elle comme à des gens très cultivés mais qui en finissent par oublier qu’il faut aussi comprendre.
Il s’agit bien en effet ici d’une récompense, celle de la voix passive. «Pour que le progrès advienne» aurait dû légitimement être dit de la façon suivante «Pour que nous fassions advenir un progrès». Le «progrès» est une récompense pour l’effort et la confiance accordés.
Autrement dit, ce que signifient ces premières lignes sont une forme d’expression d’un contrat entre le peuple et la puissance qui le représente : faites-moi confiance et faites des efforts et par mon intercession le progrès se manifestera pour vous. Vous avez voulu le progrès ? Je vous le donnerai si vous faites des efforts.
Mysticisme et mystification
Mais ce qui est encore plus révélateur dans cette économie du «don-contre don» telle qu’elle se manifeste dans le discours d’Édouard Philippe, c’est qu’elle emprunte tous les traits du discours de la libération religieuse. Dans un premier temps, le discours s’impose dans une pensée de l’histoire rapportée à chacun coupé de la communauté (famille, nation, culture) dont il se revendique. Le premier mot du discours est «destin», ce qui renvoie à une économie de la vie individuelle, et jamais du collectif. Tout au plus, dans le discours actuel, trouve-t-on que la nation est une communauté de destins. Il s’agit donc bien, dans un premier mouvement, de dissocier le collectif et de s’adresser individuellement à tout homme coupé du groupe. On voit bien d’ailleurs la différence avec une adresse aux «concitoyens» ou aux «électeurs». Ici, la référence au destin de chacun renvoie chaque auditeur, chaque lecteur à la propre faiblesse de son histoire face à la grandeur du progrès collectif de son église, pardon, de sa nation. Il y insiste d’ailleurs dans la suite de son discours lorsqu’il prend l’exemple d’une fidèle dont le parcours d’avocate exemplaire lui permet de symboliser ces «parcours individuels, certes, mais rendus possibles par [notre] politique».
Dans un second temps, la convocation des références iconiques – Simone Veil et Kennedy – dans une abstraction totale de la réalité historique mais au profit d’un fait de connotation sanctifiante plaçant l’orateur en position de supériorité par rapport à ses interlocuteurs, dans la lignée de ceux qui ont été héroïsés par le groupe et qui lui reconnaissent une puissance agissante dans l’instant. Cette vertu agissante des morts dans le monde des vivants, rendue possible par l’avènement de la parole forte, on peut y voir une manifestation du mana polynésien par lequel :
«se réalise cette confusion de l’agent, du rite et des choses qui nous a paru être fondamentale en magie» (Marett & Mauss, Théorie Générale de la Magie, 1896)
La confusion entre l’agent et le rite, qui opère la magie du monde, ouvre enfin sur une économie de l’échange et du don dont le «progrès» marque l’aboutissement ultime sous forme de la récompense rendue possible par l’intercession du prêtre dans l’espace sacré de l’arène politique. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il faut en revenir à une définition sociale de la «magie». Qu’est-ce que la magie ? C’est un phénomène purement social fondé sur une pratique du don agoniste, mot savant pour désigner l’obligation faite à celui qui reçoit de se libérer de la servitude engendrée par le don par l’offre d’un «don en échange» que l’on désigne par commodité sous le nom de «contre-don». La magie se résume ainsi à trois obligations : donner, recevoir, rendre. «Je te donne la vie, tu reçois mon héritage, tu me rends ce que tu possèdes». Cette définition sociologique du rapport à toute forme magique qui explique la servitude engendrée par la pratique agoniste du don caractérise toutes les sociétés placées sous l’égide des guides spirituels qui opèrent peu ou prou toujours comme des intercesseurs entre la divinité cachée et le croyant. Le prêtre est un administrateur d’une économie du sacré qui régule la politique des dons et contre-dons en récoltant l’impôt sacré et en gérant les récompenses accordées aux croyants. Si la récompense tarde à venir, c’est essentiellement parce que le don premier n’est pas à la hauteur proportionnelle de la demande ce qui en réduit le pouvoir de contrainte. Il convient donc au croyant de renforcer la qualité de son don premier pour mériter la récompense aux yeux de l’intercesseur qui rend possible l’expression de l’échange. «Ta prière est sincère ? Tu es guéri. Tu n’es pas guéri ? C’est que ta prière n’était pas assez sincère».
C’est exactement ce que symbolise ici l’expression «ce qu’il faut d’efforts et de courage pour que le progrès advienne». Le «courage», je le rappelle, est un mot qui est formé sur la racine «coeur». Il désigne «ce que vous avez vraiment dans le coeur». Or ici, le tour impersonnel met le ministre en position de médiateur, de régulateur des échanges entre la divinité cachée et le peuple des croyants, qui doivent offrir le don agoniste de leur «travail sincère» ou de leur «effort courageux» (les deux expressions étant donc équivalentes) pour permettre l’avènement du «progrès», comprenez : le contre-don du travail sincère. Le ministre n’implique en rien sa responsabilité, il se présente comme un médiateur entre l’avenir-que-l-on-ne-peut-pas-prédire et le peuple français, il s’engage en fait devant le peuple réuni pour l’écouter et faire valoir la sincérité des efforts accomplis aux yeux de la divinité qu’il ne nomme pas pour réguler la qualité des dons, et donc des compensations qui seront reçues.
Si le progrès n’advient pas, il n’y est pour rien. C’est au contraire par la faute de la faible qualité du don offert au temps présent, trop médiocre et trop insincère, qu’il renforcerait sa légitimité pour châtier ceux qui auraient corrompu les efforts des plus croyants, des plus fidèles, pour permettre l’avénement de l’humanité meilleure. Souhaitons à ce stade que cette construction rhétorique ne soit qu’une précaution maladroite. Plus loin dans son discours toutefois, le ministre du culte nous inquiète et s’exclame «la France peut renouer avec la confiance». Avons-nous le choix aujourd’hui ? La confiance, c’est le progrès, le progrès, c’est la confiance.
Quant à savoir si c’est un bien, nous le saurons bientôt 🙂