À l’improviste, dans un supermarché, dans la rue ou une plaine de jeux, parfois une petite voix survient : «Papa, pourquoi le monsieur il dort dehors?»… Désarçonné, on improvise, on s’embourbe un peu gêné…
Grâce à nos dirigeants européens, on pourra désormais opposer des formules mathématiques à toute question pernicieuse sur la valeur de la vie humaine.
En fonction de critères ciblés liés aux pays d’origine et à la position sociale, la valeur de l’individu variera. Un dignitaire issu d’un pays avec lequel la France entretient un commerce d’armes méritera au minimum les ors de la République et la légion d’honneur.
Pour un réfugié ou migrant syrien, érythréen, irakien, il conviendra de divisier le montant des aides financières allouées à la Turquie en contrepartie de la sous-traitance de la crise migratoire, par le nombre de victimes du conflit soit 6 milliards divisé par 22, 8 millions de personnes (population syrienne avant le conflit).
La méthode permet également de quantifier les «bonnes actions des États européens». Prenons un exemple concret, le cynique principe du 1 pour 1 discuté lors du Conseil européen de la semaine dernière. Pour rappel, l’accord prévoit que pour un syrien renvoyé en Turquie, un autre syrien issu d’un camp de réfugiés sera envoyé en Europe grâce à un corridor humanitaire. Au vu de l’effort accompli par les États membres, le troc sera néanmoins plafonné à 72 000 places d’accueil alors que la Turquie compte déjà plus de 2,5 millions d’exilés syriens, majoritairement livrés à eux-mêmes, les enfants étant utilisés comme petites mains dans les champs et les ateliers. Soit dans les faits pour 1 syrien renvoyé en Turquie, 0,036 réfugié (sur)vivant dans un camp sera hébergé en Europe.
L’efficacité et la rationalité exigent des calculs savants et aussi quelques entorses aux conventions internationales et aux droits de l’Homme. Les traités européens sont clairs : seul un Etat considéré comme sûr est habilité à prendre en charge les demandes d’asile effectuées par un migrant ou un réfugié.
Or, la Turquie n’a toujours pas ratifié le protocole additionnel à la Convention de Genève (transposée à l’article 78 du traité) et n’accorde par conséquent pas le statut de réfugié aux victimes de conflits ou de persécutions à l’extérieur de l’Europe. On peut dès lors avoir des craintes légitimes quant à la manière dont seront traités les dossiers des personnes renvoyées depuis la Grèce.
Comment un régime qui, au nom de la lutte contre le terrorisme, viole de manière répétée les droits de l’Homme, par l’offensive à l’encontre des villes kurdes du sud-est du pays ou par la répression des intellectuels, journalistes et opposants politiques peut-il être légitimé comme sûr par ses voisins européens ?
L’Europe est devenue une fête privée de 500 millions d’habitants gardée par les vigiles de FRONTEX et les murs de barbelés.
Pour flatter les électeurs du champion des élections régionales allemandes «Alternative für Deutschland» et autres partis d’extrême droite nationaux, les dirigeants européens ont choisi une solution de facilité court-termiste au détriment de la dignité, du droit et du bon sens. L’Europe est devenue une fête privée de 500 millions d’habitants gardée par les vigiles de FRONTEX et les murs de barbelés.
De quelle manière la Grèce va t-elle contraindre les personnes déjà présentes sur son sol ou arrivant par bateau à rejoindre la Turquie ? Par des expulsions collectives alors que celles-ci sont condamnées par le droit international ?
Les seules réponses acceptables existent depuis plus de 60 ans. Conformément à la Convention de Genève, par le biais de voies sécurisées, les autorités européennes doivent assurer la protection des victimes de la guerre. Des mécanismes de solidarité avec les États voisins des zones de conflits doivent être adoptés, les quotas inacceptables doivent être revus et des mesures concrètes et communes doivent être prises à l’égard des filières criminelles qui s’enrichissent au quotidien de la misère humaine.
Confier la politique migratoire aux mains de la Turquie d’Erdogan et céder aux néofascismes et aux nationalismes : la défaite politique est totale, celle de la pensée aussi. L’Europe n’est et ne sera jamais une forteresse, c’est sot de le croire. Elle est un lieu de passage et d’échange, elle est aussi – était – humaniste et consciente. Cette Histoire qui s’écrit est celle d’un échec, d’une course vers l’abîme dont nous connaissons déjà le nom et la cause. Nous ne pouvons nous résoudre à autant de renoncement et de lâcheté et les «peuples d’Europe» ne sont pas à l’image de leurs dirigeants présents à Bruxelles.
Il suffit de relire Sweig, Levi, Musil, pour comprendre comme les mêmes feront de nous des ombres, comme aujourd’hui ils nient l’humanité de tous les réfugiés. Et en hommage à ce grand européen qui vient de nous quitter, citer Umberto Eco pour illustrer la politique européenne : «j’ai l’impression que l’enfer c’est le paradis regardé de l’autre côté», car notre paradis européen est en train de construire l’enfer à ses frontières pour des millions d’hommes et de femmes qui appellent à l’aide.
Partout en Europe ces derniers jours, des inconnus se sont mobilisés en faveur d’un accueil juste des réfugiés. C’est notre devoir à chacun d’aller grandir leur rang. Parce qu’un jour, quand il sera trop tard, la petite voix demandera : «Et toi, tu as fait quoi ?»