Je ne sais pas quel était son prénom.
Les journaux italiens ont donné la nouvelle il y a quelques jours. Une caissière italienne de 48 ans, a été contaminée par le Covid-19 et a trouvé la mort. Une caissière. Je ne sais rien d’elle sinon qu’elle vivait près de Brescia, une des provinces lombardes les plus frappées par la pandémie. Elle avait à peu près mon âge. Avait-elle choisi d’être caissière ? De quoi rêvait-elle ? Avait-elle un mari, des enfants ? Faisait-elle partie de ces milliers d’italiens de ma génération qui ont étudié, mais qui ont mis – faute d’emploi – leurs maîtrises et leurs années de fac dans un tiroir, en se contentant d’un travail peu rémunéré ?
Aujourd’hui, au temps du Covid-19, être caissière c’est un métier qui n’a plus rien d’ordinaire, à part le salaire modeste.
Il faudra peut-être s’en rappeler plus tard, de toutes ces années où on a glorifié les managers en basket de la comm’, les DRH du cost cutting et où on a méprisé les «petits métiers». Car finalement, on se rend compte qu’ils sont bien utiles ces «petits métiers» qui nous permettent de nous nourrir et de survivre. Par contre, on arrive très bien à se passer de la nouvelle application à la mode. Alors que les caissiers, les livreurs, les facteurs, les éboueurs, les boulangers et tous les artisans qui continuent malgré les risques de faire tourner la machine, on en a vitalement besoin.
Aujourd’hui, – et on ne l’avait pas prévu – caissière n’est pas seulement un travail «peu rémunéré», c’est devenu un métier dangereux. On scanne des boîtes de conserve, et on peut en mourir. Elles n’ont pas signé pour ça, les caissières, pas de serment d’Hippocrate, pas de médaille militaire, mais là, elles sont sur le front. En Italie, pour 950 euros par mois. Et bien souvent sans protection.
En France, la situation n’est pas différente. L’autre soir, aux micros de France 2, le président de Carrefour, Alexandre Bompard, ami proche du Président, se voulait rassurant envers ses employés, en déclarant que la priorité du groupe était leur sécurité. Une circulaire est apparue le jour même du discours télévisé, toujours dans le but de rassurer les salariés.
Alexandre Bompard n’est peut-être pas au courant du tract publié par le syndicat CGT du groupe de grande distribution, tract qui dénonce non seulement le manque cruel de protection pour les caissières, livreurs, magasiniers et en général les employés du groupe en contact avec le public, mais aussi la pression exercée par les dirigeants régionaux afin de faire grimper – coûte que coûte – le chiffre d’affaires.
Comme on peut le constater dans le tract, le 13 mars, quand la France comptait déjà 79 morts à cause du Covid-19, et des milliers de contaminés, un responsable régional de Carrefour envoyait aux équipes de salariés une lettre surréaliste, où – tout en postant une image de Rambo en plein combat – il donnait sa singulière interprétation de la «solidarité» évoquée par le Président lors de son allocution, en invitant tout le monde à se battre pour obtenir… au moins 50 Cartes Pass, cartes de fidélité du supermarché !
Le 19 mars, un autre directeur opérationnel s’adressait aux directeurs de magasins, leur ordonnant de réouvrir les créneaux de livraison du Drive, car le chiffre d’affaires ne correspondait pas à ses attentes.
Il fallait faire plus, toujours plus. Et peu importe les risques encourus par les employés ! Des risques que ces mails n’évoquent pas une seule fois.
Nous nous sommes entretenus avec un délégué syndical CGT du magasin Carrefour Market Gorbella à Nice, qui, avec d’autres délégués, est à l’origine du tract :
Pourquoi êtes-vous indignés aujourd’hui?
Dans un moment si dramatique de crise sanitaire, on nous met la pression pour augmenter le chiffre d’affaires, on nous met la pression pour optimiser les performances des services Drive, c’est quand même incroyable d’agir ainsi, sans humanité, ce qui compte c’est encore et toujours le chiffre !
Vous avez essayé de contacter la direction au sujet des deux mails que vous avez reçu?
Oui, on a informé la direction de Carrefour, nous n’avons pas eu de retour pour l’instant.
Les employés sont-ils assez protégés ?
Absolument pas, et c’est bien cela que l’on dénonce, nous n’avons pas de masques et en ce qui concerne le gel et les gants, ils ne sont pas toujours disponibles. Les employés dans les rayons sont à 50 centimètres des clients, comment peuvent-ils travailler ainsi dans des conditions de sécurité ?
Pourquoi cette pression sur le chiffre d’affaires ? Il y a de la crise dans l’air ? Une baisse de profits ?
Vous plaisantez ? En 2019, Carrefour a eu 1 300 000 000 de bénéfices! Un milliards et trois-cents millions! Et aujourd’hui les chiffres explosent, certains magasins sont à +98% de chiffre d’affaires par rapport à la même période de l’année dernière, les gens se précipitent pour faire les courses dans la peur d’éventuelles pénuries alimentaires, on doit régulièrement réapprovisionner les rayons. Les salariés n’en peuvent plus, ils ont des rythmes de travail équivalents à ceux de la période de Noël, sauf qu’il n’y a vraiment rien à fêter. Les employés du Drive voient leurs commandes presque doublées, de 50 on passe à 80, c’est très difficile, épuisant à gérer, et en plus ils vont au travail la boule au ventre, à cause de la peur d’être contaminés. J’en ai vu craquer, les larmes aux yeux, ils ont peur pour eux, pour leurs familles.
Avez-vous connaissance de cas de malades parmi les salariés dans votre région ?
Oui, des tristes nouvelles commencent à tomber : à Mougins et à Miramas il y a eu des cas de coronavirus parmi les salariés, mais il y en aura sûrement ailleurs aussi.