Par Olivier Auber
A côté de l’apparente unité des cortèges pour le climat, Greta Thunberg est l’objet de très violentes disputes dans toutes les couches de la société. On peut se demander si cette discorde générale n’augure pas d’un réchauffement social global plus dangereux que celui du climat. Je cherche ici une explication froide de ce phénomène et une manière de le désamorcer. Pour cela, Je m’appuie sur une grille d’analyse empruntée aux sciences cognitives développée dans mon dernier livre Anoptikon, une exploration de l’internet invisible : échapper à la main de Darwin.
Constatons d’abord que l’audience de Greta a atteint en un temps record un niveau hors du commun, passant de celle de ses parents et amis il y a un an, à des milliards de personnes exposées à son discours aujourd’hui. Ce schéma donne une idée de la courbe qu’elle a suivie (en pointillé) sur Facebook suite à sa couverture média.

Un miracle ?
Seulement sur Facebook, l’audience de Greta Thunberg rivalise désormais avec celle de Mark Zuckerberg lui-même. Le moindre message de l’un ou de l’autre enregistre environ 100 000 « j’aime ». Il est vu par des millions, voire des milliards de personnes. Nous autres qui ne sommes pas (ou peu) célèbres, suivons des courbes plus modestes. Ceux qui veulent augmenter la portée de leurs messages (restreinte par l’algorithme de Facebook) doivent payer, ce qui n’est pas étranger au succès de Mark. Or Greta n’a pas déboursé un seul centime.
Que la parole d’un être humain soit donnée à entendre à des milliards d’autres est extrêmement rare. Les quelques personnages qui ont connu ce sort dans l’histoire en sont arrivés là en plusieurs décennies voire en plusieurs siècles. Il n’a fallu qu’une dizaine d’années pour Mark. Seulement un an pour Greta.
Dans le cas de Mark, pas de mystère : son audience tient au fait qu’il a monétisé celles des autres à son profit. Dans le cas de Greta, s’agit-il d’un miracle ?
Robotique sociale
Parmi les nombreux aspects de notre cognition sociale développés dans mon livre, je propose de retenir deux hypothèses qui me paraissent éclairantes. Elles sont dûes au chercheur Jean-Louis Dessalles :
1) Nous sommes très sensibles aux événements inattendus et nous ne pouvons pas nous empêcher de les signaler à nos congénères.
2) Nous sommes tous en compétition, non pas pour trouver de l’information, mais pour en fournir aux autres.
L’information serait donc d’une toute autre nature que la nourriture, l’énergie et la monnaie. Elle trouverait sa source dans l’inattendu. Non seulement nous voulons tous être des fournisseurs d’information (au point de fabriquer de l’inattendu le cas échéant), mais nous pouvons aller jusqu’à payer pour qu’elle soit reçue.
Ces caractéristiques cognitives se traduisent dans cette courbe représentant notre « investissement en signalement » (l’énergie que nous mettons à communiquer) en fonction de notre « qualité » (on considère ici que plus un individu a de facilités pour signaler, c’est-à-dire moins il dépense d’énergie pour le faire, plus sa « qualité » est grande, et inversement).

Cette courbe en forme de S permet de distinguer trois groupes. Les individus C1 émettent peu et ne bénéficient que d’un réseau social limité. Leur « qualité » n’est que latente, ils ne l’ont pas encore exprimée (c’est le cas des enfants et des adolescents). A l’opposé, les C3 peuvent s’exprimer face à un large auditoire et dépense relativement peu d’énergie pour cela. Les C1 et C3 ont en commun d’être « non compétitifs », c’est-à-dire que leur investissement en communication n’est que peu corrélé à leur « qualité ». Au milieu, C2 correspond à un groupe « compétitif » : les individus C2 rivalisent de signaux afin d’augmenter leur « qualité » et la taille de leur auditoire.
On pourrait penser que ces trois groupes sont superposables avec ce qu’il est convenu d’appeler les « classes sociales ». C’est un peu plus compliqué que cela. En effet, il faut noter que cette courbe est le fruit d’une simulation. On a programmé des « robots » pour se comporter entre eux avec une stratégie dérivée des observations citées plus haut et on constate que trois groupes de robots émergent de leurs interactions. Comme on observe exactement la même chose lorsque l’on examine des données humaines « réelles », cela laisse penser que cette courbe en forme de S, résultat d’une sorte de robotique sociale, représente rien de moins que le profil social de notre espèce.
Réaction en chaîne
Retournons à Greta. Comment une adolescente(qui fait partie initialement de C1), a-t-elle pu gagner une audience digne de C3 et au delà ? Cela tient-il au caractère particulier de son message ? Y-a-t-il d’autres facteurs?
Son message est très simple et se résume en peu de mots : « Il y a urgence climatique, arrêtez votre blah blah ». Implicitement, elle s’adresse aux C3. Est-ce un message pertinent ? Nous verrons cela plus loin. Est-ce un message original, au sens où personne ne l’aurait formulé avant elle ? Non bien entendu. Seulement Greta a été remarquée par quelqu’un qui passait par là. Pas n’importe qui, un C3 du nom de Ingmar Rentzhog, un spécialiste de RP engagé pour le climat, qui a donné à Greta une première impulsion dans les médias. Des spéculations sont faites sur le caractère inopiné ou prémédité de sa découverte. Quoi qu’il en soit, le résultat est une réaction en chaîne.
Le rôle des médias est essentiel. Qu’ils répondent ou non aux intérêts de certains C3, par définition, ils caressent l’audience dans le sens du poil, que ce soit avec une brosse à reluire ou un gant de crin critique. Dès lors, la notoriété entraîne la notoriété. L’événement n’est pas tant que Greta dise ce qu’elle dit mais qu’elle le dise devant un si large auditoire ; auditoire qui d’emblée, a été non seulement large mais de « qualité », c’est-à-dire constitué de C3 des plus prestigieux, validant implicitement la pertinence de ses propos.
Qu’un C1 soit écouté et relayé à un tel niveau par certains C3, que ce soit pour l’approuver ou le critiquer, est un événement considéré comme de la plus grande rareté, donc du plus haut niveau d’inattendu. Ainsi, personne, n’a pu s’empêcher de le remarquer et de le signaler.
Atomisation
Pour beaucoup, ce miracle est porteur d’espoir. Pour d’autres, il n’en est pas un : il y a un bug quelque part ; cela ne peut être vrai. Il y a aussi ceux qui pensent que le changement climatique n’a aucune réalité et que tout ceci n’est qu’un coup monté par telle ou telle frange de C3.
La conflagration entre ces trois courants d’opinions a lieu en ce moment même sur les réseaux, en particulier sur Facebook qui, en dépit de la volonté de “réunir les gens” affichée par Mark Zuckerberg, semble être devenu le siège principal de l’atomisation de la société.
La violence de la réaction peut s’expliquer en considérant que Greta constitue une sorte de court-circuit entre C1 et C3. Mis à l’écart du courant, le groupe C2 est transformé en une masse de spectateurs et de commentateurs indifférenciés. Le déclassement des C2 leur est probablement d’autant plus insupportable qu’ils occupaient une position élevée.
Échapper à la main de Darwin
Le miracle de l’ascension de Greta est un phénomène quasi religieux dont on vient de démonter certains ressorts cognitifs. Greta est tombée dans un piège que j’ai appelé “la main de Darwin”. Ce piège la met en très grand danger. Comment pourrait-elle le déjouer ?
Le deuxième point du message de Greta laisse penser qu’elle n’est pas loin de réaliser que son plus grand ennemi réside dans le mécanisme qui lui a procuré sa célébrité et le prestige dont on aurait pu l’affubler (le Prix Nobel de la Paix). Arrêtez votre blah blah désigne directement ce jeu social. Il porte en germe un message d’une pertinence encore insoupçonnée :
Pour faire face à tous les défis, environnementaux et autres, il faut inventer de nouvelles façons de faire société. Pour cela, il faut prendre conscience que notre monde est tissé de perspectives invisibles (anoptiques) sur lesquelles nous pouvons agir : notre robotique sociale peut être dépassée. Cela pourrait aller jusqu’à transformer radicalement le profil social de notre espèce, le faisant passer d’un forme en S, invariable depuis l’aube de l’humanité, à une forme en Z…
Greta est peut-être la bombe cognitive qui impulsera cette transformation.
Olivier Auber est chercheur en art et science cognitives, associé au CLEA, Centre de recherches interdisciplinaires Leo Apostel de l’Université Libre de Bruxelles (VUB), auteur de “Anoptikon, une exploration de l’internet invisible : échapper à la main de Darwin” (Fyp édition 2019).
Ecoutez son interview dans notre podcast :