Invité dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin lundi dernier, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin déclarait ceci : «Le sujet qui préoccupe le plus les français aujourd’hui, c’est l’insécurité». Une affirmation bien rapide qui résume à elle seule la réthorique simpliste et démagogique à laquelle s’adonnent bon nombre de politiques depuis des décennies : faire monter la peur en surfant sur la violence et la délinquance. Bien que ce sentiment d’insécurité soit effectivement ressenti par beaucoup de français aujourd’hui, il convient de l’analyser comme une donnée construite aussi bien sociologiquement qu’idéologiquement pour comprendre comment nous en sommes arrivés là.
Des chiffres discutables
Pour commencer parlons chiffres, puisque Gérald Darmanin annonçait en début de semaine que les statistiques de la délinquance allaient être publiées chaque mois. Encore un joli coup de communication sans effet, car en France c’est déjà le cas depuis 1972. Homicides, coups et blessures, séquestrations, vols à main armée, violations de domicile, recels, harcèlements sexuels, proxénétisme, trafics de stupéfiants, dégradations de biens publics. Pas de panique messieurs dames, il ne s’agit que de quelques-uns des 107 crimes et délits listés dans l’État 4001. Il s’agit de l’un des principaux indicateurs de la délinquance en France. Publié chaque mois, il comptabilise tous les faits enregistrés par les forces de l’ordre sur le territoire français.
À l’origine, cet index est pensé pour mesurer l’efficacité des services de police mais sa fiabilité est plus que limitée. Pour bien le comprendre, regardons la délinquance des mineurs. Au début des années 90, certains quartiers parisiens s’embrasent. En 1992, l’état réagit en faisant voter 4 lois ajoutant dans le code pénal de nouvelles infractions visant spécialement les mineurs. Apparaissent alors les délits «d’appel téléphonique malveillant» ou encore «d’agression sonore». Assimilés à des coups et blessures volontaires, ces délits peuvent entraîner une peine d’un an de prison. Deux ans plus tard, en mars 1994, ces lois entrent en vigueur et surprise : les statistiques de la délinquance connaissent une augmentation significative. Les chiffres augmentent, mais en réalité les comportements n’évoluent pas. Il n’y a pas plus de délinquants, seulement plus de délits qui rentrent dans l’index de l’État 4001. Face à des chiffres aussi sensibles aussi bien au niveau émotionnel que politique, il faut savoir raison garder.
Vous voulez une preuve supplémentaire du manque de fiabilité de cet index ? Attention, ça devient comique. Nous sommes en juillet 2001, ce mois-là en Loire-Atlantique, les chiffres sur la délinquance explosent de plus de 40%. Le département est en guerre civile et l’État menace de faire intervenir l’armée ? Pas vraiment. Les deux personnes chargées d’enregistrer les plaintes étaient en congé maladie le mois précédent. Elles ont rattrapé leur retard en retournant au travail, gonflant involontairement les statistiques.
Mesurer l’insécurité est un exercice périlleux et il est réellement compliqué d’avoir un recul pertinent sur la question. Communiquer sur ces chiffres lorsque la méthodologie n’est pas certaine, voire tronquée peut s’avérer dangereux, avec un risque réel de montée en tension croissante de la société. Une étude réalisée dans le sud de l’Ile de France à Sénart est à cet égard très pertinente. En 1999, 7% des habitants interrogés éprouvaient un sentiment d’insécurité, 15% se sentaient parfaitement en sécurité, 23% déclaraient avoir été victime d’un cambriolage et 7,5% d’une agression. 15 ans plus tard en 2014, les habitants sont interrogés sur les mêmes questions mais les réponses sont opposées. Le pourcentage d’habitants éprouvant un sentiment d’insécurité est monté à 13%, ceux qui se considèrent en sécurité est tombé à 9%. La peur semble s’intensifier. Pourtant, seuls 15% déclarent avoir été cambriolé et 6% avoir été victime d’une agression. Conclusion, le sentiment d’insécurité est plus fort malgré une délinquance en baisse. Preuve supplémentaire s’il en fallait une, que ce ressenti, comme son nom l’indique, n’est absolument pas basé sur la réalité mais sur la perception que chacun a de cette réalité. Ce fut d’ailleurs l’erreur monumentale commise lors de la rédaction du rapport Peyrefitte en 1977, première grande étape de la politique de prévention de la délinquance en France. Ce rapport a fait du sentiment d’insécurité le fil conducteur de son analyse au lieu de prendre en compte tous les phénomènes liés à la délinquance dans une approche globale.
L’influence médiatique
Les différents observatoires de la délinquance et leurs statistiques ne sont toutefois pas les seuls responsables. Les médias jouent également un rôle prépondérant dans la création de ce véritable imaginaire politique. De tout temps, faits divers et unes macabres ont toujours été des sujets de prédilection pour les grands titres de presse du pays. Plus c’est glauque, plus ça fait peur, plus c’est croustillant et plus ça rapporte, c’est une loi immuable du journalisme de faits divers. On entre alors dans un cercle vicieux au sein duquel les médias ont la fâcheuse tendance à se comporter comme des moutons au sein d’un troupeau. Si le voisin tire plus d’exemplaires en insistant sur l’insécurité alors pourquoi ne pas faire de même. Et c’est ainsi que ce sentiment d’insécurité est dilué et entretenu de manière cyclique par la même presse depuis bientôt 50 ans.
Dès les années 70, c’est la piste aux étoiles de la titraille dans les rédactions :
«Quand la peur s’installe» Le Point, 1973.
«Notre époque : les banlieues de la peur» Le Nouvel Observateur, 1973.
«Moeurs : qui n’a pas été cambriolé ?» L’Express, 1973.
«Vos chances d’être attaqué à Paris» Paris-Match, 1973.
«Crimes : la carte de France de la peur» Le Point, 1975.
«Vous sentez-vous en sécurité ?» L’Express, 1975.
«La société de la peur» Le Nouvel Observateur, 1975.
Ce n’était alors à l’époque que le début d’une longue série qui se poursuit encore et s’intensifie aujourd’hui. En 2012, les JT des 5 grandes chaînes de télévision française comprenaient en moyenne 5 sujets sur les faits divers chaque jour, soit 2062 sujets par an. Dans ce florilège d’informations anxiogènes, les actes de violence représentent un sujet sur deux. Le nombre de sujets consacrés aux faits divers dans les journaux télévisés du soir sur les chaînes historiques a augmenté de 73% depuis, selon le baromètre thématique des JT de l’Institut National de l’Audiovisuel (Ina), passant de 3,1 à 6,6% de l’offre globale d’information.
Il existe beaucoup de facteurs qui peuvent contribuer à orienter la perception que les Français peuvent avoir de la réalité, mais à cet égard, les médias ont sans doute le pouvoir d’influence le plus puissant, au point de faire basculer une élection électorale.
Nous sommes le 18 avril 2002, précisément deux jours avant le premier tour de l’élection présidentielle et au coeur du traditionnel samedi de réflexion durant lequel toute campagne électorale est interrompue. Paul Voise, un retraité est alors agressé chez lui à Orléans. Deux individus non identifiés auraient tenté de le rançonner, puis l’ont roué de coups et ont incendié sa maison avant de prendre la fuite. Le lendemain, le 19 avril, le journal de 20h de TF1 accorde une grande importance à la couverture de ce fait divers. Les images du visage tuméfié et les pleurs de Paul Voise bouleversent la France entière et provoquent une vague d’indignation face à la délinquance. La chaîne LCI repasse 19 fois le sujet pendant la journée. Le 20 avril, TF1 revient très longuement dans ses journaux télévisés sur cette histoire, de même que France 2. Toute la presse nationale s’enflamme et l’affaire connaît un retentissement médiatique gigantesque. L’enquête dans l’agression de Paul Voise n’a finalement abouti à aucune condamnation. Nul doute qu’à deux jours du scrutin, cet emballement médiatique sur une affaire qui tombait à pic a eu un impact considérable sur ce scrutin qui propulsa Jean-Marie Le Pen au second tour face à Jacques Chirac. Par la suite, plusieurs journalistes et hommes politiques ont vivement critiqué le traitement médiatique hors norme accordé à l’affaire et ont avancé l’idée que la montée en épingle de ce fait divers avait pour seul but l’élimination surprise du candidat socialiste Lionel Jospin au premier tour.
L’insécurité racontée par les chiffres ou par les faits divers est dangereusement partielle. En 2016, selon une étude annuelle de l’INSEE, les violences physiques étaient en baisse depuis 2015, les cambriolages depuis 2014, les vols avec violence depuis 2013, les vols sans violence depuis 2006. Les seuls indicateurs en hausse étaient les débits frauduleux à la CB et les vols de vélo. Pourtant selon cette même étude, les indicateurs du sentiment d’insécurité étaient en hausse, comme les années précédentes. Cette surmédiatisation des actes de violence retranscrit in fine une réalité travestie qui elle-même contribue à nourrir les peurs des individus.
Cependant, réduire cette mise en avant médiatique permanente de la violence à une affaire de ventes serait naïf. Dans un pays où 90% des médias mainstream appartiennent peu ou prou à une quinzaine de milliardaires, postuler que les relations entre le monde médiatique et politique sont régies par des intérêts privés relève du bon sens. Ces deux sphères a priori indépendantes l’une de l’autre sont en réalité complètement perméables et l’argument faisant valoir que les grands industriels s’achètent de l’influence – qu’elle soit symbolique, politique, ou économique – en achetant des médias se vérifie dans tous les cas de figure.
Les conséquences politiques
Plus le sentiment d’insécurité augmente, plus les politiques durcissent leur rhétoriqueet leurs réponses pénales. Les plus réactionnaires d’entre eux y voit donc un thème de prédilection à exploiter. Depuis les lois scélérates de Clemenceau à la fin du XIXème siècle, l’insécurité et son omniprésence dans le débat public et politique a permis de justifier le vote de lois plus liberticides les unes que les autres. La dernière en date étant le basculement de l’état d’urgence dans le droit commun perpétré sous François Hollande.
L’insécurité permet aussi aux élus de se mettre en scène comme des protecteurs de la nation, des serviteurs de l’ordre public. On assiste alors à la fabrication artificielle d’un ethos discursif selon la définition qu’en donne Aristote. La preuve par l’ethos consiste à faire bonne impression, par la façon dont on construit une image de soi maîtrisée capable de convaincre l’auditoire en gagnant sa confiance. Dans un tel contexte, quoi de mieux que de rassurer quelqu’un que l’on a intentionnellement rendu anxieux auparavant pour gagner sa confiance ? C’est exactement dans cette démarche que Jean Castex et Gérald Darmanin, tous deux fraîchement nommés, s’étaient rendus à Dijon un mois après les affrontements qui avaient touché le quartier des Grésilles. Pour se mettre en scène comme les garants d’un pacte républicain pourtant bien écorné par leur propre famille politique. Parfois, cette recherche de mise en scène permanente du pouvoir de répression vire même au fiasco. Fin août par exemple, des images montrant des hommes armés et cagoulés présentés comme des dealers, dans le quartier Mistral à Grenoble, sont diffusées sur les réseaux sociaux et font le buzz notamment dans les sphères d’extrême droite. Ni une ni deux, au sommet de l’État, la réaction ne s’est pas faite attendre et Gérald Darmanin demande, dès le 26 août, une opération de police de grande ampleur puis annonce fièrement dans la foulée la saisie de 10kg de résine de cannabis, d’armes ainsi que de deux scooters. Problème, il s’agissait du tournage d’un clip de rap, les armes étaient factices et la drogue du CBD.
Toujours est-il que ce thème revient en force de manière cyclique dans le débat public. Il se retrouve dans la bouche de tous les tenants de l’autoritarisme, avides de fractures sociétales dans le seul but de masquer la violence sociale de leurs programmes respectifs. De Charles Pasqua dans les années 90 avec sa célèbre phrase «il faut terroriser les terroristes» (en évoquant les cités ndlr), à Nicolas Sarkozy qui voulait «nettoyer les banlieues au Kärcher», en passant par Manuel Valls pour qui «l’état d’urgence est là pour protéger nos libertés». Le jeu de 7 familles se poursuit aujourd’hui avec notre actuel ministre de l’intérieur qui évoque dans un accent post-colonialiste un «ensauvagement de la société». Ne nous y trompons pas, si Emmanuel Macron organisait hier un grand séminaire gouvernemental sur l’insécurité et le séparatisme, ce n’est pas parce que la situation sur ces questions est plus préoccupante que jamais mais bel et bien parce que la macronie est déjà en ordre de bataille pour 2022 et qu’il est temps d’ériger à nouveau ce thème comme responsable majeur de tous les maux du pays pour accroître ses chances de remporter la victoire. L’usage de la notion d’insécurité en politique n’est ni nouvelle, ni neutre. Violence et délinquance sont, dans certains territoires, fortes. Monter en généralité pour faire de la lutte contre l’insécurité un programme politique national revient à faire peur au plus grand nombre, y compris et surtout à ceux qui ne sont pas confrontés à la violence. Ainsi, analyser le sentiment d’insécurité comme une impression fabriquée et organisée en amont permet de comprendre comment les politiques utilisent la peur pour encadrer les libertés du citoyen lambda et l’orienter dans son vote.
Pour conclure, si on additionne, les chiffres douteux, le traitement médiatique, et la récupération politique de cette notion d’insécurité pour la placer dans un contexte de crise comme celle que nous traversons actuellement, alors, le terrain de la peur est plus fertile que jamais et les faiseurs d’opinion peuvent continuer à orienter le débat dans un sens bien précis. Plusieurs sociologues, parmi lesquels Robert Castel, expliquent que ce sentiment d’insécurité, par nature volatil et hautement subjectif, effet de discours et de prismes déformants, augmente ostensiblement lors des périodes de crises et de fortes incertitudes. Les classes populaires sont beaucoup plus sensibles aux discours sécuritaires et se distinguent alors par une forme de servitude volontaire, mais au fond pour elles, c’est bien moins la sécurité des personnes que l’angoisse de l’inconnu qui est en jeu. Pour Robert Castel, la vraie peur des classes populaires et d’une partie des classes moyennes depuis la fin des trente glorieuses, est la peur du chômage, de la précarité et du déclassement social. Pour toute une partie de la classe politique – notamment de droite et de droite extrême – exploiter cette notion construite et floue du sentiment d’insécurité permet de faire oublier depuis des décennies que l’insécurité la plus grave, celle qui menace réellement dans notre pays, est sociale et non sécuritaire. En attirant attention et vigilance sur ce sujet, il ne s’agit pas, loin de là, de refuser de réfléchir à des phénomènes sociaux et culturels existant mais bel et bien de dresser un constat simple : à force de porter des lunettes mal ajustées, certains ont fini par avoir la nausée.
- Léo Thiery