Le Monde Moderne a posé quelques questions à Sébastien Bernery, créateur de «Slavery Triangular Trade», le jeu sur le commerce triangulaire. Le jeu suscite bien des interrogations, puisqu’il vous invite à être le meilleur esclavagiste de la planète. Un jeu créé lors des Ludum Dare, concours de développement de jeux vidéos, sur le thème «You are the monster». Et si le joueur était un monstre ? L’univers du jeu vidéo peut-il aussi faire réfléchir sur la nature humaine ou est-il voué au divertissement ?
Le Monde Moderne : Pourquoi avoir choisi ce thème historique et tragique pour un jeu ?
J’ai développé le prototype du jeu en un week-end au cours d’un concours de développement de jeux vidéos, les Ludum Dare. Le thème autour duquel on devait faire un jeu était «You are the monster». Là, j’ai eu envie d’attaquer le thème d’une manière un peu détournée, où le monstre ne serait pas le personnage principal mais serait le joueur lui-même. D’ailleurs, à la base, je voulais implémenter un parlement et faire en sorte que la partie s’arrête lorsque plusieurs lois inhérentes aux droits de l’Homme seraient passées (le joueur aurait payé des lobbyistes pour retarder le plus possible le passage de ces lois), comme ça, le joueur se serait dit «merde, l’Habeas corpus est promulgué» et on était parfaitement dans le thème !
La version initiale (celle rendue pour les Ludum Dare) contenait beaucoup d’indices pour appuyer le cynisme du jeu. À la base, l’écran de victoire disait d’ailleurs «Content de voir qu’il y a au moins un heureux dans ce monde». Plus tard, j’ai un peu amélioré le jeu pour pouvoir le poster sur des plateformes de jeux web. J’ai supprimé pas mal de ces petites phrases. Déjà parce que faire de l’ironie dans une langue qu’on ne maîtrise pas, c’est risqué, ensuite parce que je n’avais pas envie de tomber dans le jeu vidéo moralisateur.
Le Monde Moderne : Quel est le but de ce jeu : éducation ou entertainment ?
Le but premier, c’est que le joueur s’amuse. Mais je suis content d’avoir fait un jeu avec un certain aspect moral, le jeu peut faire réfléchir et surtout, peut faire découvrir à certains joueurs l’existence du commerce triangulaire. À titre personnel, je pense qu’un jeu peut faire apprendre énormément, mais il doit avant tout être amusant. J’ai tout de même essayé de me rapprocher de la vérité en faisant quelques recherches sur cette période de l’Histoire mais je n’ai jamais cherché à être parfaitement précis.
Le Monde Moderne : Avez-vous d’autres projets de jeux sur des thèmes loin de l’univers du jeu ?
Non, pas vraiment, en ce moment je travaille sur un jeu de transport-logistique à base de camions, trains et bateaux. J’ai d’autres idées en tête, mais je n’ai pas forcément beaucoup de temps pour travailler sur mes projets. Si j’arrive à avoir un bon gameplay sur le jeu de transport, j’aimerais travailler sur une version centrée sur la guerre. Rares sont les jeux à explorer cette thématique (la logistique dans les conflits armés), et il y a potentiellement des mécaniques assez intéressantes autour de ce sujet : le gagnant dans une bataille, c’est avant tout celui qui n’est pas à court de munitions au bout de cinq minutes. Ça me donnera l’occasion de me documenter sur le sujet, je me demande d’ailleurs souvent comment les armées faisaient pour nourrir des dizaines de milliers de soldats à plusieurs milliers de kilomètres de leur pays.
À côté de ça, peut-être qu’aux prochaines Ludum Dare, j’aurai l’occasion de faire un jeu sur un thème un peu engagé.
Le Monde Moderne : Quels ont été les réactions et les retours des joueurs jusqu’à présent ?
Alors là, il y a vraiment eu deux phases : les commentaires des Ludum Dare, et ceux de Newgrounds. Côté Ludum Dare, une population de développeurs de jeux vidéos qui étaient plongés dans le contexte du thème «You are the monster», les commentaires ont surtout parlé de la réalisation du jeu. Ils ont dit que le thème était bien exploité, et seule une personne a évoqué l’esclavagisme, pour dire que c’était original et rarement évoqué ou utilisé dans le domaine du jeu vidéo, même dans les jeux situés dans les époques où l’esclavagisme a un rôle prépondérant dans les sociétés. Donc au final, les commentaires étaient tous très positifs, c’est d’ailleurs ce qui m’a encouragé à peaufiner le jeu pour le proposer aux plateformes de jeux web.
Sur Newgrounds, c’était plus mitigé. J’ai eu des commentaires très positifs sur le fait que le jeu se basait sur un concept historiquement correct, donc l’aspect historique du jeu a été un plus pour certains joueurs. Plusieurs commentaires m’ont d’ailleurs fait remarquer que, historiquement, ce ne sont pas des soldats européens qui réduisaient des africains à l’état d’esclaves mais plutôt des tribus africaines qui en réduisaient d’autres à l’état d’esclaves. Et de fait, c’est vrai, je m’en était aperçu après avoir fait mon prototype pour les Ludum Dare. J’ai essayé de changer un peu le gameplay pour y remédier, mais le résultat était moins bon, j’ai donc laissé les soldats européens dans la version finale.
Mais j’ai eu l’impression qu’il y avait deux profils de personnes qui me faisaient cette remarque : ceux qui voulaient apporter une précision factuelle (ce qui est toujours pertinent), et ceux qui semblaient vouloir absolument préciser que, après tout, c’est pas seulement la faute des européens. Mais ceci est mon interprétation personnelle.
Enfin, j’ai eu quelques commentaires juste pour dire que «c’est raciste», point. J’ai répondu au premier, pas aux suivants. J’ai tendance à penser que ça n’est pas le cas, et leurs commentaires ne développaient pas leur pensée sur le sujet.
J’ai des statistiques assez détaillées sur les parties faites par les joueurs. Aujourd’hui, 7500 parties ont été lancées et 2500 ont été terminées par une victoire. 80% des joueurs qui ouvrent le jeu lancent une partie (donc 20% abandonnent au menu), sur ces 80%, 30% abandonnent assez tôt dans la partie et 70% continuent à jouer un certain temps. Un peu plus de 30% des parties lancées se terminent par une victoire.
Malheureusement, je n’ai aucune expérience dans l’analyse de statistiques de parties de jeux web. Ça me paraît normal pour un jeu web que beaucoup de joueurs abandonnent, surtout que mon jeu est assez amateur dans sa réalisation ou ses graphismes, ça serait très prétentieux de ma part de déclarer que les joueurs n’abandonnent qu’à cause du thème. Je serais curieux de comparer avec un jeu similaire pour voir si le thème fait fuir des joueurs, mais je pense que c’est rarement le cas, au final, si une personne a lancé le jeu malgré le titre et la description, c’est qu’elle ne doit pas être trop choquée par le thème.
Le Monde Moderne : Pensez-vous que certains thèmes ne sont pas adaptables en jeu vidéo ?
Je pense qu’on peut aborder tous les sujets dans le domaine du jeu vidéo (au même titre que dans les films ou la musique). La vraie question, c’est l’angle du traitement scénaristique. Europa Universalis 4 traite beaucoup de la colonisation, c’est très bien fait : c’est neutre, assez pertinent historiquement (il me semble que des historiens ont travaillé sur le jeu) et intéressant à jouer.
J’ai aussi beaucoup aimé Papers Please, il n’est pas réaliste puisqu’il se passe dans un univers fictif, mais il traite de la vie dans une dictature et des migrations, c’est très bien fait et ça fait se poser des questions.
À l’inverse, récemment, j’ai appris l’existance de KZ Manager, et au final, de ce que j’ai vu du jeu (gestion de camps de concentration), il ne va pas plus loin que satisfaire quelques antisémites en leur permettant de cliquer sur «tuer des juifs». Inutile de dire que, pour moi, le thème est très mal abordé et stupidement réalisé, mais je suppose que c’est fait exprès. Pourtant, aborder le thème de l’holocauste par le jeu vidéo pourrait être très intéressant (tant d’histoires pourraient être contées par ce biais), mais peut-être, il est vrai très délicat pour être adapté dans l’univers ludique.