La Crimée, une péninsule au coeur de tous les enjeux

Siège de Sébastopol

Siège de Sébastopol durant la guerre de Crimée de 1854-1856

La Crimée est une péninsule de 27 000 km2, ce qui équivaut à trois fois la taille de la Corse. Située au nord de la mer Noire et séparée du continent par la mer d’Azov, elle compte deux millions d’habitants. Appelée Tauride ou Chersonèse (péninsule en grec) par les géographes de l’Antiquité, la Crimée fut intégrée entre 650 et 970 à l’empire des Khazars, dont les élites se convertirent au judaïsme en 861, avant de passer sous la tutelle byzantine, tout en commerçant avec les principautés russes établies sur le Dniepr.

Toute la péninsule et le nord de la mer Noire furent conquis par les Mongols dans les années 1240. La région passa alors sous l’emprise du khanat de la Horde d’Or, de confession musulmane. En 1429, un descendant de Gengis Khan fonde en Crimée un khanat tatar. Ses successeurs font allégeance au sultan de Constantinople tout en combattant pour leur propre compte les grands-princes de Moscovie et les tsars de Russie. 

Le 21 juillet 1774, par le traité de Koutchouk Kaïnardji, la Russie renonce aux principautés danubiennes, mais obtient les ports d’Azov et de Kinbourn. La Crimée devient indépendante, mais dans les faits, le khanat devient un protectorat de la Russie.

C’est seulement quelques années plus tard, en 1783, que le prince Grigori Potemkine, favori et amant de l’impératrice Catherine II, vient à bout du khanat tatar de Crimée. Le traité d’Iași entérine cette annexion à l’issue d’un nouveau conflit entre la Russie et l’Empire ottoman (1787-1792). La même année 1783, Catherine II fonde le port de Sébastopol et inaugure une politique de peuplement par des Russes et des Ukrainiens mais aussi des Allemands, Moldaves, Arméniens et Grecs, au sein d’une nouvelle entité territoriale qui voit s’élever les villes d’Odessa, Tyraspol, Ovidiopol, Chersonèse, Simferopol, Sébastopol, Théodosie, Mélitopol… Cette entité est d’abord nommée gouvernement territorial de Crimée, puis intégrée à un nouveau gouvernement de Tauride.

Dès lors, les Tatars de Crimée, bientôt minoritaires, furent persécutés, chassés vers l’Empire ottoman, déportés vers la Russie centrale ou la Sibérie, et massacrés.
Importante tête de pont pour la marine marchande russe, la péninsule de Crimée devint la villégiature des Tsars et des aristocrates à partir de 1850. En 1853, l’Empire ottoman reçut le soutien de la Grande-Bretagne et de la France pour stopper l’expansion économique et territoriale russe.

Les alliés de circonstance attaquèrent la Crimée. À l’issue du siège de Sébastopol, la Crimée resta sous le contrôle de l’empire russe. Après 1860, la Crimée se releva des lourds dégâts de la guerre, devenant une riviera russe sur la mer Noire. Les tsars imitèrent sciemment la côte d’Azur française et Sébastopol, à l’image de Toulon, se transforma en importante base navale.

Le nombre de Tatars de Crimée diminua par l’émigration forcée vers l’Empire ottoman au XVIIIe et au début du XIXe siècle. Au milieu du XIXe siècle, le gouvernement cessa le processus d’expulsion. Devenus minoritaires, les Tatars ne présentaient plus de menace. Profitant de la révolution russe, les Tatars formulent leurs propres revendications et organisent en 1917 un Congrès musulman pan-criméen, un Comité exécutif provisoire de Crimée ainsi qu’un parlement des Tatars de Crimée. Après la révolution d’Octobre, une république populaire de Crimée est décrétée sans que les non-Tatars n’aient été consulté.

Au début de l’année 1918, les bolcheviks balaient ces organes et créent une république soviétique socialiste de Tauride, mais ne parviennent pas à contrôler effectivement la Crimée, pas plus que les pays baltes, la Biélorussie ou l’Ukraine. Par le traité de Brest-Litovsk, la nouvelle Russie soviétique concède provisoirement ces régions aux Empires centraux. Les Allemands occupent la péninsule et soutiennent un gouvernement tatar.

En 1918, après la victoire des bolcheviks dans la guerre civile russe, la Russie devient la république socialiste fédérative soviétique de Russie tandis que la Crimée, revendiquée par la république populaire d’Ukraine, est aux mains des Armées blanches et de leurs alliés Franco-Britanniques. Quatre années plus tard, en 1922, la Crimée est intégrée comme république socialiste soviétique autonome de Crimée dans la toute nouvelle Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) de structure fédérale, comprenant à l’origine quatre républiques : Russie, Ukraine, Biélorussie et Transcaucasie (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan).

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Crimée fut le théâtre de sanglantes batailles. À la fin du conflit, les Tatars de Crimée furent tous déportés, sans exception, sous l’accusation d’avoir collaboré avec les Allemands. Le 30 juin 1945, la république socialiste soviétique autonome de Crimée fut abolie et rétrogradée en oblast de Crimée de la république socialiste fédérative soviétique de Russie.

Le 19 février 1954, Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, rattache l’oblast de Crimée à la république socialiste soviétique d’Ukraine à l’occasion du 300e anniversaire de la réunification de la Russie et de l’Ukraine. En 1967, les Tatars de Crimée furent réhabilités, mais sans pour autant être autorisés à revenir dans la péninsule. Ils ne reçurent ce droit qu’après la transformation de l’URSS en Communauté des États Indépendants.

À la suite de la dislocation de l’URSS de 1989, la Crimée, après référendum, se déclare république autonome le 20 janvier 1991. Sept mois plus tard, le 24 août 1991, l’Ukraine proclame son indépendance. Une semaine plus tard à Minsk, l’URSS cesse d’exister, à la suite de sa dissolution décidée par les dirigeants russe, ukrainien et biélorusse. La Crimée est à ce moment une république autonome de l’Ukraine.

Le 21 décembre 1991, est fondée la Communauté des États indépendants (CEI) qui regroupe onze des quinze anciennes « républiques unionales » soviétiques : l’Azerbaïdjan, de l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Moldavie, la Russie, le Tadjikistan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et l’Ukraine.

Au début de 1992, l’Ukraine réaffirme sa pleine souveraineté sur la Crimée. Pour les populations d’origine russe, la Crimée, simple cadeau de Khrouchtchev à l’Ukraine soviétique, ne saurait devenir un simple oblast de l’Ukraine. Pour la Russie non plus, en raison de la présence dans la péninsule du principal arsenal de l’ex-flotte soviétique de la mer Noire. Les autorités de la Crimée travaillent alors à un projet de constitution. Un autre point de discorde est le retour des Tatars de Crimée, déportés par Staline. Les Tatars n’obtiennent pas le total rétablissement de leurs droits et leur langue n’est pas reconnue officiellement. Le peuple tatar est aujourd’hui toujours réparti en diaspora, en Asie centrale ou en Turquie.

Le 5 mai 1992, la Crimée proclame sa première Constitution. La Crimée reste au sein de l’Ukraine en tant que région autonome pourvue de sa propre constitution selon laquelle les langues officielles de la Crimée sont le russe et l’ukrainien. La ville criméenne de Sébastopol accède à un statut spécial en Ukraine en demeurant russe.

Le 17 mars 1995, le Parlement ukrainien abolit la constitution criméenne de 1992. En résulte un nouveau bras de fer entre pro-russes et pro-ukrainiens, en Crimée mais aussi dans le reste de l’Ukraine. L’enjeu est en fait le statut de la ville de Sébastopol et l’éventuel retrait de la flotte russe de la mer Noire. Le Parlement de Crimée vote alors une nouvelle série de lois constitutionnelles qui seront longtemps contestées par les autorités ukrainiennes, car réaffirmant et précisant l’autonomie de la Crimée. Les défaites électorales des partis ukrainiens pro-européens permettent à la Russie de retrouver son niveau d’influence antérieur dans les affaires intérieures de l’Ukraine et de la Crimée.

En 1997, le rattachement de la Crimée à l’Ukraine est officiellement reconnu par la Russie. La nouvelle Constitution criméenne sera officiellement ratifiée par les deux parlements, russe et ukrainien, les 21 octobre et 23 décembre 1998. La Crimée devient une entité administrativement et territorialement autonome au sein de l’État unitaire d’Ukraine. Elle possède son propre organe représentatif, un Conseil des ministres et un chef d’État. La seconde Constitution de la Crimée entre en vigueur à partir du 12 janvier 1999.

Suite à la crise économique de 2008-2009, Kiev est alors obligé de s’endetter auprès du Fonds Monétaire International pour plus de seize milliards d’euros. Avec les nouveaux prix élevés des fournitures énergétiques russes, l’Ukraine a des difficultés à régler ses factures, d’où les conflits gaziers russo-ukrainiens de 2005 à 2009. Les élections législatives de 2007 sont remportées par un parti pro-russe, le Parti des régions, mais les forces pro-occidentales s’allient pour former un gouvernement de coalition : c’est la « cohabitation », une situation politique à laquelle les pays européens sont habitués, mais qui dans les pays de l’Est se révèle très conflictuelle.

En 2008, le parlement géorgien vote la sortie de la Géorgie de la Communauté des États indépendants tandis que le secrétariat du président ukrainien, soutenu par les Occidentaux, affirme que Kiev n’a jamais signé les Statuts de la CEI. Finalement, l’Ukraine restera dans la CEI en tant que membre fondateur et État participant.

Le 3 juin 2010, l’Ukraine renonce à une adhésion à l’OTAN. Le 31 octobre 2010, la Crimée, région autonome d’Ukraine, vote pour élire ses parlementaires. Le Parti russophone des régions remporte les élections parlementaires criméennes, avec une majorité écrasante. La carte ethnique de la péninsule présente environ 60 % de Russes, contre 25 % d’Ukrainiens et moins de 15 % de Tatars. Aujourd’hui près de 98 % des habitants de Crimée parlent le russe.

Deux ans plus tard, à Kiev, lors de l’élection parlementaire ukrainienne de 2012, le Parti des régions remporte 185 sièges au Parlement ukrainien. Il forme alors un groupe parlementaire russophone majoritaire de 210 députés.

Courant 2013, l’Union européenne propose un accord d’association avec l’Ukraine qui est alors très endettée mais le parlement Ukrainien refuse. En réaction, la population de l’Ouest ukrainien et une partie de Kiev se soulèvent en novembre 2013. Ce sont les manifestations dites « Euromaïdan ». Les violences qui s’ensuivent débouchent le 22 février 2014 sur la prise du palais présidentiel et de l’assemblée parlementaire de Kiev, ainsi qu’à la fuite du président de l’Ukraine, Viktor Ianoukovytch.

Ce changement de pouvoir à Kiev, « révolution » pour l’opposition pro-européenne, mais « coup d’État » pour la Russie, attise les tendances séparatistes face à l’Ukraine en république de Crimée. Fin février 2014, la Crimée annonce qu’elle ne reconnaît pas le nouveau président ukrainien par intérim. Dans la nuit du 26 au 27 février, des bâtiments officiels sont occupés par des paramilitaires armés. Le 27 février 2014, le Parlement de la Crimée élit un nouvel exécutif et vote la tenue d’un référendum sur la question d’une autonomie renforcée vis-à-vis de Kiev.

Un référendum est prévu pour le 25 mai 2014. Kiev dénonce la légalité de ce référendum, qui est alors avancé au 30 mars puis au 16 mars. Face à des menaces de sanctions, la Crimée fait alors appel officiellement à la Russie. Le 1er mars 2014, les groupes paramilitaires formés de russophones criméens, ainsi que des troupes et blindés russes basés dans le port de Sébastopol, se répartissent sur des points stratégiques de la péninsule. Aussi présentes, les troupes ukrainiennes moins nombreuses restent cantonnées dans leurs bases militaires criméennes. Le 3 mars, certaines troupes ukrainiennes n’ont pas rendu les armes. Mais des responsables américains annoncent qu’ils considèrent que les troupes pro-russes ont achevé le contrôle opérationnel de la Crimée.

Les atlantistes évoquent des rétorsions et des sanctions non militaires. Vladimir Poutine accepte de dialoguer. Le 11 mars, le Parlement criméen proclame l’indépendance de la péninsule vis-à-vis de l’Ukraine. Le 18 mars 2014, le président russe Vladimir Poutine signe avec les dirigeants de Crimée un accord historique sur le rattachement de cette péninsule à la Russie. Cette signature intervient deux jours après le référendum en Crimée qui a plébiscité un rattachement à Moscou.

Parmi les 193 États membres de l’ONU, ce rattachement est reconnu par seulement 11 d’entre eux : la Russie, la Biélorussie, l’Afghanistan, le Venezuela, la Syrie, le Soudan, la Corée du Nord, le Zimbabwe, Cuba, la Bolivie, le Nicaragua et le Kirghizistan. L’occupation russe de la république autonome de Crimée est donc effective depuis 2014 mais l’ONU et la majorité des pays la considèrent comme un territoire appartenant à l’Ukraine.

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