Un témoignage de Monika Karbowska
Comment traverser les murs – de la dark place à une rencontre incroyable
Lorsqu’en mai 2019 j’ai commencé à m’occuper de «l’affaire Assange», j’avais l’intention de démonter la cabale embrouillée des accusations suédoises montées contre lui. Mon but était surtout de nettoyer mon milieu féministe qui à mon sens se laissait manipuler par des organisations douteuses et se fourvoyait dans des chasses à l’homme aussi médiatiques qu’illégales. Puis vint un long été au cours duquel l’homme Julian Assange avait tellement disparu de la circulation qu’on se demandait s’il n’était pas une chimère, un fantôme ou… une invention.
Cependant, ayant rejoint le comité Wikijustice issu du mouvement des Gilets Jaunes, j’ai pu poser auprès des camarades du comité les doutes qui m’habitaient depuis toujours sur l’incohérence du dossier. Les invraisemblances de la mission diplomatique équatorienne, mes doutes sur la stratégie des avocats. Évidemment, ma propre expérience de la répression m’incitait à un examen critique. Puis on a travaillé sur la «matière humaine» – la personnalité de Julian Assange, son histoire, sa famille, ses relations… C’est ainsi qu’est apparue sous nos yeux une situation de plus en plus difficile, une solitude terrible, un isolement humain qui nous a fait craindre le pire : que «l’affaire Assange» soit un des plus grands scandales actuels, une «extraordinary rendition» organisée minutieusement sur 10 ans, visant à isoler, à diffamer, puis à enfermer un humain dans une captivité aussi ubuesque qu’illégale, pour finir par le détruire psychiquement et physiquement… Puis le capturer, le détenir dans un «trou noir» (qu’importe qu’il s’appelle Belmarsh ou n’importe quelle autre geôle inféodée aux États-Unis). Au final l’homme-épave sera jugé en son absence, mollement défendu par des personnes à peine convaincues de son innocence, puis extradé vers Guantanamo pour y devenir, comme l’a cyniquement annoncé un vice-président de Stratfor, «une excellente épouse en prison».
Ayant démonté l’implacable machine, nous avons décidé de la gripper et c’est ainsi que je me suis déplacée à Londres pour assister aux quatre audiences d’extradition de la Westminster Magistrate Court du 20 septembre au 21 octobre dernier. Au passage j’ai beaucoup appris sur les compagnons d’infortune et de circonstance de Julian Assange – les extradés polonais et est-européens, jugés en leur absence, sans avocats et sans interprètes, souvent sans comprendre ce qui se passe sous le regard résigné de leurs familles muettes dans le public. La vie du prolétariat est-européen émigré en Grande-Bretagne défilait sous mes yeux alors que j’attendais que l’administration britannique appelle le prisonnier Julian Assange à la barre. À force de protester contre les nombreuses violations du droit, les lettres qui n’arrivent jamais, les colis non livrés, les protestations auprès de l’administration pénitentiaire sans réponses, nous avons enfin obtenu l’inespéré : la «justice» britannique a été obligée de présenter l’homme physiquement. De prouver qu’il n’a pas encore été assassiné à force de tortures. Car elle en a la responsabilité pénale, l’administration britannique, puisqu’il est privé de liberté et enfermé dans ses prisons. La torture est un crime, et les assassinats extrajudiciaires aussi. On peut échapper aux molles remontrances d’un comité de l’ONU mais sur le long terme, la colère du peuple peut être terrible. Les Gilets Jaunes prenant d’assaut le fourgon policier transportant Julian Assange donne aux élites anglaises un avant-goût de ce que peut être la Révolution.
Voilà donc que le 21 octobre 2019 au petit matin je me retrouve devant la Westminster Magistrate Court dans l’espoir que les avocats de Julian Assange demandent sa libération…
À 8h30 nous sommes encore dans le café proche du tribunal et fief des avocats, lorsque nous avons la surprise de croiser l’avocate de Julian Assange, Gareth Peirce et son barrister Mark Summers. Le café est petit, nous ne pouvons éviter de la voir instruire son collaborateur au sujet des arguments qu’il va dérouler pour défendre Julian Assange dans moins d’une heure. Dans ce lieu public accessible à tous, je vois le document A4 de 5 à 10 pages stabilotées de jaune. Je ne peux m’empêcher de penser à ce pauvre Julian Assange terrorisé à l’idée d’être suivi par les services secrets américains, incapable de faire confiance à des gens inconnus au point de ne se fier que toujours au même cercle depuis 10 ans, même si le cercle en question s’avère nocif. Je n’utilise pas de caméra cachée, j’agis à visage découvert en tant que militante, mais dans un lieu pareil, le boulevard est ouvert à toutes les oreilles qui traînent par là…
Lorsque nous arrivons devant le tribunal, surprise, environ 50 personnes font déjà la queue pour entrer. D’autres préparent panneaux, banderoles et pancartes à l’effigie de Julian Assange. C’est sympathique jusqu’à ce que je comprenne que l’organisation en commando sert à permettre aux «personnalités» de l’affaire, arrivées en retard, à se retrouver en reines de la resquille tout en haut de la file devant les autres et donc devant nous au risque de nous empêcher de rentrer au tribunal et d’assister à l’audience. Ainsi, Kristinn Hrafnsonn et Craig Murray arrivent bien après moi mais une militante cède sa place et ils se retrouvent, sans même la remercier, tout près de la porte. Il en sera de même dans la salle d’audience. La militante qui se fait appeler «Greekemmy» sur les réseaux sociaux régente un groupe de «petites mains» qui occupent les sièges mais cèdent leur place au gré de l’arrivée «d’hommes importants» comme Pilger, Livingstone, Vaughan Smith puis même Juan Branco et Maxime Nicolle bien plus tard. Il suffit que Greekemmy crie «substitution» et immédiatement une femme se lève et donne sa place. Je ne trouve pas ce procédé honnête et il est illégal. Tout le monde a le droit de venir assister à une audience publique et une personne lambda ne peut pas s’arroger le droit de décider qui peut rentrer dans un tribunal ou non. Même en Pologne on n’accepterait pas cela. D’autant plus que Greekemmy fait pire : lorsqu’elle aperçoit dans le couloir du tribunal ou dans la salle d’audience une personne qu’elle ne connaît pas, d’autorité elle exige de connaître son nom et ses coordonnées comme si elle était la police en personne. Or, il est illégal de stocker les données privées de personnes rencontrées dans un lieu public en se faisant passer pour une autorité compétente. Encore une des nombreuses bizarreries du dossier Assange qui a des conséquences, puisque les citoyens sont ainsi découragés d’assister aux audiences.
D’ailleurs, une femme passe devant la file d’attente nous susurrant que très peu de personnes pourront assister, la salle numéro 3 est très petite, il n’y a que 13 places pour le public. C’est vrai, je le sais, mais je persévère. Nous passons les portiques de sécurité en compagnie des familles des autres accusés polonais et roumains du jour. Surprise, l’audience a lieu dans la salle 1, plus grande ! Nous fonçons au premier étage. Il y a certes plus de place, mais 40 personnes attendent déjà. Greekemmy négocie avec les agents de sécurité pour que ses protégés passent avant les autres personnes en attente. Parmi les «protégés» je distingue Jennifer Robinson, l’ancienne médiatique avocate d’Assange, mais il n’y a ni Christine Hawkins ni John Shipton. Greekemmy ne peut donc se prévaloir face aux huissiers que son groupe serait la «famille» de Julian Assange. À ce stade nous sommes tous à égalité, des citoyens qui venons assister à un procès public. Les huissiers laissent passer une vingtaine de journalistes qui ont montré leur carte de presse au secrétariat. La foule commence à pousser sur la porte et Greekemmy n’est pas en reste, me poussant, me tirant et me criant que je ne suis «pas enregistrée sur la liste». Je lui réponds en grec, qu’il n’y a pas de liste, que le procès est public et que tout le monde a le droit de rentrer.
Les agents de sécurité réclament le calme et commencent par faire entrer le public au compte-goutte. Je me retrouve dans une petite pièce derrière une vitre, comme dans la salle 3 mais plus grande. Je m’assois au milieu de la seconde rangée et je ne bouge plus, quoi qu’il m’en coûte. La salle est vite remplie et commence alors le manège des «substitutions» qui permet à Juan Branco de s’assoir entre John Pilger et Ken Livingstone à ma droite.
Il fait chaud, serrés et immobiles, malgré la soif, les bouteilles d’eau sont interdites. Le temps passe, tout le monde a pris place dans la salle mais l’audience ne démarre pas. Je vois Gareth Peirce et Mark Summers arriver après leur séance au café, derrière son assistante et un autre homme qui s’avérera être Alistar Lyon, proche collaborateur de Peirce. Je distingue aussi Clair Dobbin, la request barrister des américains et une autre de ses collaboratrices. Je comprends maintenant que l’accusation, le procureur est assis devant le juge avec à sa gauche les avocats de la défense et à sa droite ceux de l’accusation.
Le greffier, un homme âgé, prend place derrière le bureau sous l’estrade du juge. Il restera remarquablement discret, laissant la jeune et accorte juge Vanessa Baraitser mener la barque de ce show politique. Les nombreux journalistes sont assis en rang d’oignon au fond de la salle, c’est-à-dire sous la vitre séparant le public du personnel juridique. Trois messieurs discrets attirent mon regard, trois jeunes en costumes bien taillés, aux sourires éclatants et un autre un peu plus âgé : qui sont-ils ? Ils mettent à profit notre interminable attente pour se concerter avec Clair Dobbin et sa collègue d’abord, puis avec le procureur… Ils se placent de manière à ne pas être entendus des journalistes. Le message est clair. Ce sont les pontes de l’accusation. Des américains ? Interrogés, ils refuseront de donner leur nom à la sortie de l’audience. Ils sortiront satisfaits et souriants. J’ai vite compris que le retard de l’audience est destiné à leur permettre d’avoir le temps de se concerter avec la partie anglaise. Dans ce dossier, il n’y a jamais de hasard.
Les agents de sécurité puis Vanessa Baraitser elle-même nous mettent en garde : au moindre mouvement de perturbation, nous serons virés et la séance suspendue. Il n’est donc évidemment pas question de montrer nos panneaux. Puis, un ange passe, cela va très vite.
L’audience commence. Julian Assange arrive dans l’espace des accusés derrière la vitre, perpendiculaire à notre espace. Il s’assied au fond. Il est debout quand nous nous levons lorsqu’apparaît la juge. L’émotion saisit tout le monde. Il est là… Il lève son poing gauche serré et se tourne vers nous. Nous répondons à son salut révolutionnaire et levons le poing. C’est tout ce que nous avons le droit de faire. L’agent de sécurité qui nous scrute en permanence nous fait signe que c’est fini. Le show commence.
Julian Assange est grand et voûté, mais il ne paraît pas si maigre vu de loin – on est à 30 mètres, derrière 2 vitres et on ne le voit que jusqu’à la taille car le bas du box est opaque. Ce n’est que lorsqu’il se lève et que sa veste se soulève qu’on voit qu’il est amaigri. Il porte un pull bleu ciel neuf, une chemise blanche avec le col rentré dans le pull, une veste bleue marine et un pantalon gris. Il est rasé et cette fois on voit bien son visage. Ses cheveux blancs sont coupés selon le style qu’il affectionnait quand il était plus jeune, en 2007-2009, sans frange et coiffés vers l’arrière. Pendant les 45 minutes de l’audience il regarde devant lui – la juge, les avocats et l’accusation, donc moi qui suis assise au milieu de la salle du public juste dans l’axe de la juge, j’ai une excellente vue sur son profil côté droit. Je suis bien obligée de le dire, il a l’air très triste, très abattu. Il a l’air d’être le même homme qu’en 2010 mais comme s’il avait 60 ans et pas 48. Bien sûr, il a perdu son air innocent des années de liberté, son sourire et son humour. Bien sûr, c’était déjà ainsi pendant sa captivité chez les équatoriens, mais je crois que c’est encore plus fort. Pas un seul petit sourire pendant 45 minutes, même esquissé. De plus il ne regarde jamais vers l’endroit où se trouvent «ses proches», les personnalités. JAMAIS il ne les salue ou il ne leur fait un signe de tête ou un sourire. JAMAIS. Il ne salue pas d’ailleurs ni Gareth Peirce ni Mark Summers. Il ne leur fait AUCUN signe.
Malgré son abattement manifeste, il a une présence physique impressionnante, un côté solide malgré tout, il affronte. Il a un dossier de papiers à la main mais ne les consulte pas. À un moment donné il sort des lunettes de sa poche de veste, puis les remet dans la poche. Nous ne savons pas hélas ce qu’il peut voir. Pendant la première partie du procès, il gardera cependant la même attitude de retrait que sur la vidéo du 11 octobre : il se balance doucement d’avant en arrière, paraît absent, met ses mains sous les aisselles sous les pans de sa veste et sa jambe gauche sur son genou droit.
Derrière moi sont assis les membres de la famille du migrant suivant qui va être jugé après. Ils discutent entre eux, ne paraissent pas très contents. L’huissière les sort pour leur dire que leur proche sera jugé bien plus tard, après le procès politique. Deux chaises se libèrent ; ce qui permet à deux petites mains de Greekemmy chassées par l’arrivée de Pilger et Branco de revenir assister à l’audience.
L’audience commence. Je vous livre ce que j’ai compris mais il n’est pas facile de saisir la totalité de ce qui est dit, car juge, accusation et avocats se répondent mutuellement entre eux dans une justice rendue au nom du Roi et non du peuple dans laquelle le peuple n’est que toléré. Vanessa Baraister demande à Julian Assange de se présenter. Il se lève mais a du mal à dire son propre nom… Il trébuche sur les mots, finit par dire «Julian Assange» mais doit essayer plusieurs fois avant de prononcer sa date de naissance. On l’entend très mal, mais c’est bien sa voix, sa façon très particulière de parler qui fait que j’ai toujours compris, alors que je ne suis pas anglophone, la totalité de ses conférences et entretiens fleuves donnés en 2010 et toujours accessibles sur internet.
Vanessa Baraister parle de la progression du «case», de la procédure et du calendrier qui a été fixé à la fin de juillet. Elle cite souvent une audience du 31 juillet, une audience dont le public et nous-mêmes n’étions pas au courant alors qu’au coeur de l’été avocats et «proches» de Julian Assange étaient partis et nous nous inquiétions tant de l’absence de la moindre nouvelle. Ce qui veut dire que les audiences dites techniques peuvent être primordiales… La juge déclare enfin qu’une «plainte des États-Unis a mené à la formulation d’une requête d’extradition auprès du gouvernement britannique». Dès que la voie diplomatique est citée, il apparaît enfin que la procédure utilisée est la convention bilatérale d’extradition. C’est certes une procédure qui s’appliquera, Brexit ou pas Brexit, mais il faudra que les «preuves» soient examinées.
Concrètement dans ces procédures bilatérales les juges doivent examiner les preuves et il n’est nullement automatique de devoir obéir à la requête de l’État étranger, puisque contrairement au Mandat d’Arrêt Européen, l’État receveur de la requête garde sa souveraineté. Vanessa Baraister donne parole au procureur britannique Lewis qui globalement gardera la parole les trois quart du temps. Un petit quart sera donné à Summers. Le procureur est assis en face de la juge entre Summers et Peirce et Clair Dobbin. Au début il présente donc la plainte des États-Unis menant à une requête d’extradition faite à la Grande-Bretagne. Selon lui le «peuple des États-Unis» se serait senti offensé par le fait que Julian Assange ait publié les télégrammes diplomatiques secrets américains. 19 000, 400 000 ; les chiffres des publications de Wikileaks en 2010 défilent. L’offense serait constituée par le fait que les publications auraient délibérément dévoilé les noms de personnes, qui de ce fait, auraient été torturées et mises à mort.
C’est le même argument qu’en 2010 et le gouvernement des États-Unis à l’époque avait admis qu’il était faux. Mais que peuvent-ils inventer d’autre ? Rien. Il faut justifier «l’offense faite au peuple américain» alors même que leur requête viole leurs propres lois. Il s’en suit un dialogue entre procureur et juge à propos du calendrier. Des dates sont énumérées : le 2 mai l’arrestation, le 14 juin «l’extradition adress», le 31 juillet le «case management» (audience de gestion), puis l’instruction de la plainte et une date importante pour la défense le 18 octobre. Oui, le 18 octobre, il s’est passé quelque chose d’important entre les avocats et la juge. Mais j’étais présente salle numéro 3 aux audiences d’extradition et je n’y ai vu que les extradés est-européens. Julien Assange n’a pas comparu. Il est possible que c’était la date limite du dépôt des preuves de la défense, et cela a été réglé entre avocats et juge via le dépôt des documents dans le dossier. Ce que je comprends est que l’accusation demande que les preuves des deux parties soient déposées en un mois, la défense veut avoir trois mois.
La juge donne la parole à Mark Summers. Celui-ci se lève et commence sa plaidoirie d’abord d’une voix forte, puis finit malheureusement par baisser le ton et la fin de son discours n’est plus audible du public. Il explique que ce procès a une haute importance politique et ses conséquences vont affecter tous les lanceurs d’alerte et les journalistes d’investigation. Il parle de liberté d’expression d’une belle façon mais je ne sais pas si son éloquence apporte quelque chose de nouveau. Il évoque les «Spanish contractors», l’entreprise de sécurité privée qui a espionné Julian Assange dans les locaux de l’Équateur et le procès qui est en cours pour obtenir ces enregistrements afin de demander un délai supplémentaire pour les preuves. Il parle de Chelsea Manning et des contacts nécessaires avec les avocats américains. Il veut avoir 3 ou 4 mois de plus, mais il ne cite qu’une date, le 18 décembre, aucune en février, mars ou avril… Or si le juge ne lui accorde que deux mois pour déposer les preuves de la défense, le reste du timing se déroulera comme il était prévu par l’accusation et le «full extradition hearing» aura bien lieu en février 2020.
La juge reformule à voix haute : «application for more time for evidence» – requête pour plus de temps pour déposer les preuves. Julian Assange assiste à cela le regard vide. Il semble mal à l’aise, absent. Puis il s’anime quand la juge propose une pause pour qu’il puisse parler à sa défense. Mark Summers a effectivement évoqué la difficulté de communiquer avec Julian Assange en prison. Mais pour autant il ne fait pas de demande de libération, ou un changement de prison pour Wandsworth ou un changement de régime carcéral. On comprend vite que dans ce théâtre, un avocat en vue fait carrière, il ne va pas risquer de demander des choses qui vont être refusées. Donc il ne demande rien.
Alors la pause a lieu. La juge part, on se lève. Le petit monde de Greekemmy ne s’occupe plus que de lui : les uns vont boire, d’autres aux toilettes, ils se parlent, sortent faire leur communication avec les journalistes. Peu de gens restent pour Julian. Moi évidemment je reste. Je le regarde, je lui souris, j’essaye de lui transmettre notre message par les yeux. Je le vois toujours assis s’approcher de la vitre. Il parle d’abord à Summers et Peirce, puis à Alistar Lyon, le collaborateur de Peirce. Lyon ne va pas s’exprimer aujourd’hui. Donc si Julian lui parle, c’est pour préparer la suite.
Quand Lyon se penche vers Julian pour lui parler, Julian est tourné vers le public. Alors je vois qu’il me voit. Je vois bien ses yeux et j’établis un contact visuel. Mais il reste triste et concentré. C’est fini, la juge revient. La bataille des dates continue. Le procureur réclame un mois : «it is very easy to say more time». Summers demande plus de temps, mais il est toujours question du 18 décembre, deux mois après le 18 octobre. La juge dit qu’il faut une négociation. Julian semble s’animer et écouter, il se rapproche de la vitre. Mais il ne regarde toujours pas le public. Les protagonistes du «management», de la «gestion du cas» sortent chacun leur agenda comme dans une rencontre commerciale. Si le dépôt des preuves de la défense sera le 18 décembre, le 18 janvier la date limite des preuves de l’accusation, le 1er février on liste les documents de la défense, le 18 février c’est le «prosecution hearing» (l’audience d’accusation) et puis du 21 au 24 février aura lieu le «full extradition hearing» (l’audience finale d’extradition).
C’est ce qui est décidé. La juge repousse les demandes de Mark Summers. Elle arrête ce calendrier. Elle se tourne vers Julian pour lui signifier sa décision. Elle lui dit qu’il restera en détention et qu’il doit comparaître tous les 28 jours en vidéo. La première date de comparution pour prolongation de détention sera le 18 novembre. Elle se garde évidemment de dire que ces dates sont aussi des occasions pour la défense de formuler des requête de remise en liberté, sous caution, pour raisons de santé ou raisons familiales. C’est pourtant légalement possible et cette bataille est le quotidien des avocats polonais que j’ai vu lutter dans ces salles pour sortir leur client du centre de rétention. Mais Vanessa Baraitser ne risque pas d’être ennuyée par l’examen des demandes de libération formulées par Summers ou Peirce : elle sait qu’il n’y en aura pas. Elle continue tranquillement à citer le 19 décembre en vidéo pour le «case management hearing», puis le 18 janvier (les 28 jours écoulés), le 1er février, le 18 février, puis le final du 21 au 24 février. La fin aura lieu au tribunal de Belmarsh. Un murmure d’horreur parcourt alors la partie de la salle dévouée à Greekemmy. On comprend et pour le coup on se sent proches de Greekemmy…
À cet instant, Vanessa Baraitser permet à Julian Assange de prendre la parole. Et c’est là que le terrible, l’extraordinaire se produit. Il se lève, essaye de parler. Il n’arrive pas à prononcer des phrases entières, elles sont hâchées, il parle bas, il bégaye. On voit qu’il est dans un sale état. Nous sommes tous suspendus à ses lèvres en tentant de comprendre ce qu’il dit. Pour la première fois, on se sent unis avec tous ces gens hostiles… Il est au bord des larmes, pleure je crois, comme sur le balcon en mai 2017. Tout d’abord Baraitser, tel un bourreau froid, lui demande s’il a compris. Il répond que non ! Elle lui dit de demander à ses avocats, comme si un homme qui n’est pas en état de comprendre devait être dépendant des autres, plutôt qu’on le libère pour reprendre des forces et se battre lui-même pour son sort. Mais Julian Assange ne se laisse pas remettre dans la case de la passivité. Il lutte. Il dit que ce n’est pas «fair», que la puissance avait 10 ans pour préparer ce procès… Il évoque qu’il n’a pas ses documents… Dans les deux dernières phrases, les plus terribles, je distingue «interior life» et «children»… Mais je ne comprends rien d’autre. C’est horrible. Même les Anglais ne comprennent rien. J’interroge mon voisin, il n’a pas entendu mieux que moi. (C’est par la suite que nous aurons la transcription de ses paroles, minutieusement notées et sûrement recoupées par le journaliste du Guardian. C’était possible pour les journalistes de mieux entendre que nous, puisqu’ils se trouvaient à 10 mètres de lui derrière une vitre, nous à 30 et derrière deux vitres…). «Ils sont entrés dans ma vie intérieur avec les psychologues. Ils ont volé l’ADN de mes enfants». Quoi que ces mots veuillent dire, ils parlent de la torture que cet homme a subi et dont il nous avertit. La torture est un crime, que tout le monde se le rappelle…
C’est fini. La juge part, Julian est parti. Les agents de sécurité nous chassent et font sortir les judiciaires par la suite. Je passe mon temps à pister les américains de l’accusation pour leur demander leurs noms puis à tenter de parler à Alistar Lyon. Clair Dobbin me salue en me reconnaissant. Dehors, les autres font leur com alors que les Gilets Jaunes pourchassent le fourgon de police privée qui emmène Julian. Il n’est plus seul, je suis sûre qu’il l’a compris. Il nous a vu et il a entendu.
Je suis alors intriguée car je remarque Hrafnsonn, Pilger et Lockhart Smith sortir d’une «consultation room 4», salle normalement fermée car réservée aux avocats. Ils ont l’air contents d’eux. Par la vitre de cette salle, je vois aussi Juan Branco en conversation avec Renata Ávila, responsable dans l’organisation Open Democracy, financée par George Soros, et responsable politique dans le mouvement de Yánis Varoufákis, Diem 25. Je suis étonnée qu’un tribunal britannique aussi à cheval sur les règles permette à des mouvements politiques et des personnes privées d’utiliser ses salles pour des réunions. Car c’est confirmé, ces salles sont réservées aux avocats et à leurs clients, certainement pour éviter les séances de travail dehors, telle ce matin ma rencontre impromptue avec Gareth Peirce et Mark Summers au café du coin. Dans cette affaire, le client est Julian Assange, il est adulte et n’est pas sous curatelle et donc personne ne doit le représenter auprès de ses avocats, qui sont respectivement le sollicitor Gareth Peirce et le barrister Mark Summers. Tous les autres ont les mêmes droits que le public, que moi, et ne devraient pas avoir d’accès privilégié à ces lieux.
Nous retrouvons nos amis dehors alors que les caméras s’activent autour de la foule. Les Gilets Jaunes se font entendre dans les rues de Londres. La lutte continue.