Le sultan Erdoğan : un ottoman en rupture avec l’héritage kémaliste
La Turquie est sans doute l’un des pays qui est revenu au cours de cette année 2020 le plus régulièrement au-devant de l’actualité internationale. Que ce soit dans ses critiques à l’endroit de l’Occident (particulièrement de la France) ou dans sa politique étrangère virulente, le Président turc Recep Tayyip Erdoğan semble plus que jamais rêver d’un retour à la gloire ottomane. Afin d’appréhender la politique étrangère de la Turquie, il est cependant nécessaire de comprendre les dynamiques et les clivages qui structurent sa politique intérieure.
Mustafa Kemal Atatürk : une Turquie laïque, moderne et occidentale
Mustafa Kemal est le fondateur et premier Président de la République turque, créée en 1923. Fort de sa carrière militaire, son engagement nationaliste et son opposition au Traité de Sèvres, il est considéré comme l’édificateur de la nation turque, redonnant ainsi une fierté au peuple turc après le démantèlement de l’Empire ottoman. C’est pourquoi il est davantage connu sous le surnom Atatürk (Père des Turcs). Mustafa Kemal était un président modernisateur et francophile, souhaitant rapprocher la Turquie de l’Occident et la faire entrer dans la «grande famille des peuples modernes». C’est ainsi qu’il remplaça en 1926 le calendrier musulman par le calendrier grégorien et en 1928 l’alphabet arabe par l’alphabet latin ou qu’il accorda le droit de vote aux femmes entre 1930 et 1934. La clef de voûte de cette occidentalisation est l’introduction de la laïcité. Il l’inscrit en 1937 comme élément intangible de la Constitution et érige l’armée comme étant son garant afin d’être sûr qu’elle lui survive.
La laïcité n’a pas été imposée en un an mais par le biais de réformes successives : abolition du Sultanat en 1922, du Califat en 1924, interdiction des écoles religieuses en 1924, démantèlement des tribunaux religieux en 1926, etc. Jusqu’à ce qu’il amende en 1928 l’article 2 de la Constitution ; un article qui faisait de l’Islam la religion d’Etat. Largement inspiré par la Révolution française, il souhaitera écarter totalement l’influence de la religion au sein de la société en subordonnant le pouvoir religieux au pouvoir politique (là est la différence fondamentale avec la laïcité française). Atatürk pense que l’Islam n’est pas une religion moderne et se montre très critique à son endroit. À tel point qu’il a tenu des propos qui seraient aujourd’hui considérés comme islamophobes : «[…] les interprétations abusives de générations de prêtres crasseux et ignares ont fixé, en Turquie, tous les détails de la loi civile et criminelle. […] L’islam, cette théologie absurde d’un Bédouin immoral, est un cadavre putréfié qui empoisonne nos vies. […] Il n’y a pas de Dieu ! Il n’y a que des chaînes avec lesquelles les prêtres et les mauvais souverains emprisonnent le peuple»1.
À sa mort, deux limites fondamentales empêchent la poursuite de l’effort modernisateur et occidentaliste. D’un côté, la laïcité a trop été imposée par le haut et manque de soutien populaire, de l’autre, aucun personnage politique n’a autant d’aura, d’envergure et de légitimité que lui pour imposer les réformes.
En dépit des efforts pour ostraciser l’Islam, cette religion reste très influente au sein des classes populaires et rurales. C’est pourquoi, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, mais surtout depuis les années 1970, la situation semble se renverser. Ce sont les partis politiques islamo-conservateurs qui se succèdent au pouvoir et ont pour projet de réintroduire l’Islam dans la Constitution et de réislamiser la société. Le fait d’avoir subordonné le religieux au politique est sans doute une erreur d’Atatürk2. Il apparaît que la Turquie n’est laïque que quand les partis kémalistes ou l’armée prennent le pouvoir et est islamique lorsque les islamo-conservateurs y parviennent.
Recep Tayyip Erdoğan : une réislamisation de la Turquie
Le président Erdoğan et son parti (l’AKP), au pouvoir depuis 2003, se positionnent manifestement en rupture avec l’héritage kémaliste. Ce dernier annonçait clairement lors de sa campagne présidentielle de 2014 vouloir restaurer la place de la religion sunnite, encourager la morale islamique et se servir de l’école pour élever des jeunes générations plus pieuses. Lors de ses interventions publiques, il n’hésite pas à se montrer avec un Coran ou à y faire régulièrement référence, quels que soient les sujets abordés. En ce qui concerne la place des femmes, Atatürk souhaitait avant tout les émanciper et leur accorder des droits égaux aux hommes. Erdoğan affirme quant à lui qu’elles ne peuvent pas être considérées comme les égales des hommes3 et que «notre religion a défini une place pour les femmes : la maternité».
Mais qu’a-t-il fait concrètement pour réislamiser son pays ? D’un point de vue administratif, il a largement augmenté le budget du Diyanet (l’administration des affaires religieuses) afin de construire davantage de mosquées et doubler le nombre d’imams. Sur la question éducative, il a rendu obligatoire l’apprentissage du Coran et a évacué en 2017 la théorie de l’évolution de Darwin4 des programmes de lycée. Erdoğan a également fait voter en 2008 l’autorisation du port du voile à l’université et dans l’administration ; une loi qu’il qualifie de «grande avancée sociale». Il apparaît clairement que dans tous les domaines, le président turc s’efforce de répandre la morale islamique et s’oppose en cela à Atatürk.
Bien que la figure d’Atatürk soit largement consensuelle, la vie politique turque est en permanence divisée entre deux grands courants : les laïcs kémalistes et modernistes et les islamo-conservateurs. Mustafa Kemal et Erdoğan appartiennent chacun à un de ces courants. Sans doute le point d’orgue de cette opposition est la décision hautement symbolique de refaire de Sainte-Sophie une mosquée alors qu’elle était un musée depuis qu’Atatürk l’eut décidé en 1934. Ainsi, Erdoğan apparaît comme étant dans un grand écart de plus en plus difficile à tenir entre d’un côté une politique islamiste et néo-ottomane et de l’autre une revendication d’Atatürk en ce qu’il est le fondateur de la nation et une figure adulée du peuple.
Une politique étrangère néo-ottomane de rupture avec l’Occident
En ce qui concerne les relations internationales, Mustafa Kemal souhaitait arrimer solidement la Turquie à l’Occident afin qu’elle émerge durablement parmi les nations puissantes et modernes. C’est en ce sens que la Turquie a adhéré à l’OTAN en 1952, qu’elle est un État associé à la communauté européenne depuis 1963 et qu’elle a déposé sa candidature de membre à la Communauté économique européenne (qui deviendra l’Union européenne) en 1987. Ce n’est qu’à la fin de la Guerre froide que le pays a commencé à développer une politique étrangère plus pragmatique et autonome, davantage tournée vers les Balkans, le Caucase, le Moyen-Orient et la Méditerranée orientale.
Depuis le début des années 2000 et l’accès au pouvoir de l’AKP, les dirigeants estiment que l’intérêt que la Turquie a porté pour l’Occident n’a été que trop peu récompensé. Ils ont donc accentué le mouvement initié dans les années 90 en recentrant le pays sur son proche voisinage. Ahmet Davutoğlu (ministre des affaires étrangères et premier ministre entre 2009 et 2016) est l’initiateur de cette nouvelle politique. Selon lui, l’alignement kémaliste sur l’Occident, notamment l’OTAN, a pétrifié la Turquie et le rejet de l’adhésion à l’UE témoigne d’une non-reconnaissance des efforts accomplis par son pays. Dès lors, il faut que la Turquie réaffirme son rôle ottoman de puissance régionale et de guide de la communauté islamique, notamment en initiant une politique de «zéro problème avec ses voisins». Il s’agit d’adopter une position ouverte sur le monde arabe en nouant de nombreux partenariats et d’initier une politique de coopération avec les puissances régionales (Iran, Russie, Bachar al-Assad, etc.). Même si cette politique a été assez vite abandonnée du fait que la Turquie souhaitait s’engager davantage dans les conflits avec la Grèce, dans le Caucase, en Syrie, avec le Kurdistan, etc…, il n’en demeure pas moins qu’Erdoğan a conservé la volonté néo-ottomane et la politique étrangère axée sur les enjeux régionaux.
En quoi consiste cette politique néo-ottomane ? Il s’agit de réaffirmer l’identité nationale turque, basée sur l’Islam et non sur l’identité laïque-républicaine. Selon Davutoğlu, la puissance et l’identité sont étroitement liées en géopolitique. Durant tout le XXème siècle, la Turquie n’a pas pu devenir une puissance à la hauteur de son potentiel puisqu’elle avait abandonné son identité. En renouant avec son passé ottoman et avec la religion islamique, elle peut désormais construire une politique étrangère autonome, cohérente et affirmée. Par son histoire et sa position géographique très avantageuse, la Turquie se doit d’être dynamique et ambitieuse si elle veut retrouver la puissance qui était la sienne.
Nous avons pu le remarquer, surtout au cours de ces deux dernières années, Recep Tayyip Erdoğan s’inscrit manifestement dans une volonté néo-ottomane. Il se réclame de la grandeur de l’Empire ottoman, du panislamisme des Frères Musulmans et du panturquisme des Jeunes-Turcs. Il a un agenda de politique étrangère différent des Européens et l’assume comme tel, que ce soit en Syrie, au Haut-Karabakh, en Libye ou dans ses relations avec les Kurdes. Au cours de l’année passée, ses altercations avec la France survenues à cause de sa politique à l’endroit de la Grèce et de la Libye montrent qu’il est prêt à s’engager dans un rapport de force contre les puissances européennes. En ce qui concerne l’OTAN, Erdoğan sait qu’il est dans son intérêt de demeurer au sein de l’alliance. Celle-ci peut lui servir de relais d’influence et lui faire bénéficier du principe de défense collective. Il n’hésite toutefois pas à s’en émanciper, voire aller à son encontre, selon ses propres intérêts. L’achat de systèmes de défense anti-aériens S-400 à la Russie et sa politique vis-à-vis des Kurdes (que ce soit lors de la guerre civile syrienne ou lors du retrait des troupes américaines positionnées à la frontière turco-syrienne) en sont des exemples.
Ainsi, il est nécessaire de garder en tête que la politique intérieure turque est scindée entre un camp laïco-républicain et un camp islamo-conservateur. Chacun défend sa propre vision de la Turquie et de son avenir, soit comme une puissance moderne et à vocation occidentale, soit comme un pays d’identité islamique cherchant à renouer avec la grandeur de son passé. En cela, la politique intérieure et extérieure sont étroitement liées. Pour comprendre la politique étrangère que mène Erdoğan actuellement, il faut avoir à l’esprit qu’il s’inscrit dans l’héritage ottoman bien plus que kémaliste. C’est pourquoi il rompt avec l’Occident, affirme son identité musulmane et mène une politique agressive, voire expansionniste, pour réaliser son rêve de Grande-Turquie.
Deux points sont tout de même importants à noter pour accompagner ce développement. Premièrement, sa politique étrangère agressive est rendue possible par le recul isolationniste des États-Unis de Trump, qui se désintéressent du Moyen-Orient et de tout ce qui ne relève pas de leurs intérêts directs et vitaux. Deuxièmement, il faut savoir qu’Erdogan est de plus en plus contesté de l’intérieur et qu’il cherche donc à désigner des ennemis extérieurs afin de rassembler son électorat.
- Emilien POUCHIN
- « Rejetons ce fez, qui est sur nos têtes comme l’emblème de l’ignorance et du fanatisme, et adoptons le chapeau, coiffure du monde civilisé ; montrons qu’il n’y a aucune différence de mentalité entre nous et la grande famille des peuples modernes », propos tenus lors de la « révolution du chapeau », initiée par la loi du 25 novembre 1925.
- Benoist-Mechin Jacques, Mustafa Kemal ou la mort d’un Empire, éditions Albin Michel, 1954.
- Erdogan : « La femme ne peut naturellement pas être égale à l’homme », Le Point, le 24/11/2014.
- La théorie de l’évolution a été évacuée sous prétexte que les élèves n’étaient pas en âge de la comprendre. En réalité, elle est dérangeante car elle contrevient à l’enseignement religieux.