À un mois de l’explosion qui a ravagé Beyrouth, l’écrivaine libanaise nous livre son récit
«Ne le sais-tu pas? Les guerres une fois commencées ne finissent jamais. Elles prennent seulement d’autres visages…».
Georgia Makhlouf, écrivaine et critique littéraire libanaise pour «L’Orient Littéraire[1]», ne pouvait pas savoir, lorsqu’elle écrivit cette phrase dans son roman «Les absents[2]», que celle-ci se serait révélée prophétique dans le Liban d’aujourd’hui, frappé au cœur par l’explosion qui a dévasté Beyrouth le 4 août dernier.
Plus d’un mois s’est écoulé depuis le désastre. Georgia se rappelle des jours qui ont suivi ce coup mortel infligé à sa ville, des nouvelles atroces qui arrivaient au compte-gouttes. «Les blessés avaient du mal à communiquer vers l’extérieur depuis les hôpitaux, eux-mêmes dévastés par l’explosion, les routes étaient jonchées de débris de verre et de gravats rendant la circulation difficile, le chaos était partout et la situation extrêmement confuse. Quelques jours après l’explosion, j’ai su qu’une très chère amie avait été hospitalisée à cause de blessures graves. Sa fille a publié un message pour ses proches sur les réseaux sociaux. Mon amie avait les mains blessées, elle ne pouvait pas écrire».
Georgia Makhlouf est revenue à Paris à peine deux jours avant le désastre. «Je vis entre Beyrouth et Paris depuis vingt ans, ce sont mes villes, mes foyers, à Beyrouth je travaille pour les pages littéraires du quotidien L’Orient Le Jour, c’est d’ailleurs par mon journal que j’ai immédiatement appris l’explosion. À partir de ce moment-là, un macabre ballet de nouvelles a commencé. J’ai découvert sur les réseaux sociaux les visages ensanglantés et souffrants de mes amis, j’ai essayé de contacter des copains dont je n’ai pas eu de nouvelles pendant des semaines, j’ai vu les bénévoles creuser dans les débris pour trouver des survivants, j’ai vu l’espoir dans leurs visages se ternir d’heure en heure».
L’État absent
Au-delà du deuil, Beyrouth supporte encore aujourd’hui le poids des polémiques, la population est descendue dans la rue pour protester contre l’incroyable inaction du gouvernement face à cette tragédie contemporaine.
«C’est la énième fois que les autorités étatiques font preuve d’inaptitudes, et que leurs actions se révèlent totalement inadéquates ; nos dirigeants sont complètement déconnectés de la réalité et des problèmes du peuple. Ce n’est certainement pas la première fois qu’on reçoit des aides de pays étrangers. Déjà, lorsque l’année dernière le pays était la proie d’incendies dévastateurs causés par les températures torrides du début de l’automne, nous avons dû demander l’aide de la Grèce et de Chypre.
Beyrouth a pu réagir grâce à l’implication de nombreux jeunes bénévoles. Des milliers de scouts sont venus de toutes les régions du Liban pour creuser, quasiment à mains nues, dans les ruines. Un ami m’a dit qu’un groupe de scouts s’était arrêté devant sa maison en lambeaux et avait proposé de l’aider. En l’espace de trois heures, les débris avaient été évacués ; sans leur aide, ce travail pénible aurait pris des journées entières. Il y a eu un élan de solidarité exceptionnel de la part des associations durant ces derniers mois ; la cohésion entre les régions est devenue plus forte. Je pense par exemple à l’association «Offre Joie» fondée par l’avocat Melhem Khalaf, bâtonnier de l’ordre des avocats et expert pour l’élimination de la discrimination raciale auprès du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, dont il est devenu vice-président, ou à d’autres ONG créées pour aider la population plus âgée, qui, au Liban n’a pas de retraite ou bénéficie d’aides minimales et se retrouve complètement perdue face à cette situation» explique Georgia.
Si les initiatives privées et solidaires se multiplient sans cesse, on ne peut pas en dire autant pour l’action gouvernementale.
«Les autorité libanaises, politiques ou universitaires, sont gangrenées par les divisions confessionnelles. On n’élit pas un ministre ou le recteur d’une université pour ses compétences, mais parce qu’il appartient à une certaine famille ou à un groupe religieux. Les incapables sont ainsi légion».
Pendant les jours qui ont suivi l’explosion, les autorités se sont ainsi montrées étonnamment absentes ; elles ont dû faire face parallèlement à de graves responsabilités.
Assis sur une poudrière
«Depuis 2013 nous étions assis sur une poudrière, et personne n’a rien fait, malgré les avertissements. Nous vivions sous une épée de Damoclès, depuis sept ans» souligne l’écrivaine, en ouvrant le sujet sensible du «mystère» lié au navire qui n’aurait jamais dû passer par Beyrouth.
Georgia fait référence au cargo Rhosus, propriété de l’homme d’affaires russe Igor Gretchouchkine.
Résident à Chypre et président d’une mystérieuse société basée aux îles Marshall, le businessman a disparu de la circulation après avoir abandonné dans le port de la ville libanaise son navire-poubelle, tout l’équipage et la dangereuse cargaison de tonnes de nitrate d’ammonium. Le navire est arrivé en novembre 2013. Depuis, les douanes avaient mis en garde à plusieurs reprises les autorités portuaires sur la dangerosité de la cargaison, sans que ces dernières réagissent. Le Rhosus avait sombré dans le port, le nitrate d’ammonium avait été stocké dans l’entrepôt n°12 pendant sept longues années. Durant ce temps, personne ne s’était jamais demandé pourquoi le port de Beria au Mozambique, destination finale officielle du Rhosus, ne savait rien de ce bateau. Et personne ne s’est demandé pourquoi ce nitrate restait à Beyrouth alors que l’arrêt du Rhosus dans le port de la capitale libanaise était dû, apparemment, au hasard d’une panne technique. Le site américain dni.gov du renseignement rappelle les liens entre ce composant chimique et les activités terroristes d’Hezbollah, différents membres de l’organisation ayant été arrêtés en possession de nitrate pour mener des attentats.
À plus d’un mois de l’explosion, le mystère reste dense.
Un patrimoine balayé
Georgia déplore aussi les immenses pertes culturelles subies par la capitale libanaise.
«Bien évidemment il y a d’abord la douleur pour les pertes humaines, mais il faudra aussi parler d’un patrimoine artistique et culturel qui en un battement de cils est parti en fumée.
Les belles demeures de 1900 du centre historique sont complètement détruites, le quartier du port n’était pas constitué que des sièges d’activités commerciales et industrielles : des centaines d’anciens docks avaient été reconvertis en galeries d’art, espaces culturels, bibliothèques, ils étaient la référence pour une nouvelle bohème artistique et pour un nouveau ferment culturel. Tout a été balayé.
Reconstruire sera très compliqué. Les banques ont opéré un véritable hold-up sur l’épargne de la population. L’accès à l’argent est maintenant limité. Comment fera-t-on pour accéder aux fonds nécessaires pour reconstruire et restaurer ce qui a été détruit? Il s’agit d’un travail titanesque et la solidarité de la population toute entière et même de l’étranger, est loin d’être suffisante pour accomplir cette tâche».
Eva Morletto
[1] Supplément littéraire de L’Orient le Jour.
[2] Roman paru aux éditions Rivages en 2014. Depuis, elle a publié un second roman, «Port-au-Prince : aller, retour» (La Cheminante, 2019).