Encore un spectacle européen où les États membres jouent aux marchands de tapis à coups de milliards d’argent public ou de dette, derrière les portes closes du Conseil. Tandis que le Parlement européen regarde, comme le reste des citoyens européens, sans autre recours que l’attente de la divine parole autorisée.
Chaque chef d’État s’empressera de faire passer la débâcle pour une victoire personnelle et mettra en avant le courage de leurs alliés dans ce moment de haute lutte qui leur confère leur stature de leader éclairé auprès de leurs audiences nationales.
Aujourd’hui, pour ce sommet extraordinairement long, la défaite est multiple. C’est d’abord la fin de la légende du moteur franco-allemand, par la volonté duquel tout se fait et se défait en Europe. Malgré la volonté affichée d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel, leur posture martiale et leur front commun pour faire passer le plan de relance de 500 milliards d’euros, les faiseurs de roi sont les petits pays du Nord, dits «radins» ou «frugaux» et particulièrement Mark Rutte, le Premier ministre des Pays-Bas.
Rutte défend avec ses alliés (Autriche, Danemark, Suède et Finlande) une vision de l’Europe conforme à son orientation libérale de grand marché de la libre concurrence et de l’austérité budgétaire. Il ne voit pas pourquoi changer une recette qui fait gagner son pays, malgré l’ampleur de la crise économique et sanitaire.
Pour rappel, les Pays-Bas, qui bloquent l’accord, disposent de 15 000 sociétés boîtes aux lettres qui représentent 4 500 milliards de capitaux. C’est cinq fois plus que le PIB du pays. L’avantage comparatif du pays est en grande partie dû au choix de l’Union Européenne de cautionner les paradis fiscaux intra-européens, par souci de compétitivité, de libre circulation des capitaux, des biens et des personnes. Surtout des capitaux.
Grâce au leadership de Mark Rutte, les États «frugaux» auraient obtenu de faire abaisser l’enveloppe de subventions de 500 à 390 milliards d’euros, le reste de l’enveloppe étant financée sous forme de prêts, soumis à conditions.
Selon le Premier ministre néerlandais :
«Nous sommes prêts à accepter un tournant des prêts vers des subventions à condition que des réformes soient faites et réalisées».
Les réformes, nous les connaissons assez bien depuis la crise de 2008 et le traitement imposé à la Grèce : austérité, baisse des salaires, augmentation du temps de travail, diminution des retraites, suppression massive d’emplois dans la fonction publique, dérégulation du marché du travail et privatisations. Pas de coïncidence, c’est quasiment le projet d’Emmanuel Macron.
La deuxième défaite est celle de la construction d’une Europe politique. Il n’y a pas de souveraineté européenne qui tienne.
Enterré donc le «plan de relance» post-covid de 750 milliards d’euros, qui actait la mutualisation partielle des dettes nationales. Et rien n’est encore fixé pour les coupes dans le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 de 1074 milliards d’euros.
Cette négociation, peu importe la façon dont l’issue en sera présentée, oublie ou reporte un point crucial de discussion : les ressources.
Aujourd’hui, l’Union européenne dispose de ressources propres, dont :
Les ressources propres traditionnelles (droits de douane, prélèvements agricoles et cotisations sur le sucre et l’isoglucose) introduites en 1970 sont perçues auprès des opérateurs économiques par les États membres pour le compte de l’UE. Elles représentaient 16% du total des recettes de l’Union en 2018, soit 23 Mds€. Les droits de douane, perçus sur les importations en provenance de pays tiers au sein de l’UE, mais les accords successifs de réduction ou de suppression des droits de douane ont considérablement réduit cette ressource. Les prélèvements agricoles, perçus sur les importations dans l’UE de produits agricoles couverts par la politique agricole commune (PAC).
La «ressource TVA» : une contribution des États membres correspondant au montant d’une TVA perçue au taux de 0,3% sur une assiette harmonisée entre les pays de l’UE de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) qu’ils perçoivent. Elle a cessé d’être la principale ressource de l’Union européenne. Elle représentait 12% de la totalité des ressources de l’UE en 2018, soit 17 Mds€.
La «ressource RNB» : un prélèvement sur le revenu national brut (RNB) de chaque État membre d’un pourcentage fixé annuellement par le budget de l’Union. Cette ressource, créée en 1988, était au départ complémentaire, c’est-à-dire qu’elle ne devait être perçue que si les autres ressources propres étaient insuffisantes pour couvrir les dépenses. Elle représente aujourd’hui, et de loin, la principale source de revenus de l’UE : 71% de la totalité des ressources propres en 2018, soit 103 Mds€ !
Voilà donc l’équation simple à résoudre pour éviter l’éclatement prochain de l’Union européenne : comment financer le remboursement de la dette (vu que les responsables financiers ne semblent pas s’orienter vers une annulation pure et simple) ?
Les frugaux veulent un rabais et un financement par la dette. Or les ressources propres de l’UE vont dépendre des résultats des pays membres en grande partie et de nouvelles taxes brisant l’orientation de libre-échange des dernières années.
Rien n’est moins sûr que l’acceptation par les 27 d’une telle orientation ni que l’exécutif européen sera doté des moyens afférents, vu que ce dernier est perçu comme l’ennemi du libre-échange ou le patron de la troïka de l’austérité.
Fait unique dans l’histoire, l’Union européenne a ainsi inventé un empire technocratique dépossédé du pouvoir, organisant sa propre chute, au sein d’instances de discussions devenues anachroniques. Les milliards mis sur la table ne pèseront pas lourds face aux stratégies de relance chinoises ou américaines et seule subsistera l’absence de vision et de cohésion, au sein d’un ensemble hétéroclite de petits pays concurrents, incapables d’organiser leur survie à l’échelle mondiale.