Après avoir brandi la menace d’une interdiction de l’application de partage de vidéos chinoise TikTok aux États-Unis un peu plus tôt dans la semaine invoquant la sécurité nationale, le président Donald Trump a signé, jeudi 6 août, 2 décrets interdisant à toute personne, institution ou entreprise américaine d’engager une transaction financière avec ByteDance, entreprise propriétaire du célèbre réseau social. Prenant tout le monde de court, Donald Trump a aussi signé dans la foulée un deuxième décret imposant les mêmes restrictions à Tencent, entreprise détenant l’application WeChat. Bien que peu connue en dehors de la Chine, WeChat est l’application préférée des Chinois, régissant presque entièrement leur vie quotidienne en proposant des services multiples allant de la messagerie de type WhatsApp (son utilisation principale) à la réservation d’un taxi ou surtout pour son service de paiement digitalisé extrêmement populaire et usité en Chine. Son interdiction aux États-Unis signale une prise de position symbolique forte à destination des géants de la tech chinois.
La rivalité technologique au cœur des tensions sino-américaines
Cet épisode intervient dans un contexte de tensions accrues entre les deux pays. Engagés dans une guerre commerciale depuis 2018 sur fond de frictions en mer de Chine du Sud et quelques jours seulement après la fermeture du consulat chinois à Houston et du consulat des États-Unis à Chengdu en représailles, cette décision s’ajoute aux dissensions déjà nombreuses qui opposent les deux pays. L’affaire TikTok n’est en effet qu’un volet de la compétition globale de plus en plus aiguë opposant la Chine et les États-Unis qui touche tous les domaines, et notamment les technologies, secteur particulièrement critique de la rivalité entre les deux puissances.
Les critiques envers TikTok, application qui a explosé pendant le confinement et téléchargée par environ 150 millions d’Américains, rappellent les mises en garde de Mike Pompeo, secrétaire d’État américain, au sujet des risques de surveillance et d’espionnage par Pékin liés au déploiement de la 5G par Huawei, en particulier en Europe. En mai, le président Trump a prolongé l’interdiction de vente des appareils Huawei et ZTE sur le territoire américain soupçonnés d’espionnage pour le compte du gouvernement chinois. De même, après avoir résisté aux sirènes de Washington, le Royaume-Uni a décidé le mois dernier d’interdire l’achat d’équipements fabriqués par le groupe chinois pour son réseau 5G, largement sous pression américaine.
Huawei, Zoom, TikTok… «l’œil de Pékin» ?
Selon les spécialistes, les craintes sur le respect de la vie privée et la protection des données à l’égard des géants technologiques chinois sont justifiées et à prendre au sérieux. De nombreux chercheurs attestent d’un lien quasi systématique entre les grandes entreprises chinoises et le régime dans la mesure où il est compliqué de réussir dans le business en Chine sans le soutien du pouvoir. De même, la nature de plus en plus autoritaire du régime vient ajouter aux craintes de surveillance et de récolte des données. La loi sur la cybersécurité entrée en vigueur en 2017 abonde dans ce sens. «Sans cybersécurité, pas de sécurité nationale» avait déclaré le président Xi Jinping en 2014. Cette loi permet en effet aux autorités d’interroger les données des entreprises technologiques dont les serveurs doivent être localisés en Chine et stipule clairement que tout citoyen ou organisation doit soutenir, assister et coopérer avec le travail de renseignement national. De même, la proximité de cellules du Parti Communiste Chinois (PCC) avec les directions des entreprises concernées invite à s’interroger sur l’influence du régime sur les décisions et les pratiques de ces entreprises.
Les soupçons de lien entre les entreprises technologiques chinoises et le pouvoir sont d’autant plus exacerbés depuis qu’une adolescente américaine a vu son compte TikTok suspendu après avoir critiqué publiquement la répression de la minorité musulmane ouïghoure au Xinjiang par le régime chinois sur le réseau social. De la même façon, des doutes ont également pesé sur le site de visioconférence Zoom, devenu populaire pendant le confinement, alors que l’entreprise a reçu des pressions pour suspendre les sessions commémorant le massacre de Tiananmen. Enfin, l’ONG Citizen Lab a récemment mis en lumière le fait que WeChat récolte les données de ses utilisateurs situés hors de Chine pour entraîner l’algorithme utilisé en Chine pour censurer certains contenus.
Bien que la surveillance opérée par Huawei et TikTok ne revête pas la même importance stratégique aux yeux de Pékin, les inquiétudes américaines envers les deux entreprises chinoises sont réelles : d’une part, il s’agit de se prémunir contre une dépendance technologique à des équipements structurels laissant planer le risque d’un siphonage de données directement à la source, d’autre part, c’est l’impression d’un cheval de Troie dans la poche des citoyens américains qui l’emporte.
Un enjeu de la campagne présidentielle américaine
Malgré les doutes légitimes face au flou qui entoure le lien entre les entreprises et le régime chinois, il ne faut toutefois pas sous-estimer l’impact de la campagne présidentielle américaine dans le fait d’incriminer deux entreprises chinoises comme source de troubles pour la sécurité des États-Unis. En effet, le président Trump, actuellement en course pour sa réélection face au démocrate Joe Biden, veut capitaliser sur le sentiment anti-chinois largement répandu dans l’opinion publique américaine pour rassembler autour de sa candidature. La défiance envers la Chine est l’un des rares sujets qui bénéficie d’un consensus bipartisan dans un pays pourtant profondément divisé. Une étude du Pew Research Center montre qu’en 2020, 66% des Américains affirment avoir une image négative de la Chine contre 47% en 2017. Il est donc politiquement très rentable pour Donald Trump de paraître aussi dur et intransigeant que possible envers la Chine pour se distinguer pendant la campagne du candidat Joe Biden dont la personnalité moins clivante et la culture du compromis peuvent le laisser apparaître comme l’allié de Pékin. Par conséquent, la rivalité stratégique entre les États-Unis et la Chine s’est imposée d’emblée comme l’un des thèmes majeurs de la course pour la présidence. Les décrets signés par Donald Trump à l’encontre de TikTok et WeChat marquent un tournant dans la politique américaine et nourrissent notamment les récits relatifs au déclin de la puissance américaine dans la mesure où il est surprenant de voir un pays qui a toujours prôné l’ouverture comme valeur fondamentale bâtir ainsi des murs physiques mais désormais également technologiques autour de lui. Ce revirement de valeur trahit une sorte de panique au sein des élites américaines quant à la montée en puissance de la Chine. En empêchant les entreprises chinoises de s’internationaliser, les États-Unis espèrent contenir son ascension. Cependant, malgré la mise en place du programme Clean Network annoncée par Mike Pompeo le 5 août dernier pour renforcer la sécurité de l’Internet américain, l’interdiction de Huawei puis de TikTok et WeChat aux États-Unis au coup par coup révèle surtout l’absence de stratégie claire de long terme de l’administration Trump pour faire face au défi chinois.
Le découplage à l’épreuve de la globalisation
L’applicabilité de ces deux décrets demeure une question ouverte : les conditions exactes de l’interdiction visant TikTok et WeChat ne sont pas encore déterminées et l’administration Trump se laisse jusqu’à mi-septembre pour en définir les contours. Il n’est pas encore certain qu’une interdiction pure et simple de ces applications soit techniquement et légalement possible. Cela révèle le difficile – si ce n’est impossible – découplage technologique à l’œuvre entre la Chine et les États-Unis. Le bannissement des applications visées risque bien de devenir un cauchemar logistique. Même l’option d’une acquisition de TikTok par Microsoft, qui s’est montré intéressé en proposant une offre, ne suffit pas à garantir la sécurité totale de l’application dans la mesure où celle-ci ne concerne que le rachat des activités de TikTok dans quatre pays : États-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande. Peut-on envisager de scinder un réseau social et couper une partie de son audience du reste du monde ? C’est le défi que pose la volonté de découplage des activités chinoises et américaines. Déjà à l’œuvre dans le domaine économique, le découplage entre les deux grandes puissances mène peu à peu à l’établissement de deux sphères mutuellement exclusives déjà visibles séparant les GAFAM américains des BATHX chinois. Les deux écosystèmes tendent de plus à plus à cohabiter sans se recouper. La question se pose désormais de savoir s’il est possible de régionaliser un réseau social, dont la destinée est, par nature, de s’adresser au plus grand nombre dans un monde globalisé.
Enfin, au-delà de l’applicabilité d’une telle mesure, il convient d’interroger les coûts économiques, en particulier pour les entreprises américaines : même si la Chine est bien en peine de condamner la décision américaine étant donné qu’elle interdit l’accès aux géants américains de type Facebook ou Twitter sur son territoire depuis des décennies grâce à sa Grande Muraille électronique, il est très probable que celle-ci songe à des mesures de représailles qui affaibliront en retour les entreprises américaines. De même, il y a fort à parier que les décrets signés obligeront Google et Apple à retirer TikTok et WeChat de leurs magasins en ligne ce qui pourrait leur porter préjudice à long terme.
L’hypothèse d’un bannissement de TikTok n’est que l’un des symptômes de la nouvelle compétition qui s’ouvre entre la Chine et les États-Unis. Pris entre deux feux, d’autres réseaux sociaux et d’autres services seront les victimes collatérales d’une confrontation géopolitique qui se durcit de plus en plus.
Amandine Charley
Amandine Charley est diplômée en Sciences Politiques et en Études Européennes. Spécialisée dans les relations internationales, elle se passionne pour la rivalité stratégique et géopolitique entre la Chine et les États-Unis.