Les airs, les sols, les eaux sont infectés par les sanies de nos industries incontrôlées, par nos consommations immodérées. Des espèces animales glissent dans l’oubli dans l’indifférence générale. Un territoire de déchets flottant dans l’océan forme un inhabitable sixième continent. Des populations entières sont contraintes de migrer pour fuir des désastres inlassablement renouvelés, militaires ou écologiques. Des personnes qui se pensaient il y a quelques années encore protégées de la ruine devinent peu à peu leurs destinées dehors, leur foyer sur les pavés. Nous craignons tous le retour d’idéologies politiques mortifères et répressives sous la forme bâtarde d’un néolibéralisme qui aurait tout broyé, l’égalité, la solidarité, nos corps. Les étés se réchauffent et deviennent meurtriers, les saisons perdent de leur détermination, la planète semble à bout de souffle, comme les politiques qui nous ont menées à cet instant où notre humanité même semble sur le point de basculer. Le coronavirus, dans ce contexte, ne devrait nullement apparaître comme l’ignoble surprise d’une civilisation trop occupée à se croire invulnérable et immortelle, mais plutôt comme une virgule, une bouffée de mort dans la récitation de notre grossière extinction. Hypnotisés par le ballet des images des violences policières, étourdis par des écrans qui supplantent l’altérité, il ne nous reste qu’une intuition, chevillée à l’organisme, l’instinct, ce qu’il nous reste d’animalité, les choses vont mal et demain seront pires, à notre cou le collet se resserre, nous sommes en danger, comment fuir ? Comment muer de l’abject, se délester du mal qui est ? Comment conjurer l’effondrement qui vient ?
En 2015, avec Marie-France Castarède, nous avions essayé de décrire et d’analyser le nouveau malaise dans la civilisation, sensiblement différent de celui décrit par Freud en 1929, en investiguant les atteintes portées aux piliers de la société par la postmodernité, le lien social, l’environnement, l’art, la science, la spiritualité. Nous étions parvenus à la conclusion que le plus grand malheur que puisse connaître l’humanité, c’était celui de l’atteinte du langage, de la pensée, du symbolique. C’est cette fêlure qui s’étend, de cette boîte de Pandore que jaillissent les catastrophes, dans le creuset de l’irreprésentable que naissent les monstres.
En juin 2020, le professeur de psychopathologie et psychanalyste Roland Gori a publié «Et si l’effondrement avait déjà eu lieu : l’étrange défaite de nos croyances» et s’est attelé à la lourde tâche, au cœur de l’épidémie de coronavirus, de renverser cette apocalypse que l’on jurerait imminente pour approcher, historiciser, déconstruire les discours collapsologiques qui s’emploient à déterminer, puisqu’il est établi que nous chutons, le moment et la nature de la collision entre nos espoirs et la réalité de nos ressources. Les récits de fin du monde comme point de départ et les affects de solastalgie (nostalgie d’un «sol natal» qui aurait été perdu par la faute des actions de l’homme) comme ligne d’horizon. Roland Gori ne nie en aucune façon la gravité des phénomènes, notamment climatiques, dans lesquels certains s’emploient à discerner les prodromes de notre extinction – au contraire, il en dresse dans le premier chapitre de l’ouvrage un inventaire pour le moins vertigineux – «nous parvenons enfin à comprendre qu’en détruisant la planète, en méprisant notre histoire, en rabaissant et en exploitant les autres cultures, nos pulsions destructrices promues au rang de force et de compétition finiront par nous détruire». Mais ce ne sont pas ces manifestations, toutes aussi impressionnantes qu’elles paraissent, qui arrêtent son regard mais bien leurs représentations et leurs dimensions mythologiques ou plutôt mythopoïétiques dans les psychés individuelles comme dans l’ensemble du champ social, avec lequel s’opère une constante mise en tension. Production sociale et production mentale sont insécables, s’interpellent et se répondent, s’influencent, s’étayent, se nourrissent sans qu’il soit toujours aisé de distinguer ce qui appartient au sujet singulier de ce qui gît dans l’univers signifiant qui l’enceint. Et pourtant, c’est très exactement ce que parvient à accomplir Roland Gori, en ayant le courage, et c’est sûrement le terme qui qualifie le mieux son refus de ces frontières disciplinaires dans lesquels tant de psychanalystes se complaisent sous couvert que l’inconscient, leur totem adoré pour justifier tous les interdits, ne connaîtrait pas le principe de réalité. Le questionnement initial est philosophique : que faut-il entendre par effondrement ? Comment le distinguer de la «crise», cet instant où l’acte de décision demeure encore possible ? N’est-il pas une conséquence inévitable de l’acte même de pensée, natif de la conscience de notre finitude et de nos limites ? N’a-t-il pas, sur un plan purement épistémique, déjà eu lieu ? Pour étendre son raisonnement, Roland Gori, se penche sur notre passé. Les collapsologues regrettent une planète plus naturelle et plus respirable ou une société plus juste, à taille humaine, qui n’aurait en réalité jamais existé. Ce fantasme ne favoriserait que la plus grande complaisance à l’égard de notre incapacité à penser le présent ainsi qu’à l’égard des oligarques qui s’en repaissent. La méthode et la pensée de Roland Gori s’affilient donc à celles des historiens et non à celles des prophètes de l’apocalypse : «Leurs analyses sont projectives, la mienne sera rétroactive. Nous sommes dans un effondrement de l’esprit de l’époque, un effondrement de son épistémè, lequel se trouve corrélé aux crises écologiques, économiques, sociales et politiques. Il ne s’agit pas d’établir une priorité dans les déterminations, de prétendre révéler les causalités. Il s’agit simplement de constater que l’esprit est dans les œuvres, et que c’est là où nous irons le déchiffrer». Roland Gori en soulève tout de même l’utilité : «C’est un des mérites et non des moindres, de certains discours de l’effondrement que d’introduire cette part d’incertitude qui bouleverse le champ de nos savoirs comme celui de nos pratiques sociales, en exigeant que nous révisions notre régime de temporalité». L’auteur retrace alors la trajectoire de la notion qui apparaît comme le négatif de l’effondrement, celle de «progrès», pour montrer comment, dès le XVIIIème siècle, une entité civilisationnelle s’est progressivement composée par-delà l’aveuglant éclat des Lumières. Comment cette entité prête à tous les actes pour «évoluer», sauf à questionner les fantasmes qui la traversent, s’est mécanisée, taylorisée, surindustrialisée, déshumanisée. Comment celle-ci, courant après des paradis perdus avant même d’avoir été rêvés, laissait dans son sillage des maux dont Roland Gori ose à nouveau dénoncer les lugubres voisinages : capitalisme, néolibéralisme, nazisme, transhumanisme. Tous ces visages du spectacle qui diffractent l’action en myriades d’opérations «logiques» au sein desquelles le texte et la narration ont disparu : «Dès lors que le cadre de pensée évolutionniste et progressiste hérité d’une partie des Lumières s’est effondré à la fin du XIXème siècle, nos civilisations se sont révélées incapables d’en intégrer le traumatisme et de parvenir à lui donner un sens. C’est de ce traumatisme de la modernité que nous sommes toujours malades».
Au sortir de cette course folle, nous ne pouvions qu’être essoufflés, effondrés, et le monde aussi. Dans ce contexte, «Le désastre écologique et la dégradation des protections sociales ne sont que les deux faces de la même pièce». Il me serait difficile ici de retracer le très important travail de recherche mené par Roland Gori, mais il faut à nouveau en saluer la bravoure et l’exigence, notamment sa relecture du concept d’évolutionnisme chez Herbert Spencer et son analyse de l’éclatement des temporalités propre à la Modernité tardive. Les exemples qu’il livre pour appuyer sa thèse sont par ailleurs nombreux et variés. A nouveau, on ne peut qu’être saisi en découvrant avec lui les ravages de politiques économiques agressives sur nos systèmes de santé et sur la solidarité sans laquelle aucune vie sociale n’est possible, des dispositifs de pouvoir sur nos capacités à créer, à aimer, à nous penser. L’être humain était épuisé avant que ne le soient nos ressources naturelles. Or, si Eros et Thanatos mènent depuis l’aube de l’humanité un éternel combat, encore leur faut-il un territoire pour livrer bataille. Mais pourquoi une telle débâcle ? Pourquoi est-ce ce monde qui émerge de nos regrets ? Est-ce véritablement ce cauchemar que nous avons fait tous ensemble ? L’historien cède alors peu à peu la place au psychanalyste, à Adorno, Benjamin, Agamben, Arendt, Foucault, Freud, Winnicott et Lacan, pour qu’enfin soit démystifiée cette illusoire «crainte de l’effondrement», phobie d’une menace pourtant déjà réalisée. Roland Gori établit ainsi un lien entre l’affaiblissement des structures symboliques historiques et la difficulté du sujet singulier à se représenter et à penser les traumatismes de l’époque comme ceux qui, dans sa vie intime et particulière, auraient pu le heurter : la mémoire n’est pas le souvenir, la connaissance ne saurait se confondre avec le savoir et il n’est de seule vérité que celle d’un sens éternellement recommencé, réinventé, réaménagé. À la manière dont un analysant sur le divan n’est pas tant invité (comme on le croit communément) à défaire les différentes strates de l’histoire qui l’aurait constitué en tant que sujet, qu’à en identifier les effets de signifiant et la langue singulière qu’il s’est constituée pour apprivoiser des fragments indicibles de son être, Roland Gori appelle à cette œuvre de réflexion, d’invention, d’écriture. Car nous manquons, depuis que nous sommes nés. Car nous mourrons et que nul objet, nulle idéologie ne saurait nous permettre de nous soustraire à cette apocalypse singulière qui parachèvera une existence qui n’aura été réalisée qu’à la condition d’être pensée. Structure mentale et structure sociale sont indissociables comme le sont le projet de société et les dispositifs favorisant sa mise en œuvre. Ainsi, pour revenir à l’exemple qui agite actuellement toutes les pensées, la crise du coronavirus n’apparaît nullement comme une manifestation aléatoire et terminale d’un effondrement qui serait survenu «de toute façon» mais bien comme la conséquence et le témoin de décisions politiques qui accordent depuis trop longtemps trop peu d’importance au soin. L’overdose d’éléments de langage et le continuum d’images ne suffisent plus à éluder l’ampleur et la gravité de la responsabilité de nos dirigeants, ni des innombrables autres qui les précédèrent dès les prémisses de la Modernité préparant le terrain à cette dévastation : «l’épidémie révèle ce qui était déjà là et que nous voulions ignorer». L’effondrement n’est pas à venir, il a déjà eu lieu. Dès lors, comment rêver ? Pourquoi espérer ? Que nous reste-t-il encore ? L’utopie, propose Roland Gori. Non plus le songe d’un improbable et irréalisable futur mais une loupe, un miroir réfléchissant nos tragiques impostures, nos banals fétichismes, nos épuisantes servilités, nos placides captivités. L’utopie comme le ferment de toute révolte, de toute vitalité : «L’utopie sociale devient cette possibilité de sauver le passé, d’assurer sa rédemption afin qu’adviennent, dans le présent même de nouvelles potentialités créatrices». Une œuvre magistrale.
Roland Gori «Et si l’effondrement avait déjà eu lieu : l’étrange défaite de nos croyances», Les liens qui libèrent, 2020.
- Samuel Dock