Le 28 octobre dernier, le Sénat a adopté dans l’indifférence générale un amendement pour le moins fétide. Désormais, la recherche universitaire devra «s’exercer dans le cadre des valeurs de la République».
Une formulation aussi floue qu’ambiguë qui a provoqué la colère du monde académique qui craint une régression de ses libertés. Assistons-nous là à une tentative d’ingérence de la sphère politique dans la sphère universitaire ?
Passé inaperçu dans le tumulte de l’actualité médiatique chargée des derniers jours, un amendement voté au Sénat en plein coeur de la nuit de mercredi à jeudi passe décidément très mal au sein du monde de la recherche. Introduit par la sénatrice LR Laure Ducros, au moment d’examiner la loi de programmation de la recherche (largement amendée par la Haute assemblée) ; l’intitulé de cet amendement est le suivant : «Les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République». Vous sentez comme ça pue ?
Au premier abord anodin, à travers cet amendement, la sénatrice de l’Essonne s’attaque pourtant de plein front à l’article L. 952-2 du code de l’éducation qui consacre «la pleine indépendance» et «l’entière liberté d’expression» de cette sphère si importante qu’est la recherche. En effet, les fondements des libertés académiques reposent sur un principe simple : que la recherche soit libre de toute tutelle politique ou religieuse. Et puisqu’en politique le culot est légion, le texte précise – en guise de justification – qu’il s’agit bien de défendre «les libertés académiques qui ne sont plus en France, à l’abri d’atteintes manifestes».
À l’instar du retour de la Loi Avia dans le débat public ces derniers jours, ce texte est fortement imprégné du contexte émotionnel très intense lié à l’assassinat de Samuel Paty. «Le terrible drame survenu à Conflans-Sainte-Honorine montre plus que jamais la nécessité de préserver, au sein de la République, la liberté d’enseigner librement et de former les citoyens de demain», précise ainsi l’exposé des motifs. «Il s’agit, par cette disposition, d’inscrire dans la loi que ces valeurs, au premier rang desquelles la laïcité, constituent le socle sur lequel reposent les libertés académiques et le cadre dans lequel elles s’expriment», précise enfin le texte.
Un amendement bien évidemment soutenu par la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal, toujours présente pour dépecer les principes d’universalités du monde universitaire mais au demeurant portée disparue pour s’exprimer sur la gestion de crise du Covid-19 jusqu’ici pitoyable dans les universités ou encore sur le sujet dramatique de la précarité étudiante qui ne cesse de croître dans notre pays.
Interrogée sur la matinale de Public Sénat, la ministre a expliqué son avis «très favorable» à l’amendement porté par Laure Ducros : «Les valeurs de la laïcité, de la République, ça ne se discute pas […] ça ne fait pas de mal de le dire, cet amendement ne me dérangerait pas».
Échaudé à la suite des récentes déclarations de Jean-Michel Blanquer – nouveau porte-parole de la rhétorique néo-fasciste qui grandit dans notre pays – sur «l’islamogauchisme» qui ferait «des ravages» à l’université, le monde de la recherche n’est lui pas dupe et dénonce une ingérence politique liberticide gravissime.
C’est le cas de la rédaction du blog Academia – tenu par des chercheurs – vent debout contre ce texte : «Une telle rupture dans la protection des libertés académiques est donc un instrument de musellement du monde académique que le Sénat offre sur un plateau aux gouvernements présents et à venir, et sur lequel l’extrême droite, si elle arrive au pouvoir, se jettera avec gourmandise» avant de conclure : «Chers collègues, nous ne serons pas lyriques : ce qui s’est passé cette nuit au Sénat est ce qu’a connu de pire l’enseignement supérieur et la recherche depuis très longtemps».
En effet, quid de l’utilisation et de l’application d’un texte à la formulation si ambiguë et aux interprétations si multiples dans les mains d’un pouvoir encore plus autoritaire et fasciste qu’il ne l’est aujourd’hui ? Qui va évaluer ce cadre «républicain» ? Qui va le définir ? Il n’existe en réalité aucun texte constitutionnel qui listerait cette chimère que sont les «valeurs de la République».
Avec un tel texte, les autocrates de demain pourraient ainsi interdire, censurer et criminaliser, sans aucune crainte et dans une facilité législative déconcertante, des pans entiers de recherche comme en Turquie ou au Brésil.
Un exemple très concret, lorsqu’on entend un Castaner affirmer sans détour en audition au Sénat : «Il n’y a pas de police violente et il n’y a pas de police raciste», on peut légitimement s’inquiéter du devenir des travaux de recherches sur le racisme systémique qui sévit dans les rangs des forces de l’ordre.
À lui seul ce petit amendement de quelques lignes est donc une attaque violente sans précédent sur la notion d’indépendance du monde académique vis-à-vis du pouvoir politique.
Préciser que la recherche doit se soumettre aux «valeurs de la République», c’est avant tout commencer par insinuer qu’elle ne le fait pas ou pas toujours, et par extension, c’est donc apporter du crédit aux thèses fascisantes du ministre de l’éducation nationale sur la potentielle porosité qui existerait entre le monde académique et l’Islam politique.
Comme le rappellent les rédacteurs d’Academia, c’est bien l’Italie fasciste qui exigeait une loyauté politique des universitaires avec le décret-loi du 28 août 1931, qui obligeait chaque universitaire à prêter le serment suivant : «Je jure d’être fidèle au roi, à ses successeurs, et au régime fasciste, d’observer loyalement le statut et les autres lois de l’État, d’exercer la fonction d’enseignant et d’accomplir tous les devoirs académiques avec le but de former des citoyens laborieux, honnêtes et dévoués à la patrie et au régime fasciste».
Est-ce vraiment ce modèle de soumission politique de masse aux accents dystopiques que nous sommes prêts à accepter sans broncher ? Le régime de Vichy lui-même avait renoncé à exiger des professeurs et des universitaires qu’ils prêtent le serment de fidélité pourtant obligatoire pour tous les fonctionnaires.
Adopter ce texte, c’est mettre le doigt dans un engrenage pernicieux et éminemment réactionnaire. La déchéance politique à laquelle se livrent nos institutions depuis des années semble donc s’amplifier pour atteindre des sommets.
Il fait décidément bien sombre au pays des Lumières.
- Léo Thiery