Voici venu le temps des commémorations, mais l’esprit du 11 janvier et le «vivre ensemble» sont des chimères qui ne résonnent plus que dans les discours des politiques, accrochés à l’opinion publique plus qu’aux symboles. Arrêtons un instant les mensonges et les mots dissonants : la mixité sociale ne se décrète pas, il n’y a plus d’ascenseur social, l’école de la République est une machine à discrimination et les gouvernants, quand leurs paroles ou leurs actes ne sont pas irresponsables, s’avouent désarmés devant la monté des radicalisations, qu’elles soient d’extrême droite ou du djihad. Cette montée aux extrêmes, si bien analysée par Carl Von Clausewitz, est encore une fois implacable et inévitable.
C’est la guerre.
En cette période, nous recevons bien peu d’informations venant du front de la guerre contre le terrorisme. Où se trouve par exemple le porte-avion Charles De Gaulle depuis la visite de François Hollande à bord du navire amiral de la flotte Combined Task Force 50, combien de bombes larguées sur les cibles de l’État Islamique, quel bilan humain et matériel des attaques de la coalition ? Autant de questions, dont les réponses viendront dans la nouvelle année, une fois passés, les commémorations des tueries de janvier, le faux débat sur la déchéance de nationalité, la galette des rois de Levallois et la publication du best of des discours de Manuel Valls, petit jalon sur le chemin de 2017.
Oublié donc le théâtre des opérations, la réponse pourtant la plus tonitruante de la République aux attaques terroristes de novembre à Paris. Mais dans cette guerre contre le terrorisme, il y a beaucoup d’autres fronts locaux ou nationaux, éternels absents des cartes des États-majors républicains.
La ville pensée sans les humains
Que dire de la politique de la ville, ce marronnier de tous les discours politiques depuis quarante ans, qui n’a jamais eu les moyens de ses ambitions. L’universitaire Pierre Beckouche le soulignait récemment dans la presse, de nombreux djihadistes français proviennent de Zones Urbaines Sensibles.
Le rapport de la Cour des Comptes de juillet 2012 l’illustre clairement : les gouvernements successifs ont échoué à réduire la fracture urbaine. Ils ont aligné des politiques court-termistes, sans moyens suffisants et sans réelle coordination entre les nombreux intervenants. Par magie comptable, la loi de finance permet la «reconcentration» des crédits sur 1 300 nouveaux quartiers prioritaires de la politique de la ville qui se substituent aux 751 ZUS et 2 500 quartiers CUCS pour – je cite – «plus de lisibilité́ et plus d’efficacité». La réalité : moins de moyens, des projets associatifs certes plus nombreux mais sans réelle cohérence.
Les appellations ZUS et CUCS reflètent un maillage brouillon et inefficace des moyens, basé sur un comptage habitant/revenu moyen, mais bien peu d’études d’impact des investissements permettent de coordonner et d’évaluer les actions publiques dans les quartiers sensibles, désertés par la République. Au-delà de son amateurisme, la politique de la ville, encore aujourd’hui se concentre sur la rénovation urbaine et non sur le lien social, sur la pierre et non sur l’humain Il ne s’agit pas de faire disparaître le problème des banlieues, par un énième déni de réalité des responsables. Oui, les banlieues concentrent pauvreté et minorités et il est vain de faire croire que les politiques de la ville dans leur forme actuelle en feront des quartiers comme les autres. Cette promesse ne fera qu’entretenir le sentiment d’abandon auprès des habitants.
Depuis toujours la question est la même : comment relier au reste de la République ces quartiers hors-la-loi, sans police, sans sécurité où la radicalisation peine à être décelée rapidement, des quartiers caricaturés et méconnus des politiques, qui n’y passent qu’en coup de vent à des fins de promotion personnelle.
La police de proximité : une expérience avortée en faveur de la répression
Alors que la police nationale de proximité instaurait un lien visible entre les populations et la République, commerçants, services sociaux et agents, elle a été dissoute par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur en 2003. Le gouvernement de droite a par la suite fait des allers-retours sur le sujet : en 2008, Michèle Alliot-Marie créé les UTeQ, unités territoriales de quartier en Seine-Saint-Denis supprimées par Hortefeux et remplacées par les Brigades spéciales de terrain (BST). Des unités plus musclées, plus proches des BAC (brigades anti-criminalité).
En 2006, peu après les émeutes de 2005, une mission d’information sénatoriale composée de 28 membres, issus de tous les partis politiques, a demandé la réactivation de la police nationale de proximité et formulé des recommandations.
Leur rapport notait que le revirement sécuritaire associé à la diminution des moyens affectés aux programmes de médiation sociale, a entraîné une forte dégradation des relations entre la population et la police.
Dans ses 60 engagements de campagne, François Hollande promettait : «Je mettrai en œuvre une nouvelle sécurité de proximité assurée par la police dans nos quartiers et la gendarmerie dans les territoires ruraux. Je créerai des zones de sécurité prioritaires où seront concentrés davantage de moyens (…) Je lutterai contre le délit de faciès dans les contrôles d’identité par une procédure respectueuse des citoyens, et contre toute discrimination à l’embauche et au logement».
Ces promesses de campagne ont visiblement été définitivement oubliées. Après les attentats de novembre, le président Hollande mise en effet sur le tout sécuritaire avec l’annonce de 5 000 emplois supplémentaires de policiers et gendarmes dans les services de lutte contre le terrorisme, à la police aux frontières, et plus généralement à la sécurisation générale du pays ; 2 500 postes supplémentaires pour la justice, notamment dans l’administration pénitentiaire, et 1 000 postes supplémentaires pour les douanes.
En dépit des programmes et des rapports, aucune volonté de renouveler l’expérience pour la police de proximité.
De la «fracture sociale» à la «gangrène républicaine»
Il en va comme pour la déchéance de nationalité : on attaque symboliquement le symptôme sans essayer de prévenir le mal. Sans agir sur le renforcement du lien social dans les quartiers, favorisant les dérives communautaristes mal encadrées par les politiques publiques, la cassure républicaine intérieure s’accroît.
De la «fracture sociale» de Jacques Chirac, la France est passée à la «gangrène républicaine» de Manuel Valls.
Le Premier Ministre va jusqu’à réfuter toute approche sociologique dans la lutte contre la radicalisation, niant la somme des phénomènes qui amènent à la rupture sociale dans la violence. En évitant d’attaquer à la source le problème, on préserve le voile du mensonge, qui couvre les limites de l’action des «élites».
Cette guerre contre le terrorisme, est aussi une guerre intérieure, celle du sursaut républicain, du vivre ensemble, de la lutte contre les inégalités. Mais elle est loin d’être déclarée, car perdue d’avance. La finalité du rapport Boutih sur la radicalisation, qui prône plus d’école, plus de culture, plus d’associatif et plus de moyen débouchera sans doute sur la création d’un nouvel établissement public national.
Il faut deux jambes pour se tenir debout : une pour la sécurité bien sûr, et l’autre en faveur de la lutte contre la misère. Espérons que la gangrène ne nous mène pas à une amputation d’urgence.