Irlande : la paix impossible ?

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Par Matthieu Vogt

Depuis début avril, des affrontements ont lieu en Irlande du Nord opposant dans la majorité des cas des jeunes unionistes des ghettos protestants de Belfast et de Derry aux forces de l’ordre nord-irlandaises[1].

Mise en contexte

Pour comprendre la situation complexe en Irlande du Nord, il s’agit d’une part de revenir sur quelques éléments de vocabulaire et d’autre part de remonter aux origines du conflit.

Quelques éléments de vocabulaire

Le conflit nord-irlandais oppose traditionnellement les unionistes aux républicains qui ont des revendications bien distinctes. Pour comprendre ce qui se passe en Irlande du Nord actuellement il est nécessaire de revenir sur ces deux idéologies.

Républicains, nationalistes : ils souhaitent la fin de l’occupation britannique en Irlande. Ils se battent pour une République d’Irlande libre et unifiée qui réunirait donc toute l’île. Ils sont essentiellement catholiques.

Unionistes, loyalistes : ils souhaitent rester dans l’union, dans le Royaume-Uni. Ils sont donc loyaux à la Couronne d’Angleterre. Ils sont généralement protestants.

Les origines du conflit, rappel historique

C’est à la fin du XIIème siècle que l’Angleterre commence sa conquête de l’Irlande. Au XVIème siècle, le processus de colonisation s’intensifie via le système des «plantations» qui consiste à attribuer des terres aux colons anglais, terres ayant au préalable été confisquées. L’Angleterre est donc impliquée depuis plus de 800 ans sur l’île d’Irlande, le phénomène n’est donc pas récent.

Il faut attendre le début du XXème siècle pour que la République d’Irlande obtienne son indépendance en 1921 suite à une guerre d’indépendance. Cependant, il faut noter que entre le XIIème siècle et 1921 de nombreux soulèvements, rebellions, révoltes ont eu lieu en Irlande contre l’occupation britannique et son système d’oppression.

Avec l’indépendance a lieu la partition de l’île. Une partie de l’Irlande est restée britannique, c’est ce qui correspond encore aujourd’hui à l’Irlande du Nord. Le Royaume-Uni avait la capacité de garder cette partie de l’Irlande car la population était majoritairement protestante et loyale à la Couronne, un héritage du système des plantations qui a été essentiellement mis en place dans la partie nord de l’île. Par ailleurs, cette région était la plus développée, la plus industrialisée et donc la plus riche de l’île.

A la suite de l’indépendance en 1921 a lieu une guerre civile qui dure jusqu’en 1923 et qui oppose les irlandais sur, notamment, la question de l’Irlande du Nord. Une partie des irlandais voulant se battre jusqu’à la libération complète de l’île, l’autre partie étant satisfaite de la partition de l’île. Comme vous pouvez vous en doutez, les irlandais voulant la libération totale de l’île ont perdu.

L’île d’Irlande après la partition jusqu’à aujourd’hui.

En 1968, commence une période de violence et d’instabilité politique en Irlande du Nord. Cette période est appelée les Troubles. Elle dure jusqu’en 1998 et voit s’affronter des troupes paramilitaires nationalistes aux forces armées britanniques, à la police et à des organisations paramilitaires loyalistes protestantes. Les Accords de paix de 1998 (Accord du Vendredi Saint) mettent fin à 30 ans de conflit durant lesquels 3500 personnes ont trouvé la mort.

En 1993, le marché unique européen est créé et permet de faire disparaître la frontière physique entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. L’Accord du Vendredi Saint pousse également dans ce sens et en 2006 la dernière tour de surveillance est démantelée[2].

Un territoire divisé

Cependant, le territoire nord-irlandais est encore très fortement divisé. Les divisions idéologiques subsistent mais à cela s’ajoute des divisions spatiales très nettes qui n’ont pas disparues. Pour prendre l’exemple de Derry et de Belfast (les deux villes les plus importantes d’Irlande du Nord) il y a des quartiers quasi-exclusivement catholiques et d’autres protestants. Et dans le reste de l’Irlande du Nord le même mécanisme est à l’œuvre : il y a des villages protestants et d’autres catholiques. Les communautés protestantes et catholiques sont donc encore aujourd’hui très fortement séparées.

Pour prendre l’exemple de Belfast, capitale de l’Irlande du Nord, les quartiers catholiques ont été séparés des quartiers protestants durant les Troubles par des murs dit «de la paix». Ces murs sont encore présents aujourd’hui : l’espace est donc véritablement marqué par la division communautaire.

Un «mur de la paix» à Belfast, séparant quartiers protestants et catholiques

Par ailleurs, les différents quartiers sont remplis de symboles nous rappelant quelle communauté y vit : Union Jack (drapeau britannique) pour les quartiers protestants ; drapeau irlandais chez les catholiques. Fresques en l’hommage des groupes paramilitaires loyalistes ou à Guillaume III d’Orange dans les quartiers protestants ; fresques en l’hommage des paramilitaires républicains ou de Che Guevara, Nelson Mandela ou encore Fidel Castro dans les quartiers catholiques. Les unionistes témoignent leur soutien à l’État d’Israël tandis que les républicains apportent leur sympathie au peuple palestinien en lutte.

Fresque dans un quartier protestant de Belfast en hommage au groupe paramilitaire loyaliste Red Hand Commando et à un de ses membres tué

Fresques des quartiers catholiques : à gauche un message de solidarité entre les prisonniers de guerres irlandais et palestiniens ; à droite une fresque en l’honneur de Thomas Sankara, James Connolly et Che Guevara

Un passé lourd

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la fin du conflit est très récente. Cela fait seulement 23 ans que l’Accord du Vendredi Saint a été signé et que les paramilitaires, qu’ils soient unionistes ou républicains, ont déposé les armes. Encore beaucoup de personnes ayant vécu la période des Troubles sont encore vivantes. Et il n’est pas rare d’avoir un lien fort avec cette période : cela peut être un membre de la famille qui était paramilitaire, un voisin tué lors d’un attentat…

À travers la non mixité communautaire, les différents symboles présents dans les quartiers, les hommages aux paramilitaires sur les murs des quartiers, les parades annuelles, c’est tout un système de reproduction de la pensée qui est mis en place. Les gens baignent encore dans cet esprit de division et comme les communautés ne se mélangent pas, ils ne peuvent entendre qu’une version des événements.

L’Irlande du Nord avait beau être plus ou moins en paix entre 1998 et le Brexit, le territoire est resté durant toute cette période fracturé.

Le Brexit et la hausse des tensions

L’Irlande du Nord contre le Brexit, le DUP pour

En Irlande du Nord les gens ont majoritairement voté pour rester dans l’Union Européenne lors du référendum de 2016. 55,8% des votants préfèrent rester dans l’UE contre 44,2% préférant la quitter. Avec de très fortes disparités : certaines circonscriptions ont voté à plus de 70% pour rester dans l’UE et d’autres à moins de 40%[3]. Il est à noter que le premier parti d’Irlande du Nord, le DUP, parti unioniste, était le seul parti nord-irlandais à soutenir le Brexit.

Mais au niveau du Royaume-Uni ce sont les partisans du Brexit qui l’emportent avec 51,9% des voix.

Le problème de la frontière et l’apparition de nouvelles tensions

La frontière nord-irlandaise pose alors un gros souci dans les négociations entre la République d’Irlande, l’UE et le Royaume-Uni. Le Brexit entraînant le retrait du Royaume-Uni de l’union douanière et du marché commun européen, des contrôles sont nécessaires aux frontières. Et la seule frontière terrestre entre l’UE et le Royaume-Uni est celle se trouvant en Irlande. Cependant, l’idée d’une frontière physique entre l’Irlande du Nord et la République semble inconcevable d’une part pour le côté symbolique de la chose qui serait très mal perçu, d’autre part pour le côté fonctionnel : traverser la frontière est un acte quotidien pour beaucoup d’irlandais des deux côtés de la frontière. Et les raisons sont diverses : rendre visite à des amis ou de la famille, étudier, travailler… Les échanges commerciaux sont également très importants entre les deux parties de l’île : 35% des exportations nord-irlandaises vont en République d’Irlande et 29% de ses importations proviennent de la République[4].

Si la frontière ne se trouve pas en Irlande, elle doit donc se trouver dans la Mer d’Irlande. C’est-à-dire que l’Irlande du Nord resterait dans l’union douanière et le marché unique européen et que le contrôle des marchandises s’opérerait entre l’Irlande du Nord et la Grande Bretagne, éloignant ainsi ces deux entités et rapprochant l’Irlande du Nord à la République. C’est cette solution qui a été retenue avec le «protocole nord-irlandais», faisant partie intégrante de l’accord sur le Brexit entre l’UE et le Royaume-Uni, appliqué depuis le 1er janvier 2021.

La nouvelle frontière

Cette solution déplaît fortement aux unionistes qui se sentent trahis par Londres. Il faut dire que Boris Johnson, l’actuel premier ministre britannique, avait promis que ce scénario n’aurait pas lieu[5] (mais il avait également dit qu’il n’y aurait pas de frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande…[6]). Les unionistes se sentent donc délaissés par le Royaume-Uni et le gouvernement britannique et voient le protocole nord-irlandais comme une frontière interne. Autrement dit, les unionistes qui, en 2016, soutenaient majoritairement le Brexit sont aujourd’hui ceux qui se battent contre son application.

Ayant le sentiment d’être marginalisés les unionistes se mobilisent contre les contrôle douaniers dans les ports nord-irlandais, et ce dès le mois de janvier. Des graffitis contre la frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande Bretagne apparaissent sur les murs des quartiers protestants et des menaces ont lieu à l’encontre des fonctionnaires travaillant dans les services de contrôles douaniers des ports irlandais. La hausse des tensions amènent même les autorités à renvoyer les employés des ports pendant plus d’une semaine chez eux pour leur sécurité au début du mois de février[7].

Des groupes paramilitaires loyalistes se retirent de l’Accord du Vendredi Saint

Par ailleurs, le Loyalist Communities Council (LCC) qui représente 3 anciens groupes paramilitaires loyalistes s’est retiré début mars du processus de paix dans une lettre envoyée à Boris Johnson. Pour cause, le protocole nord-irlandais qui est vu comme une trahison de la part du premier ministre britannique. [8]

Un enterrement met le feu aux poudres

Le 30 juin 2020 ont lieu les obsèques du républicain Bobby Storey ancien membre de l’IRA Provisoire (Irish Republican Army) et membre éminent du parti nationaliste Sinn Féin. Les obsèques ont prit une tournure polémique car en pleine pandémie l’enterrement s’est déroulé sans respect des règles sanitaires et fin mars 2021 la police décide de ne pas poursuivre les personnes ayant assistées aux obsèques[9]. C’est suite à cette décision que des émeutes éclatent dans les quartiers populaires protestants de Derry et de Belfast.

La reprise des violences en Irlande du Nord est le résultat d’un ensemble complexe, la question de l’enterrement a simplement été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les unionistes des quartiers pauvres se sentent trahis, ignorés par le gouvernement central britannique et ont le sentiment d’être des citoyens de seconde zone. Ils se sentent donc délaissés par le Royaume-Uni et craignent une réunification irlandaise. Au récent accord sur le Brexit qui ne leur convient pas s’ajoute une forte pauvreté dans ces quartiers populaires. Se sentant donc délaissés, marginalisés, trahis, les jeunes des quartiers affrontent les forces de l’ordre, n’ayant plus que la violence comme moyen d’expression.

Les émeutes depuis le début du mois sont donc essentiellement le fait de jeunes unionistes mais des jeunes républicains des quartiers populaires catholiques ont tout de même répondu. Le 7 et le 8 avril des affrontements ont eu lieu via des lancés de projectiles de part et d’autre des «murs de la paix» à Belfast.

L’Accord du Vendredi Saint de 1998 qui avait mis fin à 30 ans de conflit armé semble aujourd’hui largement fragilisé.

Alors que fallait-il faire ? Où fallait-il placer la frontière ?

Il est clair que l’Irlande du Nord post-Brexit ne fonctionne pas. Mais à partir du moment où le Royaume-Uni a décidé de quitter l’Union Européenne il n’y avait pas de bonne solution. La question de l’Irlande du Nord était en suspens tant que la République d’Irlande et le Royaume-Uni faisaient partis d’un marché commun et d’une union douanière et qu’il n’y avait donc pas besoin de frontière entre les deux. Tant qu’ils faisaient partis de l’UE la frontière pouvait être brouillée. Mais le problème n’a jamais été réellement réglé, il était simplement en sursis. La situation depuis 1998 était acceptable car elle permettait une proximité avec la République et la Grande Bretagne et contentait donc tout le monde. Avec le Brexit et la nécessité de placer une frontière quelque part pour effectuer les contrôles de marchandises, une moindre proximité avec une des deux entités était inévitable. Si la frontière avait été placé en Irlande cela aurait mécontenté les nationalistes de la même manière que la frontière actuelle dans la Mer d’Irlande mécontente les unionistes.

Vers une réunification de l’Irlande ?

Avec la nouvelle frontière en Mer d’Irlande, l’Irlande du Nord se rapproche de la République et s’éloigne du Royaume-Uni. C’est donc une occasion de relancer le débat sur la réunification de l’Irlande. Si cette chance-là n’est pas saisie aujourd’hui, il pourrait se passer beaucoup de temps avant de retrouver une occasion pareille.

Si les débats sur la réunification prennent de l’ampleur, on peut s’attendre à une hausse des violences en Irlande du Nord de la part des unionistes qui voudront défendre leur appartenance au Royaume-Uni. Par ailleurs, il est encore trop tôt pour savoir si le débat va vraiment être relancé et quand bien même ce serait le cas la réunification serait loin d’être garantie. Il s’agit donc maintenant de voir comment évolue la situation, 100 ans après l’indépendance du sud et la partition de l’île.


[1] https://edition.cnn.com/2021/04/09/uk/northern-ireland-violence-explainer-gbr-intl/index.html

[2] https://www.irishtimes.com/news/ireland/irish-news/the-history-of-the-irish-border-from-plantation-to-brexit-1.3769423

[3] https://www.bbc.co.uk/news/politics/eu_referendum/results

[4] https://researchbriefings.files.parliament.uk/documents/CBP-8173/CBP-8173.pdf

[5] https://www.belfasttelegraph.co.uk/news/brexit/irish-sea-trade-border-over-my-dead-body-says-johnson-39447768.html

[6] https://www.youtube.com/watch?v=xMjxFQNTcVg

[7] https://www.bbc.com/news/uk-northern-ireland-56011759

[8] https://www.theguardian.com/uk-news/2021/mar/04/brexit-northern-ireland-loyalist-armies-renounce-good-friday-agreement

[9] https://www.bbc.com/news/uk-northern-ireland-53275733

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