Le terme de vallisation n’est pas un néologisme : il est parfois utilisé sur les réseaux sociaux, notamment Twitter par des militants, des cadres politiques. Cependant, il possède actuellement une acuité particulière : la lutte contre les séparatismes et la défense de la République sont des sujets omniprésents dans les médias, dans la bouche des dirigeants politiques – d’Emmanuel Macron aux chefs de partis – et dans les esprits. Cela est particulièrement intense à l’heure où la lutte contre les séparatismes semble être devenue une priorité de la majorité présidentielle et la convocation de l’idée de République se profile comme une figure rhétorique incontournable de l’élection présidentielle à venir. Au risque pour la gauche de s’y perdre…
Avant toute chose, il est important de reconnaître que l’actualité récente, tragique avec le meurtre du professeur d’histoire géographie Samuel Paty, légitime le fait de parler de la République ainsi que de l’attaque de la liberté d’expression. Par ailleurs, la République n’est pas un gros mot. Le souci réside aujourd’hui dans ce que contient ce mot dans les discours de certains de nos contemporains et dans ce qu’on lui fait dire aujourd’hui. Revenons à Jean Jaurès pour saisir cela.
Un retour à Jaurès pour définir la République
Dans sa profession de foi pour les élections législatives de 1906, Jean Jaurès écrivait : «J’ai servi fidèlement le socialisme et la République, qui sont inséparables : car, sans la République, le socialisme est impuissant et, sans le socialisme, la République est vide».
Il précise la chose suivante dans son discours à la jeunesse (1903) :
«Dans notre France moderne, qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance. Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer ; que leurs divisions n’iront pas jusqu’à une fureur chronique de guerre civile, et qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature même passagère une trêve funeste et un lâche repos. Instituer la République, c’est proclamer que les citoyens des grandes nations modernes, obligés de suffire par un travail constant aux nécessités de la vie privée et domestique, auront cependant assez de temps et de liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune».
Jean Jaurès
La République est dès lors définie comme un bien commun, celui du peuple tourné vers l’émancipation des individus. Le socialisme constitue le débouché de la République, celle-ci est donc un moyen tourné vers la réalisation d’un idéal politique. Elle donne un cadre vecteur de libertés pour à terme rendre réel le socialisme. Elle doit être le moyen de réaliser le socialisme, pas une fin en soi. C’est quand on se met à la penser comme la finalité d’un combat politique que le mot se galvaude : relisons encore les mots de Jean Jaurès : «sans le socialisme, la République est vide».
Un vide s’éprouve à deux niveaux. D’une part, parce que la République ne réalise plus ses promesses (l’émancipation, l’égalité, la lutte contre les déterminismes) et d’autre part, parce qu’en étant placée comme finalité, elle évacue d’autant plus les conditions de réalisation du socialisme. Un cercle vicieux qui élude la question économique, question pourtant au cœur de l’égalité. Voilà le mal qui ronge la gauche aujourd’hui, la République perd de son sens car certains la définissent comme une finalité (de quoi ? pour quoi ?) ce qui lui ôte son sens car elle n’est plus articulée avec le socialisme.
Quand le système économique nous fait perdre de vue le socialisme
Venons-en maintenant à cette vallsisation de la gauche qui pourrait être définie comme l’évocation extrêmement fréquente de la République, disjointe du socialisme, une République dès lors vide pour reprendre l’adjectif de Jean Jaurès. Cette République devient un mot galvaudé, brandi comme un drapeau dont le sens est tenu pour acquis sans qu’il ne signifie plus rien. Comment en est-on arrivé là ? L’autoproclamée «gauche de gouvernement» a très vite intégré le libéralisme économique à son logiciel, soit par fatalité, renoncement ou parce que cette matrice économique était cohérente, en phase avec une idéologie.
Dès lors qu’un gouvernement se retrouve en position (par contrainte ou par choix) d’appliquer des politiques austéritaires, de rationalisation de la fonction publique, il créé des orphelins, des oubliés. Quand il s’agit de gouvernements de gauche, c’est particulièrement dramatique : au mécontentement de la population s’ajoute la trahison de programmes, de promesses et d’engagements.
Quand on ne se donne pas les moyens de réaliser (qu’on ne veut pas ?) réaliser le socialisme avec toutes les nuances que peut contenir ce terme, quand on retire des moyens à la République quitte à contrevenir à des principes élémentaires comme la continuité des services publics sous couvert de modernisation, de rationalisation, la République perd son sens et devient une coquille vide disjointe d’un idéal d’émancipation, c’est-à-dire ce vers quoi elle tend, sa justification et ce qui la définit, dans une acception plus métaphysique. Lorsqu’elle se plie à des exigences comme les traités européens, la gauche perd son sens, sa raison d’être.
Quand on compte en moyenne près de 30 élèves dans un lycée, au détriment du temps consacré à chaque élève, quand on fait reposer la trajectoire d’une personne sur un «mérite» illusoire puisque le poids des déterminismes est très fort et que les institutions ne permettent pas de les corriger, tandis que les dés sont en quelque sorte pipés avant même d’être lancés, tous les moyens ne sont plus tournés vers l’émancipation des individus. Dès lors, la République renferme des crispations, elle exclut d’autant plus qu’elle est brandie tel un épouvantail sur les plateaux télévisés : il faut la défendre, la protéger quand il ne s’agit pas de la sauver.
Elle est fréquemment accolée à l’idée d’un citoyen universel, de la laïcité. Cependant, les questions devraient être les suivantes : comment faire pour que la République soit effective ? Comment faire pour ne reléguer personne ? En effet, si la République exclut quelques personnes, elle rend caduque le principe d’universalité qu’elle contient. C’est pourtant ce qui se passe aujourd’hui mais qu’on n’entend finalement que très peu sur les plateaux télévisés.
Une société qui ne parvient plus à réduire la fracture sociale : République où es-tu ?
L’enquête de l’Insee «Quarante ans d’évolutions de la société française» indique que «la transmission des inégalités sociales s’est nettement réduite jusqu’en 1993, mais a tendance à stagner depuis. En 2015, les inégalités d’accès à la catégorie des cadres restent encore fortes, tandis que les chances relatives de devenir artisans et commerçants sont devenues de plus en plus proches entre les différentes catégories de salariés. Les origines sociales des salariés les plus qualifiés, femmes ou hommes, demeurent très diversifiées. Au contraire, en bas de l’échelle sociale, près d’une employée ou ouvrière non qualifiée sur deux est originaire du même milieu social depuis 1977».
La reproduction sociale, c’est-à-dire une inertie sociale entre les générations d’une même famille, demeure extrêmement forte et les politiques très faibles pour les combattre, en témoignent les mesures concernant l’enseignement supérieur et la recherche pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron ou encore la suppression de l’impôt sur la fortune. De même, l’accumulation du capital est de plus en plus forte, permettant le retour des héritiers sur le devant de la scène (en France, le 1% le mieux doté détient aujourd’hui 25% du total du capital national). Si la concentration des richesses progresse, ce n’est pas le cas de la part du produit intérieur brut consacré à l’éducation qui est passé de 6,8% en 2017 (ce qui est déjà faible pour une école publique digne de ce nom) à 6,6% en 2020.
Comment pourrait-on demander à celles et ceux pour qui la promesse républicaine n’est qu’un masque posé sur une relégation de plus en plus marquée d’adhérer avec beaucoup de force au «projet républicain» ?
Le bilan de Manuel Valls : tentative d’esquisse
Capture d’écran d’un article de franceinfo : Manuel Valls, la voie de la République ?
Lorsque François Hollande était encore président, une époque qui semble si lointaine désormais, Manuel Valls a joué un rôle non-négligeable concernant le positionnement des socialistes : tantôt figure repoussoir, tantôt faisant l’union avant de déclencher des scandales, ses propos ont un temps donné le la de la ligne qu’il fallait adopter. Des débats sur la déchéance de nationalité au lendemain des attentats de Charlie Hebdo à l’omniprésence de la République dans les discours, il faut reconnaître à l’ancien premier ministre qu’il a permis contre ou avec lui à toute une partie de la gauche de se définir à peu de frais.
Alors oui, cette époque semble très ancienne, pourtant cela fait à peine quatre ans… Il ne s’agit pas non plus de débats qui auront marqué l’Histoire, on est bien loin des discours des deux méthodes (l’affrontement en 1900 entre Jean Jaurès et Jules Guesde concernant le degré de participation aux institutions républicaines entre réformisme et révolution). Il y a quelques années, une grande partie de la gauche, notamment au sein du Parti Socialiste semblait s’opposer à Manuel Valls, le premier ministre mal aimé, l’homme qui poussait le PS à faire son Bad Godesberg (le congrès où fut adopté le programme qui servit de base au Parti social-démocrate allemand, avec le choix inédit, historique et dramatique de la renonciation au marxisme).
Depuis, une partie de l’aile gauche du Parti Socialiste est partie, Emmanuel Maurel et Marie-Noëlle Lienemann entraînant avec eux pour reprendre leurs mots ce qui restait de socialiste au sein du PS.
Une vision de la République qui a fini par s’imposer contre vent et marées : la social-démocratie chien et loup ?
Olivier Faure, le premier secrétaire du Parti Socialiste, qualifiait de bien malheureux les solférinistes, celles et ceux qui se plaisaient à commenter et analyser les rapports de force entre les différents courants d’un parti. C’est aujourd’hui révolu : plus de dissensus, tout le monde semble (dans les médias au moins) faire bloc, exception faite d’un Stéphane Le Foll, maire du Mans et ancien ministre qui ne perd pas une occasion dans les médias de railler le Premier secrétaire, lui reprochant la faiblesse du PS et la possibilité qu’aucun candidat issu de ce vieux parti ne se présente en 2022.
https://twitter.com/BFMParis/status/13301311737968586752
Pour la plupart, les socialistes font bloc dans l’espoir de rénover leur parti, une rénovation qui se centre sur un discours autour de la République. Anne Hidalgo s’est ainsi mise à distribuer des gommettes de qui est un bon ou un mauvais républicain. Peu de personnes trouvent grâce à ses yeux : La France insoumise, une partie d’Europe Écologie Les Verts, chacun doit faire son examen de conscience, sortir de ses ambiguïtés pour plaire au premier édile de Paris. De son côté, Olivier Faure fait la même chose. Chaque passage média est un moyen de parler de la République.
Précisons que ce positionnement est opportun puisqu’il correspond à l’agenda médiatique. Si beaucoup critiquent tant le contenu que le calendrier de la loi contre les séparatismes, ce texte est modelé pour plaire aux chroniqueurs, aux chaînes d’information en continu. Le discours politique du Parti Socialiste est en adéquation parfaite avec ceux qui font la pluie et le beau temps dans nos médias.
Cela leur permet de prendre de la hauteur par rapport à La République En Marche qui apprécie également de donner des certificats de bon républicain : d’Emmanuel Macron à Jean-Michel Blanquer, très inquiété par la pensée intersectionnelle dans le monde universitaire. Cela permet donc aux socialistes d’exister en excluant à leur tour ce qui se passe à leur gauche (et à l’extrême droite bien sûr).
Les accusations d’islamogauchisme particulièrement virulentes à l’égard de la France Insoumise faiblement condamnées permettent de sortir du champ de la République les organisations politiques les plus menaçantes pour l’ordre établi. De même, questionner le positionnement d’EELV vis-à-vis de la République, appeler EELV à se clarifier ou ne pas soutenir les conseillères de Paris les plus actives contre Christophe Girard, c’est jeter l’opprobre sur toute une partie de la gauche, dissimuler une partie des luttes en les excluant de l’axe républicain.
Cela est extrêmement lourd de sens et pose plusieurs questions. La plus fondamentale est de demander ce que ces socialistes qui se proclament comme ardemment et authentiquement républicains mettent derrière la République. Est-ce un moyen tourné vers l’émancipation du peuple, la lutte contre les déterminismes ou une fin en soi qui nie certaines discriminations, délégitime certains combats sous couvert d’une universalité qui sert avant tout ceux qui ne subissent pas d’oppressions ?
Faire vivre la promesse républicaine c’est questionner les rapports de production, les conditions de l’émancipation. Cela va d’une remise en cause radicale du système économique à ce qui trouve directement ses racines dans la vie des gens comme la difficulté de ne pas être à découvert en fin de mois. De même, d’autres questions nécessiteraient de plus longs développements : l’enseignement privé a-t-il sa place en République ? Lorsque les socialistes parlent de la carte scolaire, ils proposent de la re-travailler en incluant aux concertations l’enseignement privé par exemple. Cela peut sembler anecdotique mais cela correspond bel et bien à une mue au sein du discours socialiste. Il n’est pas sûr que tous les républicains s’accordent sur une vision de la République qui laisse exister l’enseignement privé (hors-contrat et soyons audacieux, sous-contrat également) alors qu’il s’agit d’une bataille cruciale à mener.
Une République par la négative
Il s’agit de républicains par la négative : ils s’opposent notamment à la France Insoumise, à des discours qu’ils trouvent communautaristes. Dénigrer une partie du spectre politique est une chose, répondre à des problèmes profonds en est une autre.
Le souci est le suivant : à gauche, les socialistes sont régulièrement présents dans les médias et leur présence participe de la définition d’un agenda médiatique. La question n’est pas tant de savoir qui de l’œuf ou la poule est arrivé le premier, mais de voir que les deux se renforcent et permettent d’imprimer dans les esprits que la République telle qu’elle est définie par ceux qui en parlent est un sujet prioritaire et que la légitimité d’un acteur politique réside dans le rapport qu’il entretient à la République. Entretenir un rapport qui serait perçu comme flou par les tenants d’une définition permet de l’exclure de l’arc républicain, en d’autres termes de l’échiquier politique national.
Quiconque se voit accoler le sceau de «mauvais républicain» devient dangereux pour un système de valeurs, des institutions. Quand Anne Hidalgo demande à certaines personnes, à certaines personnalités ou organisations de lever des ambiguïtés vis-à-vis de la République, que reste-t-il des fronts républicains ? EELV et la France Insoumise deviennent-ils des organisations contre lesquelles il faut rassembler au cours d’une élection ? L’action de la majorité présidentielle ne vient-elle pas également fracturer la République ? Posons ici : la loi contre les séparatismes, le projet de loi sécurité globale, la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune ou encore le projet de décentralisation. Le projet macroniste ne vient-il pas augmenter les fractures au sein d’une population déjà divisée ?
Les socialistes qui sont prolixes quand il s’agit de parler de République ne sont que les tenants d’une République appauvrie, la République sans le socialisme, c’est-à-dire une République vide. Elle a été si évidée de sa substance qu’ils préfèrent regarder à gauche plutôt qu’à droite pour pointer du doigt des traîtres.
- Marion Beauvalet, étudiante à Paris Dauphine.