À la manière de son «expulsion» de Nuit Debout, Alain Finkielkraut se pose en figure idéale de la fin de récré populiste. Lui seul aura accès aux médias pour parler de l’événement, lui seul donnera sa version, et lui seul aura le talent du conteur, jongleur de mots, face aux colériques privés de langage.
Samedi 16 février, lors de l’acte XIV des gilets jaunes, nous avons été témoins, majoritairement via les réseaux sociaux, d’une scène hallucinante de bêtise et de haine contre Alain Finkielkraut.
Une attaque indigne
Quelques manifestants insultent dans la rue l’académicien, le traitant de «sioniste de merde» entre autres insultes les plus basses, ajoutant «rentre chez toi» et «la France elle est à nous».
Non, la France n’appartiendra jamais aux haineux de tous bords, non la France n’est pas une terre de la confusion où l’on peut, au quotidien, se moquer de la République et non, aucune colère ne peut autoriser une telle expression de haine, sans précipiter sa chute dans la violence.
Cette scène ne peut être qu’effrayante vue depuis l’angle des vidéos partagées : la violence d’une foule contre un homme, la méthode fasciste de l’intimidation de masse, la menace du jugement à venir et cette appropriation du peuple tout entier par un groupe non identifié.
La philosophie de la haine
Hélas, la haine, Alain Finkielkraut a su l’attiser tout au long de sa carrière de nouveau philosophe, préférant parfois la petite phrase à la pensée complexe, l’idéologie à l’idée et la polémique au débat. Le philosophe a refusé d’assumer a posteriori ses sorties racistes et méprisantes pour les «non-souchiens» et le nombre de relaxes pour diffamation ou injures témoigne du profil provocateur d’Alain Finkielkraut, plus que de sa pensée philosophique.
Pour Pierre Bourdieu, Alain Finkielkraut était un «pauvre blanc de la culture» amenant plus de confusion que de lumière aux débats et à la connaissance du monde social :
«Le problème que je pose en permanence est celui de savoir comment faire entrer dans le débat public cette communauté de savants qui a des choses à dire sur la question arabe, sur les banlieues, le foulard islamique… Car qui parle (dans les médias) ? Ce sont des sous-philosophes qui ont pour toute compétence de vagues lectures de vagues textes, des gens comme Alain Finkielkraut. J’appelle ça les pauvres blancs de la culture. Ce sont des demi-savants pas très cultivés qui se font les défenseurs d’une culture qu’ils n’ont pas, pour marquer la différence d’avec ceux qui l’ont encore moins qu’eux. […] Actuellement, un des grands obstacles à la connaissance du monde social, ce sont eux. Ils participent à la construction de fantasmes sociaux qui font écran entre une société et sa propre vérité».
Voilà donc Alain Finkielkraut dans son rôle, en écran, sorti de l’écran, rendant soudain une mobilisation sociale de plusieurs semaines caduque, par son sacrifice. Car, où sont les revendications des gilets jaunes dans ces insultes indignes ? Nulle part. Voilà qu’une fois encore, la lumière est toute braquée sur quelques individus qui utilisent la colère pour déverser la haine. À la manière de son «expulsion» de Nuit Debout, Alain Finkielkraut se pose en figure idéale de la fin de récré populiste. Lui seul aura accès aux médias pour parler de l’événement, lui seul donnera sa version, et lui seul aura le talent du conteur, jongleur de mots, face aux colériques privés de langage.
L’âge de la confusion
Ce moment, purement médiatique, crée un oeil du cyclone tragique, où tous, politiques et commentateurs autorisés, s’engouffrent pour ajouter de l’agitation à la confusion.
Il n’est plus question de débat, mais d’indignation et une fois encore, de plus de confusion. Lui, l’arrogant médiatique, accusait d’arrogance les nouvelles stars des plateaux en gilets jaunes. Le voilà victime de quelques imbéciles, qui vont devenir le symbole d’un mouvement qui serait tout entier noyé dans la haine complotiste et l’antisémitisme. Pour le camp du statu quo, il fallait logiquement ce moment symbolique pour en finir avec la fronde, la décrédibiliser définitivement aux yeux du grand public, renverser le soutien des silencieux et remettre en ordre de marche un front républicain perdu.
Un des grands problèmes de notre débat public est la confusion entretenue entre antisionisme et antisémitisme – confusion, qui servirait les antisémites, tout comme leurs pourfendeurs feignants.
Il faut admettre que depuis la guerre de 1967, la notion d’antisionisme est devenue un instrument politique de la cause palestinienne, rassemblant des alliés hétéroclites qui font se côtoyer des prises de positions aussi éloignées que le rejet de la politique de colonisation israélienne, la revendication de l’anéantissement de l’État d’Israël et la haine viscérale du peuple juif.
Confusion totale, assumée sans problème par le chef de l’État, Emmanuel Macron, qui a déclaré en juillet 2017, lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv’ : «Nous ne cèderons rien aux messages de haine, nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme».
Effectivement, une corrélation entre antisionisme et antisémitisme existe, telle que révélée par la recherche «Anti-Israel Sentiment Predicts Anti-Semitism in Europe» de Kaplan et Small.
Cette recherche jette un éclairage statistique différent sur cette question : sur la base d’une enquête réalisée auprès de 500 citoyens de chacun des 10 pays européens, les auteurs se demandent si les individus aux opinions anti-israéliennes extrêmes ont plus de chance d’être antisémites. Même après avoir tenu compte de nombreux facteurs de confusion potentiels, ils constatent que le sentiment anti-israélien prédit systématiquement la probabilité qu’un individu soit antisémite, avec la probabilité que l’antisémitisme mesuré augmente avec l’ampleur du sentiment anti-israélien observé.
Lien vers l’étude : [https://brandeiscenter.com/wp-content/uploads/2017/10/jcr\_antisemitism.pdf]
Cette étude est reprise par David Hirsh du Goldsmiths College de l’University of London dans sa recherche «Anti-Zionism and Antisemitism Cosmopolitan Reflections» avec une conclusion plus nuancée, «Kaplan et Small ne peuvent pas nous dire qu’il n’existe pas de courant antisioniste antiraciste à l’abri de l’antisémitisme qu’ils détectent dans l’échantillon général de personnes qui manifestent un «sentiment anti-israélien» ; et ils ne peuvent pas nous dire quel mécanisme causal ou quels processus idéationnels ou quelles chaînes de sens relient l’hostilité envers Israël et le racisme contre les Juifs».
Lien vers l’étude : [https://isgap.org/wp-content/uploads/2013/08/ISGAP-Working-Papers-David-Hirsh.pdf]
Ainsi la corrélation entre antisionisme et antisémitisme en Europe est avérée, mais les causes restent à déterminer et l’existence d’un courant antisioniste, antiraciste ne peut être niée.
Une condamnation impérative de l’antisémitisme
Peu importe le contexte particulier, le profil provocateur du nouveau philosophe, les insultes contre Alain Finkielkraut interviennent dans un contexte d’antisémitisme galopant. En 2018, les actes d’antisémitisme ont augmenté de 74% selon les derniers recensements du ministère de l’Intérieur.
Dans l’instant où prime l’émotion une fois encore, nous devons tous, citoyens consciencieux, condamner l’antisémitisme et le racisme. L’appel de tous les partis au rassemblement le 19 février est nécessaire et impératif.
Condamner le racisme et l’antisémitisme ne signifie pas condamner le mouvement des gilets jaunes, comme l’aimeraient tant les tenants de la confusion organisée.
Le temps du débat reviendra, si nous prenons au sérieux le malaise profond au sein de notre République et surtout si les sphères d’autorités réalisent leur autocritique, en acceptant la complexité d’un mouvement invisible des laissés pour compte, qu’elles ont naturellement moqué, ignoré ou réprimé à chaque incarnation.