Substantif féminin dérivé de l’adjectif bien-pensant, la bien-pensance désigne à la fois les opinions et les comportements des personnes dites bien-pensantes.
Le terme bien-pensant apparaît à la toute fin du XVIIIème siècle. Il est attesté pour la première fois dans le dictionnaire de l’Académie Française de 1798. Il a alors le sens de «celui qui pense bien». Autrement dit, celui qui pense conformément à la morale de son temps, qui est armé de sentiments vertueux. Tout ce qui ne charme que les yeux, attire à peine mes regards ; je ne m’arrête qu’à l’intérieur à l’âme, à ce qui nous procure le vrai contentement, la paix intérieure, et c’est précisément ce qui manque dans une ville aussi tumultueuse que Paris. Ah ! Que ne pouvons-nous enfin voir se réaliser le vœu que nous formons depuis si longtemps de passer le reste de nos jours dans un cercle d’amis peu nombreux mais d’hommes bien-pensants. (Johann Georg Heinzmann, Voyage d’un Allemand à Paris et retour par la Suisse, 1800).
Un siècle plus tard, le sens de ce terme glisse progressivement vers une acception péjorative. Sous la plume de Marcel Proust, tout d’abord : Elle ressentait une honte personnelle des vilenies de celui qui avait un conseil judiciaire, et, autour de son front bien-pensant, sur ses bandeaux orléanistes, portait naturellement les lauriers de celui qui était général. (Marcel Proust, Les plaisirs et les jours, 1896). Le terme est ici employé pour moquer Madame Lenoir, personnage d’Un dîner en ville, vieille douairière toute occupée à lancer une foultitude de noms illustres et à poser en conservatoire des mœurs anciennes. Avec Proust, être bien-pensant fleure le conformisme bourgeois. Et c’est cette acception qui va devenir majoritaire dans les décennies qui suivent. Le XXème siècle fourmille d’auteurs, de Gide à Bernanos, critiquant les bien-pensants, clichés bourgeois, conformistes et conservateurs. À en croire les bien-pensants, l’ouvrier français, comblé, crèverait de bien-être. (George Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, 1938).
Jusque dans le dernier tiers du XXème siècle, on retrouve cette formule pour dénoncer le conformisme bourgeois : Les Palomi étaient bien-pensants, ils étaient même catholiques et romains à la mode corse, c’est-à-dire que la femme ne manque pas la messe où elle prie pour deux pendant que l’homme fait le beau sur le cours en attendant l’heure de l’apéro. (Jean-Pierre Chabrol, Je t’aimerai sans vergogne, 1967).
Cependant, dans les décennies suivantes, le terme va peu à peu évoluer pour dénoncer non plus des valeurs conservatrices d’arrière-garde mais, au contraire, l’attachement à des valeurs progressistes. Ainsi, au tout début du XXIème siècle, trente-quatre auteurs dénoncent ce qu’ils appellent la dictature du politiquement correct. Les bien-pensants sont présents dans tous les lieux publics. Ils prêchent la bonne parole, revendiquent le monopole du cœur, s’arrogent tous les droits : de juger de tout, de vous encenser ou de vous condamner, de refaire le monde, de revisiter l’histoire, de changer la société, les mœurs, la vie, et même, disent-ils parfois, de changer l’avenir ! Les avez-vous reconnus ? À les entendre, ils sont incomparablement plus doués que vous, plus justes, plus solidaires, plus tolérants, plus ouverts, plus «modernes» en un mot. Vous les avez identifiés : ce sont les nouveaux moralistes, ceux qui se réclament de la bonne conscience, et en ont fait leur marché. (Jean-Marc Chardon, collectif, La tyrannie des bien-pensants, Economica, 2003).
Attardons-nous quelques instants sur cette étonnante bascule qui fait des oppresseurs d’hier les oppressés du XXIème siècle. Nous le savons, c’est dans ces quelques années qui précèdent ce que nos historiens ont nommé Ère Post-Réel que se situent les germes de la Grande Déflagration. Si les horreurs de la première moitié du XXème siècle semblent avoir donné naissance à un renouveau moral et intellectuel des plus souhaitables, la réaction aux courants humanistes a été, de toute évidence, proportionnelle à leur intensité. Le XXIème siècle a ceci d’étrange, pour nous qui l’observons à quelques siècles de là, qu’il se pose les bonnes questions, présuppose les bonnes solutions et voit clairement les menaces qui pèsent sur le futur. Et pourtant, nos ancêtres sont dans l’incapacité de prendre les décisions qui empêcheraient la catastrophe. Et le sort réservé aux mots, à l’image du terme qui nous occupe aujourd’hui, est tout à fait symptomatique de l’extrême confusion qui agite l’époque. Il advint que les dieux oubliés tracèrent un chemin de sang jusqu’au cœur des cités, que le faux devint vrai, que ce qui était certitude devint sujet de doute, que 2+2 cessèrent de faire 4 et que la Terre devint plate. Il advint que les hommes cessèrent de se croire frères et se divisèrent pour une croix ou pour un croissant. Et quand la Terre ne fut plus que cendres, qu’il fallut se battre pour un morceau de pain, les hommes se rassemblèrent et pleurèrent le paradis d’antan. (M.N. Eystrel, Ballade des jours d’avant, 2123).
Les archives récemment découvertes dans la Grande Bibliothèque semblent montrer que, contrairement à ce que nous pensions, il n’y ait pas eu de «dictature du politiquement correct». Tout au contraire : les mass médias, qui témoignent des courants de pensée de ce temps-là, exploitent, de façon très majoritaire, les courants conservateurs. On note que, statistiquement, le temps occupé par des chroniqueurs aujourd’hui oubliés mais qui comptèrent en leur temps parmi les plus ardents contempteurs du progressisme, est largement supérieur à celui du courant dit des «modernes». Ils étaient partout, sur toutes les chaînes, toutes les radios, les quotidiens, les magazines. Eux, les nostalgiques de l’ordre ; le fan club des sexistes, des partisans de souches et de racines qu’on s’acharnait à tordre comme autant de tout petits bonsaïs, ne cessaient de hurler à la censure, à l’oppression, à la dictature. On n’entendait plus qu’eux. Tous occupés à asseoir une gloire éphémère sur les ruines des progrès d’hier. Il semblait qu’ils ne se calmeraient que lorsque le dernier d’entre eux aurait rendu l’âme. On se rendrait compte alors qu’ils en avaient engendrés d’autres. Plus jeunes. Plus fous. Plus déraisonnables encore dans l’appropriation d’un passé qui n’était ni à eux ni même à personne. (P. Symisthe, L’apothéose des fous, 2047).
Le débat entre les tenants de la morale humaniste et leurs opposants se durcit dans la deuxième décennie du XXIème siècle. Les (rares) débordements des premiers servent de prétexte aux seconds pour progressivement décrédibiliser une bonne part des propos de leurs adversaires. C’est ainsi qu’au tournant de la première moitié du XXIème siècle, il semble qu’il soit devenu impossible d’exprimer une pensée progressiste sous peine d’être immédiatement disqualifié. Qu’ils se taisent, ces partisans de la vertu, ces censeurs à la petite semaine qui prétendent nous museler au nom des bons sentiments ! Qu’ils tombent dans l’oubli, ces ayatollahs de la pensée unique, ces Attilas de la tolérance, ces Pol Pot de la bonté ! Qu’on leur coupe le sifflet à ces minables tyrans du politiquement correct ! Qu’on les exile, qu’on les abandonne ! Et qu’ils nous foutent la paix ! . (Extrait du discours de réception de P.A Skalpro à l’Académie Française, 2036).
L’avènement du Protoconsulat marque d’ailleurs le début de persécutions contre ces malheureux bien-pensants qui vont devenir les boucs émissaires des crises qui se succèdent. On rouvrit les bagnes. On les choisit lointains, isolés, sans aucun moyen de communication avec le monde extérieur. On y range par ordre d’infamie tout ce qui compte de penseurs, de philosophes et d’humanistes. Cela se fait sans bruit. Sans qu’une protestation ne s’élève. On a si bien appris à les haïr qu’ils ne manquent à personne. Le temps est passé de la bonté et de la bienveillance. Il faut désormais hurler aux côtés des hurleurs. Ou disparaître. (B. Hente, Le corridor des infidèles, 2189).