La crise du Covid-19 n’a pas fini de produire ses effets. Parmi les tendances qu’elle amplifie figure l’évolution en profondeur du système financier global marqué par la compétition croissante entre la Chine et les États-Unis.
Apparue il y a un an, l’épidémie de Covid-19 poursuit sa progression et accélère des tendances déjà à l’œuvre avant sa diffusion. La numérisation des activités s’est notamment accrue, en particulier dans le domaine de la finance internationale, favorisant les géants chinois de la TechFin (entreprises financiarisant leurs activités en ligne) et redistribuant les cartes de l’influence mondiale en la matière. Alors que la pandémie continue de peser sur les économies mondiales, la Chine sera, selon toute vraisemblance, le seul pays à enregistrer une croissance positive pour l’année 2020. La relative résilience de son économie, la stabilité de la valeur de ses obligations gouvernementales et l’absence de leadership américain pendant la crise sanitaire ont amené Pékin à vouloir réviser l’ordre financier mondial, largement dominé par les États-Unis.
À l’origine de la suprématie américaine sur le système financier global se trouve le système SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunications), le plus grand système de traitement des opérations bancaires internationales. Ce système de messagerie permet aux banques mondiales de communiquer entre elles pour effectuer les virements bancaires internationaux. Bien que conçu pour être géopolitiquement neutre, le réseau SWIFT est largement influencé par les États-Unis qui utilisent le fait que les transactions internationales s’effectuent en dollars pour sanctionner leurs adversaires. Aujourd’hui, 80% des achats de la chaîne logistique mondiale se règlent en dollars. Le commerce mondial en est donc largement irrigué et les États-Unis pèsent de tout leur poids sur SWIFT pour assurer leur suprématie financière mondiale. Ainsi, en raison des sanctions américaines, les banques iraniennes ont été exclues du système SWIFT en 2018. Le New York Times a même révélé en 2006 que les États-Unis exploitaient massivement les données de SWIFT en toute illégalité depuis 2001. Or, depuis quelques années, la politique de sanctions des États-Unis visant à isoler l’Iran a affaibli le dollar en tant que monnaie de réserve mondiale. En 2012, la banque britannique Standard Chartered a ainsi dû payer une amende de 340 millions de dollars au département des services financiers de New York pour avoir effectué des transactions financières en dollars avec l’Iran en violation des sanctions américaines à l’encontre de Téhéran. En 2015, c’est la Banque BNP Paribas qui était appelée à régler une amende record de 8,9 milliards de dollars pour des raisons similaires. Les poursuites judiciaires des autorités américaines contre des banques et des acteurs économiques tiers ne se conformant pas aux desiderata de Washington se sont multipliées ces dernières années dans le contexte de rupture du JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action – Plan d’Action Global Commun) sur le nucléaire iranien.
L’extraterritorialité du droit américain et l’utilisation croissante du dollar comme arme d’influence par les États-Unis ont amené certains de leurs alliés à reconsidérer la dépendance vis-à-vis du dollar dans les transactions internationales. Ainsi, pour poursuivre leurs échanges avec l’Iran en contournant les sanctions américaines, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont développé en 2019 un nouveau réseau nommé INSTEX (Instrument in Support of Trade Exchanges – Instrument de Soutien aux Transactions Commerciales). Bien que limité et ne représentant pas une menace concrète à la domination pluridécennale du dollar, ce nouveau mécanisme instaure une brèche symbolique dans le système international en tant que modèle alternatif susceptible d’inspirer d’autres états désirant s’émanciper du dollar. La Chine en particulier a suggéré aux pays fondateurs d’élargir ce mécanisme afin qu’elle puisse l’intégrer rapidement. Fareed Zakaria souligne qu’INSTEX n’est peut-être que le début d’une série d’initiatives visant à rompre avec la suprématie américaine sur le plan financier et met en garde Washington contre le déploiement de nouvelles stratégies économiques et financières trop offensives qui détournent durablement jusqu’à ses plus fidèles alliés.
Alors que cela aurait été impensable il y a encore quelques années, certaines personnalités du monde de la finance n’hésitent désormais plus à remettre publiquement en question la suprématie du dollar dans les échanges internationaux. Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre jusqu’en mars 2020 a ainsi déclaré en août 2019 que «la domination du dollar sur le système financier mondial a augmenté les risques de situation de trappe à liquidité avec des taux d’intérêt ultra-bas et une croissance faible». Selon lui, la prédominance du dollar – toujours utilisé pour au moins la moitié du commerce mondial, soit 5 fois plus que la part des États-Unis dans les importations mondiales de biens – provoque une demande d’actifs américains et expose de nombreux pays aux répercussions négatives des fluctuations de l’économie américaine. Il défend ainsi la mise en place d’un système qui soit davantage représentatif du caractère multipolaire de l’économie mondiale. Maurice Obstfeld, ancien économiste au FMI (Fonds Monétaire International), abonde dans ce sens, rappelant que la confiance envers le dollar s’érode à mesure que l’incertitude autour du comportement des États-Unis s’accroît. Ce sont là deux points de vue de moins en moins marginaux au sein de la communauté internationale qui tolère de plus en plus mal que les échanges financiers internationaux soient soumis aux oukases de Washington.
Sans surprise, parmi les pays qui observent avec attention l’affaiblissement du dollar figure la Chine dont le président, Xi Jinping, ne cache pas son ambition de réforme du système de gouvernance financière globale. À l’heure actuelle, Pékin n’est pas en mesure de rivaliser et de défier la domination américaine sur le système SWIFT. En effet, les banques chinoises, bien que de taille assez énorme pour certaines d’entre elles comme la Bank of China ou l’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC – plus grande banque de Chine et du monde), peinent à s’internationaliser et à traduire leur poids en influence globale sur le système financier. Il est ainsi difficile d’imaginer le renminbi (RMB) concurrencer sérieusement le dollar en tant que monnaie de réserve mondiale. Ce n’est par ailleurs pas l’objectif de Pékin. La Chine essaie certes de limiter l’usage du dollar dans ses transactions commerciales internationales, notamment dans ses échanges avec la Russie, mais la véritable influence de la Chine dans ce domaine se trouve ailleurs. Les entreprises chinoises en particulier ciblent une autre partie du système financier ayant trait à la façon dont les consommateurs dépensent leur argent. Alors que la plupart des consommateurs mondiaux dépendent des géants américains Visa et Mastercard, les sociétés de high-tech chinoises développent des applications qui contournent le système financier dominé par les États-Unis. Plutôt qu’utiliser les cartes de crédit et les comptes bancaires pour leurs transactions, les consommateurs chinois alimentent un portefeuille digital via une application sur smartphone. WeChat Pay et AliPay détenues respectivement par Tencent et Ant Group, sont les deux applis phares du paiement mobile en Chine. Ces plateformes permettent de transférer facilement de l’argent pour effectuer toutes sortes de paiements : régler un ticket de parking, réserver un taxi, payer des factures et même faire des investissements. La Chine présente ainsi cette particularité d’être passée directement des espèces au paiement entièrement dématérialisé. Comme le précise Chunyan Li, consultant en affaires et spécialiste du commerce entre la Chine et l’Europe : «En Chine, la population est passée à ce qu’il y a de plus innovant en sautant l’étape de la carte de crédit». L’argent ne transite ainsi plus par les banques, créant de facto un écosystème financier parallèle. La crise du Covid a considérablement accru la numérisation des activités et des services quotidiens, confortant le leadership des deux mastodontes chinois dans le domaine. L’an dernier, leurs clients chinois ont dépensé pour un montant équivalent à 49 trillions de dollars en paiements mobiles, soit 35 fois plus qu’en 2013. Il ne fait aucun doute que les chiffres pour 2020 seront d’un niveau jamais atteint. Comptant plus d’un milliard d’utilisateurs chacune, AliPay et WeChat Pay se mondialisent rapidement. AliPay est désormais accepté comme moyen de paiement dans les magasins de 56 pays, principalement à l’usage des touristes chinois, et 6 portefeuilles mobiles européens ont adopté son format QR code. Par ailleurs, le succès est également probant dans la FinTech où l’assureur Ping An se diversifie massivement et s’est progressivement mué en banque puis en véritable réseau social proposant des services couvrant tous les aspects de la vie de ses clients. Inutile de préciser que l’arrivée de la 5G devrait donner un élan exponentiel à ces divers usages. Un business devenu tellement énorme que le régime chinois craint qu’il ne lui échappe, le précipitant à réguler ces conglomérats en empêchant l’entrée en Bourse d’Ant Financial en novembre dernier. Cela ne l’empêche cependant pas d’envisager de lancer sa propre monnaie numérique. Les «e-yuans» sont actuellement en phase de test dans plusieurs grandes villes comme Pékin, Shenzhen ou Chengdu et devraient être officiellement en place pour les Jeux Olympiques d’hiver de 2022 à Pékin. En chantier depuis plusieurs années, le projet de monnaie numérique a connu un coup d’accélérateur avec la crise du Covid. Grâce au futur yuan digital, consommateurs et entreprises pourront télécharger sur leur smartphone un porte-monnaie numérique mis à disposition par la banque centrale chinoise. Ceci le distingue donc d’une cryptomonnaie issue de la technologie blockchain, domaine dans lequel la Chine investit également massivement. Cette monnaie numérique permettra aux utilisateurs d’effectuer des transactions sans passer par l’intermédiaire de leur banque. Robert Murray, chercheur au Foreign Policy Research Institute, confirme que cette monnaie «permettrait à la Chine de contourner toutes les sanctions occidentales et de faire du commerce sans utiliser Swift». À long terme, l’objectif du yuan digital est clairement de remplacer le dollar dans les circuits financiers internationaux.
La Chine mène clairement la danse dans le secteur des paiements numériques : celle-ci s’appuie sur sa puissance technologique pour imposer ses vues et réviser le fonctionnement de la finance internationale en sa faveur. Ant Group et Tencent ne sont que les deux exemples les plus connus d’une nuée de nouvelles entreprises chinoises qui émergent et misent sur ce secteur, redéfinissant les circuits où transitent les flux d’argent internationaux. Dans un article publié sur son site internet, l’historien Niall Ferguson avertit : l’avance considérable de la Chine dans ce secteur clé peut sceller le sort de l’hégémonie américaine sur le système financier mondial. Comme il le rappelle, l’histoire montre que puissance et puissance financière sont inséparables : celui qui contrôle les flux financiers internationaux contrôle l’ensemble de l’économie globale. Par conséquent, poursuivre une politique de sanctions rédhibitoire et rater le train de l’innovation privera les États-Unis de leur leadership monétaire, instrument pourtant indispensable pour se maintenir au rang de première puissance mondiale.
- Amandine Charley, diplômée en Sciences Politiques et en Études Européennes. Spécialisée dans les relations internationales et plus particulièrement dans la rivalité stratégique et géopolitique entre la Chine et les États-Unis.