Bientôt, vous voterez pour la première fois. Dans la vie d’un individu, ce moment devrait représenter une étape fondamentale dès lors que la Cité l’autorise à peser sur l’orientation du destin commun. Avant de devenir père de famille, membre d’une entreprise ou d’un organisation, le jeune adulte se voit confier la responsabilité de penser au nom du collectif.
Depuis plusieurs années je vous l’avoue, la perspective de remplir mes droits de citoyen ne me procure plus que lassitude et résignation. Façonnés dans le même moule des grandes écoles, les candidats se (re)présentent inlassablement en dépit des promesses électorales non tenues ou des mises en examen.
Parfois, il m’est arrivé de ne pas voter. Pourquoi, en effet, aller à une représentation de cirque lorsqu’on connaît par cœur le numéro des vieux clowns fatigués ? Comment exprimer son refus d’être dupe une fois encore ?
Engourdi par un sentiment d’impuissance, je me répétais alors les mots d’Octave Mirbeau dans son texte «la Grève des électeurs» :
«Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuples souverains, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté, Floque fait des lois auxquelles sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi, et Pierre Alype également.
Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ? Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?»
Aujourd’hui, mes garçons, la lassitude a fait place à la colère et à l’urgence.
On le sait, l’heure est grave, l’horloge atomique se rapproche de minuit. Je pourrais vous faire de longs et ennuyeux discours de géopolitique mais j’emploierai des mots d’enfants. Loin de moi l’idée que vous soyez incapables de comprendre les enjeux, ma hantise est celle d’un gamin devant un film d’anticipation.
Donald Trump est Président de la plus grande puissance mondiale, les migrants meurent quotidiennement sur des rafiots de sauvetage pour échapper aux horreurs de la guerre et la menace terroriste a envahi nos vies. Au niveau planétaire, les urgences existent : la disparition programmée de plus de 500 espèces d’ici 40 ans, la raréfaction des ressources nécessaires à la survie humaine, la dette écologique est sacrifiée sur l’autel de la croissance.
Et pourtant, la classe politique française semble figée dans un autre monde, celui des petites phrases et de l’argent, nécessaire carburant de campagne.
De la mauvaise foi insupportable du candidat de la droite aux promesses matamoresques de changement du candidat anti-système, de mensonges en irresponsabilité, la descente vers l’idiocratie s’accélère chaque jour.
Tous pourris ?
Certains, malgré leurs sermons, semblent avoir enfreint la loi. Je laisse à la justice et à leur conscience, le soin de les juger. D’autres placent un narcissisme pathologique ou des intérêts de chapelle militante au-delà de l’intérêt collectif.
Ne soyez pas dupes de ceux qui tenteront d’instrumentaliser cette médiocrité ambiante à des desseins politiques. Cette médiocrité, bien au contraire, nous pousse selon moi à réfléchir à nos limites.
Le réflexe infantile de l’attente du prophète est notre première limite collective. La seule certitude qui devrait être martelée en «une» des hebdos si idolâtres, c’est que, non, l’homme providentiel n’existe pas. Comme chacun d’entre nous, les responsables politiques sont issus d’un système. Le nôtre est vérolé depuis longtemps tant par son manque de mixité que par ses liens ambigus avec le monde de l’argent et des affaires. Le Messie n’arrivera pas, seuls des choix politiques courageux et neufs nous permettront d’affronter les enjeux économiques, sociaux et écologiques de demain.
Le «changement» est l’élément de langage sans doute le plus utilisé dans les discours de campagne. Dans le meilleur des cas, purement rhétorique, des candidats l’utilisent pour se distancier artificiellement de leur écosystème. Dans d’autres, il cherche à utiliser notre colère, nos peurs, vis-à-vis des dysfonctionnements actuels pour masquer les odeurs putréfiées du poujadisme et ses idées rances et faire oublier leur carrière insipide et inutile au bien commun.
Une élection ne résout pas les problèmes de fond, qui ne peuvent être traités seulement à l’échelle d’un pays. Les nations, qui reprennent tant de vigueur, se doivent de coopérer davantage et si les inégalités sont criantes à l’intérieur de nos frontières, elles sont dramatiques à l’échelle de la planète. Ne nous trompons pas d’ennemi : l’Europe est une chance extraordinaire. Cette construction perfectible et déséquilibrée est la première qui permette à des voisins de se parler quotidiennement et de décider d’un avenir commun de la copropriété. N’en déplaise aux propriétaires britanniques d’un pavillon de banlieue, qui se rêvent seuls enfin avec leur carré de pelouse et leur clôture, il faut garder l’espace commun accessible et continuer la construction, pour réduire les charges et gagner du temps sur les grands sujets qui dépassent le cadre national : l’énergie, la défense, mais aussi l’éducation et encore une fois, l’écologie.
Alors, cette fois encore, j’irai voter, conscient de la limite de mon vote et de la limite de notre «système». Un jour je l’espère, les responsables politiques représenteront la France dans sa diversité sociale et culturelle et l’arsenal législatif sera suffisamment fort pour empêcher l’instrumentalisation des institutions collectives à des fins particulières. Même s’ils sont loin d’être parfaits, je dépasserai ma frustration et j’irai voter pour un des candidats traditionnels parce que je refuse que des bonimenteurs mettent en péril votre futur et celui de la planète.
J’irai voter pour l’avenir, que certains préfèrent moquer et traiter d’utopique, parce que c’est bien de cela qu’il est question tous les 5 ans. Et cette année, plus que tout autre, les jeunes générations ne doivent pas se faire voler ce choix.
Viendra votre temps, peut-être les débats et la façon dont nous construisons notre démocratie auront-ils évolué ? Mais cette année encore, je vous emmènerai voir la file des citoyens qui se pressent, pleins d’espoirs et de renoncements dans vos cours d’école, dans la mise en scène collective de la République, pour que vous puissiez raconter à vos petits-enfants le drôle de cirque qu’était la Vème République.