Le nouveau président des États-Unis a pris ses fonctions mercredi dans une atmosphère inédite de tensions qui interroge sur sa capacité à rassembler et unir un pays aux identités fragmentées.
L’Amérique est de retour. Oui, mais laquelle ? Les images de l’investiture en grande pompe du 46ème président des États-Unis Joe Biden ont fait le tour du monde ce mercredi. De la même manière, les images de Donald Trump embarquant sur la base d’Andrews à bord de Air Force One le ramenant en Floride ont matérialisé qu’une page, la page du trumpisme, semble se tourner. C’est le retour triomphal de l’Amérique libérale multilatérale : Joe Biden a déjà signé une série de décrets actant le retour des États-Unis dans l’Organisation Mondiale de la Santé et dans l’Accord de Paris sur le climat et l’arrêt de la construction du mur avec le Mexique. On a ainsi pu voir le nouveau président détricoter l’héritage de Trump qui avait lui-même méthodiquement détricoté l’héritage de Barack Obama. Comme un retour au cours normal des choses, une «annulation» de la parenthèse sombre incarnée par Trump, mais est-ce vraiment le cas ?
Un pays devenu ingouvernable
En arrivant à la Maison Blanche, Biden fait en quelque sorte face à un nouveau pays. Outre la gestion d’une épidémie hors de contrôle, le problème majeur auquel celui-ci est d’ores et déjà confronté, est de présider un pays quasi ingouvernable car trop divisé. Beaucoup plus qu’il ne l’était en 2016, année de l’élection de Donald Trump. Les États-Unis sont traversés par des clivages de plus en plus aigus et des oppositions de plus en plus tranchées et irréconciliables. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, ce n’est clairement pas la première fois dans l’histoire que le pays est aussi divisé : il est question d’un pays qui a connu une guerre civile qui a laissé une empreinte durable dans son histoire moderne. Les divisions et la façon de les dépasser font partie intégrante de l’identité américaine. Mais il est vrai qu’aujourd’hui le clivage entre conservateurs et libéraux, voire désormais entre ultraconservateurs et progressistes, atteint un niveau de complexité élevé et pose un défi majeur à la gouvernance du pays. Malgré un discours d’investiture de Biden aux accents volontairement rassembleurs et une volonté appuyée de tendre la main aux électeurs de Trump (qui sont quand même 74 millions), on peut légitimement douter que les trumpistes les plus zélés écoutent ses appels à la réconciliation et à l’union quand on connaît l’ampleur de leur défiance à son égard et la prégnance de certaines théories complotistes qui le visent personnellement. L’enjeu du mandat de Biden ne consiste en rien de moins que le maintien de la nation américaine, assurer le respect des divergences et retrouver le sens du commun. Comme un effort ultime, selon le journaliste David French, pour empêcher la désagrégation des États-Unis. Car ce n’est pas que les deux camps ne s’écoutent plus mais qu’ils ne se tolèrent tout simplement plus.
Des divisions historiques auxquelles s’ajoutent des fractures contemporaines saillantes
Les États-Unis ont toujours fait de leurs disparités une force, fiers d’être précisément le pays de tous les possibles. Outre le Nord contre le Sud, les États-Unis ont toujours été à la fois l’Amérique profonde, rurale et religieuse de la Bible Belt et l’Amérique des côtes, tournée vers l’extérieur et le reste du monde. Le cowboy amateur de country a toujours été aussi américain que le trader de New York pour utiliser une image volontairement caricaturale. Et précisément, la victoire de Trump en 2016 peut aussi se comprendre comme la revanche d’une Amérique profonde, souvent oubliée, face à l’Amérique mondialisée des grandes villes côtières, des géants de la Silicon Valley et de Wall Street. Trump a capté la rage de toute une partie des Américains qui redemandent le droit à la parole, revendiquent le droit d’être conservateurs dans un pays où triomphe le libéralisme politique et économique, où la gauche culturelle a gagné la bataille des idées. C’est l’Amérique des périphéries, des perdants de la mondialisation, qui réclame une représentativité face aux élites urbaines des grandes métropoles multiculturelles qui incarnent l’image de l’Amérique globalisée qui s’est imposée dans le monde.
Ces divisions ont longtemps été contenues dans le bipartisme caractéristique de la vie politique américaine : le Parti républicain, le «Grand Old Party», conservateur, et le Parti démocrate, libéral. La sociologie électorale de chaque parti s’inscrit par ailleurs de façon très visible dans la géographie : il est classique d’observer que les États des façades atlantique et pacifique sont toujours bleus tandis que les États du centre sont rouges, figeant les préférences politiques dans l’espace. À l’échelle infra-étatique, le constat est accablant : les villes principales sont souvent des îlots démocrates dans un océan républicain. Un reportage du journaliste Evan MacDonald publié dans The Plain Dealer en septembre dernier illustre parfaitement la profondeur de ces divisions. Même les choses du quotidien les plus banales deviennent des étendards politiques et un signe d’appartenance partisane : du café que l’on prend plutôt au Starbucks si l’on est démocrate ou chez Dunkin’ Donuts si l’on est républicain, aux vêtements, loisirs et chaînes de supermarché. Et les deux camps n’interagissent pas.
Ces divisions, bien que depuis toujours à l’œuvre dans la société américaine, sont aujourd’hui complexifiées par l’expérience du trumpisme. Tant et si bien que le Parti républicain se trouve dans une position délicate, à plus forte raison depuis l’assaut du Capitole par les partisans de Trump le 6 janvier dernier. Tout en condamnant les violences, les Républicains ne peuvent négliger les 74 millions de voix obtenues par Trump. Surtout, de nouvelles lignes de fracture viennent s’ajouter à ce clivage traditionnel entre conservateurs et libéraux : désormais, les deux partis politiques sont eux-mêmes soumis à des tensions croissantes en leur sein et plus de deux Amériques se font face. D’une part, comme souligné ci-dessus, les Républicains ne peuvent fermer les yeux sur la nouvelle sociologie d’un électorat républicain radicalisé entièrement dévoué à Trump qui les forcera à adapter leur ligne politique, en particulier s’ils veulent rester un parti important face à un potentiel futur Patriot Party lancé par Trump. D’autre part, les Démocrates sont également débordés sur leur gauche par les progressistes : outre les six illustres membres du «Squad» (Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), Ilhan Omar, Ayanna Pressley, Rashida Tlaib, Jamaal Bowman et Cori Bush), ces élus à la Chambre des représentants appartenant à l’aile gauche du parti représentent aujourd’hui 40 à 45 % des Démocrates selon le journaliste spécialiste des États-Unis Christophe Deroubaix. Bien qu’ancienne, cette division à l’intérieur du parti s’accentue à mesure que le courant radical, parfois décrit comme socialiste, gagne du terrain.
Ces polarisations vont considérablement compliquer la tâche du centriste Joe Biden. Celui-ci est particulièrement attendu sur certains dossiers clés par cette frange, notamment sur le montant alloué à chaque américain par le plan de relance dû au Covid, les allocations chômage, le salaire minimum ou le Green New Deal. AOC a déjà prévenu : «Nous ne pouvons pas ralentir la marche, minimiser ou ravaler nos ambitions à cause des républicains, car le pays a élu des démocrates, et il les a élus pour avoir une assurance santé, pour avoir une aide lors de la crise, pour garantir les loyers». C’est la méthode Biden du consensus elle-même qui est ainsi menacée. Or, avec une majorité démocrate très serrée au Congrès, les voix des progressistes lui seront cruciales pour faire passer ses réformes. Le nouveau président, adepte du compromis et du travail bipartisan, devra déjà faire la synthèse de son parti avant même d’espérer réconcilier l’ensemble des américains. Le risque étant, si Biden penche trop à gauche, de s’aliéner définitivement les Républicains et de voir un Trump puissance 10 se présenter en 2024, échouant de facto à rassembler comme il s’engage à le faire. C’est donc plutôt l’art du grand écart que Biden devra maîtriser pour répondre aux attentes de son parti sans braquer les Républicains et espérer reconquérir (si toutefois cela est envisageable) toute une partie de l’Amérique ne jurant que par Trump, qui exècre de toute façon tout ce qui touche de près ou de loin à l’establishment et méprise les élites washingtoniennes, même républicaines. C’est peu dire que la promesse de Biden demeure un vœu pieu.
Car, dans les deux camps, la frange centriste se réduit comme peau de chagrin et à la droite identitaire des suprémacistes blancs répond la gauche identitaire de la cancel culture, emprisonnant le débat public dans un mouvement de balancier infini. La concurrence des identités s’intensifie et devient le conflit véritablement structurant de la société américaine. Les assauts misogynes et racistes de Trump ont attisé la colère des progressistes dont les slogans ont, en retour, indigné les pourfendeurs du politiquement correct. Le débat politique est piégé comme en attestent les altercations entre manifestants antiracistes et militants trumpistes à Times Square à New York le 3 septembre dernier lors d’un rassemblement contre les violences policières. Le fossé se creuse entre des blancs animés par un nouvel ethno-nationalisme et les militants du mouvement Black Lives Matter, révélant la polarisation extrême de la société américaine et l’impossibilité du dialogue et de la délibération collective.
Réenchanter la démocratie américaine
L’une des tâches les plus importantes qui incombe au nouveau président est de redonner du sens à la démocratie américaine. Au vu de l’engouement général pour les élections de novembre dernier, celle-ci est toujours très vivace : avec un taux de participation d’environ 69%, la démocratie n’a pas franchement besoin d’être revitalisée. Ce n’est pas pour autant qu’elle se porte bien. La présidence de Trump a considérablement affaibli certains piliers du système. En insultant les médias et les journalistes critiques de ses décisions et prises de position, en assénant ses fameux «Fake news !» lorsqu’il était confronté à des réalités dérangeantes, Donald Trump lui a porté un coup assez brutal. En niant des faits pourtant avérés au profit de «faits alternatifs» il a laissé entendre l’existence d’une vérité parallèle : il n’y a plus de vérité absolue mais tout simplement une somme d’opinions. De même, en ne reconnaissant pas la victoire de Joe Biden et en affirmant que l’élection était truquée et volée, Trump a délégitimé le fondement même du processus démocratique. L’acmé est évidemment l’appel à «marcher sur le Capitole» le 6 janvier dernier, donnant lieu au saccage par ses partisans du bâtiment en pleine séance de certification des résultats des élections. Et jusqu’à la dernière minute, le 20 janvier à midi, les yeux étaient rivés aux écrans pour s’assurer que Trump quitterait effectivement la Maison Blanche et ne se cramponnerait pas au pouvoir en jouant son va-tout dans un revirement inédit.
Suite à cet épisode, la fermeture des comptes Twitter, Facebook, Instagram, Snapchat et autres de Donald Trump et la suspension des applis de messagerie comme Parler par Google, Apple et Amazon viennent donner du grain à moudre à ceux qui estiment que leur candidat est bâillonné. Cet exil forcé des réseaux sociaux pose de nombreuses questions sur la liberté la plus basique en démocratie, à savoir la liberté d’opinion et d’expression. Malgré leur statut d’entreprises privées, les grandes plateformes numériques sont aujourd’hui des acteurs politiques à part entière et leur rôle est déterminant dans la fragmentation des opinions. Censure pour les uns, régulation pour les autres, ces décisions interrogent sur l’organisation et le contenu du débat public aux États-Unis comme ailleurs.
Les institutions américaines se sont montrées résistantes face aux multiples attaques portées au processus démocratique par Trump pendant son mandat. De nombreux analystes ont pourtant souligné la faiblesse de la Constitution pour empêcher d’éventuels problèmes de transition. Mais c’est l’image de la démocratie américaine elle-même qui a été écornée. Devant un tel spectacle, beaucoup sur Twitter ont ironisé sur le fait que les États-Unis, autoproclamés plus grande démocratie du monde, ont pu vouloir exporter leur modèle à l’étranger, notamment en Irak, alors que la démocratie est en piètre état dans leur propre pays. Dans la revue Foreign Affairs, James Goldgeier et Bruce W. Jentleson ont par ailleurs relevé qu’avant d’organiser un grand sommet mondial pour la démocratie comme le prévoit Joe Biden, les États-Unis feraient mieux d’en organiser un d’abord en interne. En effet, plusieurs grands projets de politique étrangère du nouveau président se mesureront à l’aune de l’état de la politique intérieure : avant de se proclamer chantre de la démocratie à l’échelle mondiale – en particulier dans une volonté d’incarner une alternative au cyber autoritarisme chinois – les États-Unis doivent d’abord mettre à plat les dysfonctionnements de la démocratie en leur sein. Après quatre années de trumpisme s’achevant en apothéose, c’est un chantier énorme.
- Amandine Charley, diplômée en Sciences Politiques et en Études Européennes. Spécialisée dans les relations internationales, notamment dans la rivalité stratégique et géopolitique entre la Chine et les États-Unis.