Le rapport accablant d’Oxfam sur la pauvreté dans le monde, les gilets jaunes, leur colère et leurs dérapages, le grand débat, une élite dramatiquement déconnectée de la réalité : 2019 ne démarre pas en grande pompe.
Jamais comme cette année les festivités de décembre, avec leur panoplie de lumières et de vitrines joyeuses, ne paraissaient autant fausses et irréelles.
À Paris, la colère des gilets jaunes et des français des classes moyennes appauvries s’est retrouvée sur les Champs-Élysées parés des lumières de Noël, en renvoyant une image saisissante et douloureuse.
Noël est un souvenir, mais dans ces semaines de décembre et de janvier, Paris n’a plus été cette fête décrite par Hemingway, mais le lieu de tournage d’un film dramatique dont nous sommes tous acteurs ou figurants, un film aux allures néo-réalistes qui nous raconte la nouvelle pauvreté et la lutte désespérée de ceux qui veulent la combattre.
Depuis dix ans ou plus, les classes moyennes et populaires d’Europe ont été écrasées, saignées, rendues coupables par les «pouvoirs forts» qui répondaient aux cahiers de doléances en affirmant sans complexe que le peuple était irresponsable, en pointant du doigt l’abysse du déficit, en affirmant qu’il n’y avait pas d’autre alternative au sacrifice, au «serrer la ceinture».
Dernière gaffe en date : la malheureuse phrase d’Emmanuel Macron à la veille du grand débat national, ces quelques mots qui qualifient les pauvres comme «pas compatibles à l’effort».
Et pourtant, la charge de travail, pour ceux qui en ont encore, n’a pas changé, elle a même augmenté pour certains, ce qui a changé ce sont les rémunérations et les conditions de travail, des salaires et des garanties toujours plus minces ou un manque cruel de moyens pour exercer correctement son propre métier.
C’est un phénomène qui progresse depuis des années et qui concerne énormément de métiers et de statuts : les petits artisans, les agriculteurs, le personnel de la restauration, les vendeurs en boutique, les free-lance en tous genres, le personnel paramédical, les enseignants, les retraités en sont des exemples parmi des centaines.
Cette dégradation concerne l’Europe entière ou presque.
Des milliers de petites entreprises en Italie comme en France ont mis la clé sous la porte, les agriculteurs, objet de chantage de la part de multinationales de l’agroalimentaire, survivent avec quelques centaines d’euros par mois, travaillent à perte et quelquefois se suicident.
En Italie, selon une enquête lancée par le syndicat Cgil, 14% des personnes âgées ne peuvent pas se permettre de réchauffer leur propre maison comme il conviendrait de le faire pendant ces mois d’hiver. Et 33% des seniors seront dans cette même condition dans peu de temps s’il n’y a pas de mesures pour contrer ce problème.
En France, une personne sur cinq a des difficultés à pourvoir aux besoins alimentaires de sa famille, les institutions caritatives comme le Secours Populaire ou les Restaurants du Coeur croulent sous la demande.
27% des français ne peuvent pas se permettre de manger tous les jours des fruits ou des légumes frais. L’alimentation des plus pauvres est ainsi constituée d’aliments gras ou industriels, avec pour conséquence l’explosion de maladies chroniques telles que le diabète, l’obésité, les pathologies cardio-vasculaires.
Les derniers gouvernements n’ont pas rechigné à approuver des mesures libérales telles les réformes du travail – ce dernier toujours plus spolié de ses tutelles – au nom de la croissance et de la compétitivité. Des entrepreneurs adulés par le monde de l’industrie tels Carlos Ghosn, aujourd’hui aux mains de la justice japonaise pour fraude fiscale, ont été capables d’assurer la croissance des sociétés dont ils sont à la tête, en misant entre autres sur les licenciements massifs et sur la précarisation des contrats.
Il y a ceux qui courent, et ceux qui ne peuvent pas et sont laissés pour compte.
Comme c’est déjà le cas en Grande-Bretagne depuis plusieurs années, parmi les classes les plus défavorisées, se développe un syndrome que les britanniques ont appelé explicitement «shit-life syndrome», littéralement «syndrome de la vie de m****», une condition proche de la dépression chronique, vécue par des millions de citoyens, en particulier les jeunes et les seniors, réduits à vivre dans des conditions de pure survie, en comptant les centimes pour arriver à la fin du mois, privés de loisirs, d’accès à la culture, de services, de possibilités de voyager.
Toutes les énergies de ces nouveaux pauvres sont dépensées dans le pénible exercice de la survie.
Dans la patrie de Shakespeare, avant-garde du libéralisme effréné, les citoyens qui recourent au repas gratuits fournis par les banques alimentaires sont 4 fois plus nombreux par rapport à il y a 5 ans, selon un rapport de l’ONU sur l’extrême pauvreté.
Mais les chiffres plus glaçants concernent les différences par rapport à l’espérance de vie. Aujourd’hui, en 2018, la différence d’espérance de vie entre les classes les plus pauvres et les classes les plus fortunées dans des villes comme Londres ou Glasgow sont respectivement de seize ans et de vingt-huit ans! Pas étonnant que les idées populistes prennent le dessus.
La même situation est en train de se produire dans les villes françaises et italiennes.
Si tu es pauvre, en Europe, en 2018, tu meurs en moyenne vingt ans plus tôt que ton congénère plus riche.
Le réalisateur Ken Loach avait magistralement représenté la situation dans son émouvant film «Moi, Daniel Blake», histoire d’un charpentier de 60 ans qui ne peut plus travailler à cause de sa santé fragile et, victime d’un welfare cynique, se retrouve sans indemnités. Ken Loach esquisse le portrait d’une bureaucratie impitoyable, d’un État qui raisonne sans humanité, guidé uniquement par le principes de la rentabilité et d’un ultra-libéralisme où l’on passe du statut d’êtres humains au statut de «ressources humaines».
Nous sommes les rouages involontaires de ce système atroce, et nous en sommes otages : l’Europe pullule de Daniel Blake.
Valentin, 24 ans, a fait partie pendant toutes ces semaines du mouvement des gilets jaunes : «je travaille pour une petite maison de production, je gagne environ 1400 euros par mois, j’en dépense 800 pour la location de mon studio à Paris. Je sais que je ne pourrai pas aller en vacances, je sais que je suis incapable de faire des projets pour le futur, je sais que ça sera compliqué de créer une famille». Valentin a tout de même un contrat fixe qui le rend déjà privilégié. Et tous les autres ? Les choix politiques de l’Europe libérale de la compétition de tous contre tous ont amputé le futur des prochaines générations.
Nous les laissons sur une planète en agonie et dans les mains d’un système financier cynique, organisé pour enrichir les GAFA et quelques autres multinationales avides.
Comme le confirment les rapports rédigés en ces jours par Oxfam et par Attac France, nous avons laissé une poignée de riches devenir toujours plus riches et les pauvres toujours plus misérables.
En ces temps de désespérance, d’effondrement du welfare et de révolte populaire face aux injustices fiscales, nous assistons à des gains records obtenus par les actionnaires du CAC 40.
Rolls-Royce n’a jamais vendu autant de voitures.
Parallèlement, une étude compare le recours des européens pauvres aux banques alimentaires aux périodes caractérisées par de graves catastrophes naturelles.
Selon les conclusions du rapport rédigé par Oxfam, la richesse des 1.900 milliardaires de la fameuse liste Forbes de 2017 a grimpé de plus de 900 milliards de dollars en une année (+1,2%).
Par contre, le revenu global de la population la plus pauvre de la planète (3,8 milliards d’individus) a chuté de 11%. 26 ultra-riches (dont l’homme le plus riche du monde, Jeff Bezos, patron d’Amazon, au patrimoine estimé à 112 milliards de dollars) possèdent aujourd’hui la richesse de la moitié la plus indigente de la planète.
De quoi susciter un grand applaudissement sarcastique, sur le modèle de celui réalisé par Les Clappers : 2 heures, 6 minutes, 21 secondes à frapper des mains pour susciter énergie positive et optimisme. Nous en aurions tant besoin…
Nos dirigeants ne seraient-ils pas en train de s’inspirer du modèle africain ? Le Gabon est parmi les dix plus importants importateurs de champagne en Afrique, alors que le peuple vit en moyenne avec 1 dollar par jour. Qui est la poignée de nababs qui se régalent avec les bulles ?
Tout cela n’a aucun sens et il n’y aurait pas d’alternatives ?
Nous avons laissé creuser cet abysse entre riches et pauvres en permettant aux groupes industriels de créer des monopoles ultra-puissants, capables de gérer et de piloter la finance mondiale, des multinationales qui utilisent les chefs d’États comme des marionnettes exécutant des règles dictées.
En France, le Journal du Dimanche a pu consulter la liste des financements obtenus par le mouvement «En Marche» d’Emmanuel Macron pour la campagne présidentielle. 800.000 euros sont arrivés du Royaume-Uni, et plus précisément de la City (où vivent les traders), un chiffre supérieur à ceux récoltés dans les neuf villes les plus importantes de la province française.
C’est donc bien la finance mondiale, guidée par les grands groupes, qui a contribué à faire élire ce Président. En toute logique économique, les financeurs attendent donc un retour sur investissement.
Et voilà qu’une des premières mesures voulues par Macron fut la fameuse suppression de l’ISF sur les capitaux mobiles, une perte nette pour l’État quantifiée à peu près à 3,5 milliards d’euros.
La colère des gilets jaunes n’a pas vraiment freiné la determination du gouvernement. Au moment où le Président se montrait sérieux et contrit devant les caméras pour annoncer 100 euros en plus pour les smicards, le Sénat approuvait une loi qui assouplissait l’exit tax, taxe adoptée sous Sarkozy pour freiner l’exil fiscal des millionnaires. Jusqu’à présent, ces derniers devaient attendre quinze ans avant de pouvoir vendre leurs actions à l’étranger, autrement ils auraient dû payer 30% d’exit tax sur les plus-values. Grâce aux élus, on est passé de quinze à deux ans, cinq au maximum pour certains cas. Selon Les Échos, en 2017, l’exit tax avait permis à l’État d’encaisser 70 millions d’euros.
Quelqu’un revendiquera les droits du libre marché. Mais le marché n’a à coeur que le bon vouloir des grands groupes, certainement pas la liberté des citoyens.
Adam Smith, père du libéralisme, avait mis en garde contre la création des monopoles. C’est exactement ce qui a eu lieu : la naissance de colosses industriels et financiers tellement puissants qu’ils sont capables de mettre à genoux les pouvoirs politiques des différentes nations. Des banques «too big to fail» aux groupes stratégiques, qui font les rois et évitent les lois.
De cette façon, par exemple, l’empire de Lactalis se permet depuis des années de ne pas publier ses comptes, sans que personne ne trouve rien à y redire. D’autres géants comme Monsanto (absorbé par Bayer depuis peu) influencent les gouvernements pour empêcher la commercialisation des semences paysannes, et poussent leurs lobbyistes à s’opposer aux futures lois contre des pesticides néfastes tel que le glyphosate.
Les GAFA ne paient actuellement pas encore d’impôts en France à la hauteur de leurs bénéfices colossaux.
C’est la crise, on nous le dit sans cesse. Pas pour Bezos, Zuckerberg et les autres. À force de devoir se serrer la ceinture ce sont les classes moyennes quoi sont destinées à devoir disparaître.
Entretemps, les drames de la pauvreté en Europe se poursuivent ici et là, une lutte entre David et Goliath à l’issue prévisible, des petites batailles qui ont lieu un peu partout et qui représentent à merveille la conjoncture odieuse qu’on est en train de vivre.
On pourrait citer l’histoire surréaliste et tragique des femmes de ménage de Marseille, dépendantes de la multinationale Elior Services, qui, en conformité aux lois françaises, avaient demandé l’égalisation de leur traitement salarial suite à leur rachat par Elior.
Elior, qui refusait d’attribuer les primes en question à ses salariés, s’est adressé au tribunal. Les employées ont gagné la première instance et en appel, mais Elior, dix ans après, incroyablement, a gagné en cassation. Résultat : ces femmes de ménage, avec leurs petits salaires de 700-900 euros par mois, doivent rembourser à Elior Services entre 20.000 et 30.0000 euros chacune…
On parle beaucoup de la violence des gilets jaunes, on condamne – justement – les vitrines brisées, les voitures incendiées, les boxeurs qui s’en prennent aux forces de l’ordre.
Édouard Philippe s’est empressé d’annoncer l’urgence d’une nouvelle loi contre les casseurs. Très bien.
Mais n’est-ce pas de la violence, celle qui oblige un homme – pourtant salarié – à vivre dans une caravane ou dans un studio malchauffé, faute de moyens ? Ce n’est pas de la violence que de vider les statuts des travailleurs de leurs droits, en les jetant dans la précarité tout en les traitant régulièrement d’assistés ou d’irresponsables ?
N’est-ce pas encore de la violence qui est mise en oeuvre par les multinationales qui menacent de licenciements massifs et de délocalisations si l’on n’accepte pas leurs règles du jeu alors que l’on demande à leur actionnaires avides un peu de solidarité ? N’est-ce pas de la violence la grande évasion fiscale, celle qui remplit les comptes off-shores des millionnaires en Suisse, au Luxembourg, au Panama et aux Caïmans, en volant les caisses des États, et en conséquence les caisses des écoles et celles des hôpitaux publics ?
Face aux grandes évasions fiscales nous n’avons pas assisté jusqu’à présent à cette attitude zélée et dynamique dont les autorités font preuve lorsque les gilets jaunes cassent une vitrine ou font peur aux habitants des beaux quartiers.
Et pourtant, les journalistes ont fait des découvertes éloquentes, des enquêtes incroyables : Luxleaks, Swissleaks, Panama Papers, Paradise Papers, jusqu’à la découverte du scandale CumEx, pratique à la limite de la légalité mise en oeuvre par les banques aux grands dam du fisc, révélée par Le Monde.
Des centaines des journalistes ont dédié des mois à ces enquêtes, ont fourni les noms et les prénoms des criminels fiscaux. Et qu’ont fait les gouvernements ? Rien ou presque. Ah non ! En France, ils ont fait quand même quelque chose. Ils ont voté la loi du secret des affaires, qui justement cloue le bec aux lanceurs d’alerte et aux journalistes d’enquête !
Il faudrait condamner TOUTE la violence, y compris celle qui est invisible et se drape de vertu.
Les anciens philosophes disaient qu’il y a deux genres de violence, la colère positive, l’indignation qui mène à se révolter contre les injustices, et puis la colère négative, sous forme de rancoeur, de haine stagnante.
On préconisait une «guerre entre pauvres» et c’est déjà le cas, dans ces tristes rendez-vous hebdomadaires où les gilets jaunes se battent contre les forces de l’ordre (ces forces de l’ordre qui – comme le rappelait Pasolini – viennent elles-mêmes des classes populaires). En Italie on désigne comme ennemis les migrants et leur fardeau de misère. Nous perdons notre humanité et notre lucidité.
Les dérapages se multiplient et les dirigeants en profitent pour décrédibiliser la voix des plus faibles.
Les intellectuels ont aussi leurs responsabilités. Souvent prêts à comprendre et à analyser ce qui se passe en banlieue, en minimisant l’antisémitisme ou l’homophobie produits par la radicalisation de certaines cités, en passant l’éponge sur les petits crimes parce que «la banlieue, les ghettos, l’isolement, le mépris, etc…», très peu d’intellectuels et d’éditorialistes ont cherché à comprendre les frasques de certains gilets jaunes venus de villages perdus dans la campagne française, des villages réduits depuis un bon moment à des déserts culturels, terreau fertile pour les préjugés faciles et les idéologies extrêmes diffusés à coup de slogans. Il ne s’agirait absolument pas de justifier, juste d’essayer de comprendre pour mieux répondre à la colère.
Tandis qu’un Président de la République – François Hollande – s’était rendu au chevet de Théo, le jeune blessé par les forces de l’ordre alors qu’il essayait de défendre un ami dealer, en faisant ainsi preuve de compréhension et d’envie d’apaisement (à tort ou à raison), personne, même pas un député ne s’est rendu au chevet de cette fille de 21 ans éborgnée par un tir de flashball sur les Champs-Élysées, ou du jeune homme de Strasbourg à la mâchoire brisée. Simples «dégâts collatéraux» ?
La perception du mépris de la part des élites est donc encore là, et les sentiments que cela génère sont loins d’être quelque chose de constructif. Le grand débat semble se révéler un palliatif pour tenter d’endormir les esprits, mais l’attitude des dirigeants ne vacille pas. Le cap des réformes ne changera pas.
Jamais dans un pays comme la France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, on aurait pensé voir se réaliser cette absurde métaphore de guerre civile, entre deux mondes qui sont incapables de s’écouter, car le premier n’en a pas les moyens, tandis que l’autre n’en a pas les intentions.
Bonne année.
Eva Morletto