Virginie Cady est notre sémiologue dystopique qui raconte les temps troubles que connurent l’Europe et le Monde au XXIème siècle, période appelée depuis «orwellianoscène». Elle nous explique à chaque entrée du dictionnaire dystopique, le sens perdu des mots courants.
Du grec ancien dēmokratía (δημοκρατία) composé de dêmos (δῆμος), le peuple (au sens de ceux qui partagent un même territoire) et de kratein (κρατείν) signifiant commander, diriger, la démocratie désigne à l’origine un système politique dans lequel les citoyens exercent le pouvoir.
La démocratie naît officiellement à Athènes aux environs du Vème siècle av. J.-C. Même si la démocratie athénienne exclut une grande partie de la population comme les femmes, les esclaves, ou encore les étrangers, elle est considérée comme le modèle de gouvernement que les philosophes et les hommes politiques vont, dès les Lumières, appeler de leurs vœux.
C’est ainsi, par exemple, qu’en 1689, le Bill of Rights prive la monarchie britannique d’une partie de ses pouvoirs au profit d’un parlement désormais élu ou que la Corse, proclamant son indépendance en 1755, se dote, sous l’influence de Pascal Paoli, d’une constitution qui fera l’admiration des progressistes de l’époque.
Trente-deux ans plus tard, c’est au tour des jeunes États-Unis, de fonder un régime démocratique qui va durer près de deux cent soixante ans avant d’être remplacé par une oligarchie théocratique. Jessica lève la tête un instant. Devant elle, des kilomètres d’un mur infranchissable, surmonté de miradors. Autour d’elle, des champs à perte de vue et des drones de surveillance qui maintiennent la cadence. Plus loin, les pilotes à l’abri guettent le faux-pas. Les enfants chéris de la Grande Amérique. Elle ne leur en veut même pas. Elle était comme eux. Il a suffi d’un tout petit blasphème, de quelques mots de rien du tout, d’une oreille indiscrète et bavarde et la voilà en partance pour nulle part. Sans espoir de retour. (J. Vey ; La bannière et la Croix, 2147).
La démocratie française naît en 1789. Elle est largement influencée par la pensée de l’un des membres de la Constituante, l’Abbé Joseph-Emmanuel Sieyès fortement défavorable à la démocratie directe à laquelle il préfère un régime représentatif. Je sais qu’il est des individus, en trop grand nombre, que les infirmités, l’incapacité, une paresse incurable ou le torrent des mauvaises mœurs rendent étrangers aux travaux de la société. (J-E Sieyès ; Qu’est-ce que le Tiers-État, 1789).
Jusqu’en 1848, les électeurs français doivent ainsi acquitter une taxe (tout d’abord de 500 à 1000F qui sera ramenée à 200 et 500F en 1831) afin d’obtenir le droit de voter ou de se faire élire. On appelle ce système le suffrage censitaire. Le suffrage ne deviendra vraiment universel en France qu’en 1944 avec l’obtention du droit de vote par les femmes (ordonnance du 21 avril 1944).
Dès le premier quart du XXIème siècle, il devient manifeste que la République française est minée de toutes parts. Le scandale permanent qui entoure des élus convaincus d’abus de biens sociaux, de corruption ou tout simplement de n’être que les éminences grises de multinationales dont ils défendent les intérêts avant ceux des citoyens parachève de ruiner la crédibilité du vote.
Appliquant des techniques de manipulation des masses clairement identifiées dès le XXème siècle, le pouvoir se sert de thématiques identitaires pour créer un effet de distraction tandis qu’un grand nombre de réformes passent en catimini. C’est ainsi que le futur Protoconsul entame son second mandat dans un climat de tensions et de divisions qui lui permet d’achever la mutation de la grande démocratie sociale qu’était la France vers une oligarchie libérale qui privatise les derniers services publics encore en activité.
Benjamin serrait contre lui l’enfant endormie. De temps en temps, il passait sur le front brûlant une main inquiète. La file d’attente n’en finissait plus de s’allonger et le personnel hospitalier, désarmé, courait de l’un à l’autre, parfois arrêté par un parent inquiet, un mari angoissé, une foule qui attendait parfois depuis des jours dans la salle d’attente transformée en camp de fortune où une forme émergeait, râlante, d’un nid de manteaux élimés. Benjamin tendit la main vers une infirmière. Elle s’immobilisa, attentive au souffle rauque qui se frayait péniblement un passage hors de la poitrine de la fillette. La jeune femme fit discrètement signe au père de la suivre. Elle glissa subrepticement trois plaquettes d’antibiotiques dans la main du père. «De la streptomycine» dit-elle. «Je ne peux rien faire de plus». Benjamin jeta un œil sur la salle encombrée, sur les couloirs où des brancards hors d’âge ployaient sous le poids des malades. Benjamin serra sa fille contre lui, referma les pans de son manteau autour d’eux et s’en fut dans la nuit glacée. (É. Kimoze ; Le déclin et la chute ; 2078).
Les élections présidentielles de 2027 sonnent le glas de la démocratie. Alors que la surveillance d’internet annonce la défaite de la droite libérale, le gouvernement promulgue le décret dit de «Bonne-fame» qui permet de revenir à un suffrage de type censitaire non plus fondé sur le paiement d’une taxe mais sur une évaluation des citoyens obtenue par un recoupement des données internet qui a pour effet d’exclure ceux qui se sont autrefois distingués par leur opposition au régime.
Un bîîîîîîîp prolongé attaqua le tympan d’Arthur. L’assesseur le regarda en fronçant les sourcils. «Je suis désolé mais votre carte n’est plus valable». «Pardon ?» rétorqua un Arthur interloqué. «Ah mon bon monsieur, il fallait y réfléchir à deux fois avant de critiquer la porte-parole du gouvernement le 26 février 2026 sur Twitter !». Derrière lui, une femme en manteau de fourrure s’impatientait. Arthur, sans trop oser y croire, tendit une nouvelle fois sa carte. Que le préposé refusa derechef. «Enfin monsieur, ça suffit !» dit la dame au manteau en poils d’animaux morts. «Laissez la place aux honnêtes gens maintenant !». Arthur reprit sa carte, épaules basses, s’écartant humblement du chemin de la rombière, remontée comme un coucou, qui vitupérait dans son dos contre les «gauchistes qu’on allait mettre au pas». (C. Lavy ; Le paradis des poules ; 2066).
Trois ans plus tard, au prétexte de rétablir l’ordre dans un pays agité par un vent de révolte, le Président se fait voter les pleins pouvoirs par une Assemblée acquise à sa cause. C’est le début du Protoconsulat qui ne prendra fin qu’avec la Grande Déflagration.
De loin, la foule massée aux alentours du Palais regardait passer le cortège. Certains pleuraient. D’autres acclamaient. «Tu vois ?» dit le père, «ça, c’est la démocratie qu’on enterre». Un homme distribuait des drapeaux français qu’on avait l’ordre d’agiter tout comme étaient comminatoires les hourras. Le père tenta d’emporter l’enfant à l’écart. Il se heurta au cordon des forces de l’ordre. Le Préfet avait promis une foule en liesse. À défaut de liesse, il y aurait au moins la foule. (A. Thancion ; Arithmétique du néant ; 2134).