Acqua alta? Un Lubrizol puissance 100 s’érigeait à deux pas de la Serenissima. Petit tour scandaleux autour du MOSE et des politiques irresponsables qui ont enfoncé dans la boue la plus belle ville du monde.
par Eva Morletto
Oh Venise, Venise et ses églises, Venise et ses placettes dessinées par Hugo Pratt dans les aventures de mon adoré Corto Maltese, Venise et ses gondoles, ses canaux, son clocher de San Marco.
Oh Venise où les vénitiens n’habitent plus. Les vénitiens que je connais, Daniele, Pietro, Michele, ils habitent Mestre, ou le Lido. Oh Venise devenue une gigantesque ambassade de Airbnb. Oh Venise, Disneyland des croisiéristes.
Ma chère Venise, combien de fois, entre les minuscules «calle», avec ces délicieuses maisons aux fenêtres en arcs gothiques qui semblent tenir debout par un miracle architectural, on a vu apparaître ensemble l’immense proue immaculée des paquebots en acier, comme des dinosaures arrivés d’un jurassique futuriste, des Godzilla aux mâchoires puissantes, prêts à dévorer ce magistral château de cartes, tant sublime que fragile ?
On a laissé rentrer les Godzilla, ma belle Venise, malgré la menace pour les poutres centenaires en chêne de montagne qui te soutiennent, malgré les accidents à répétition, comme celui survenu au paquebot MSC Opera, monstre hors de contrôle dans le canal de la Giudecca, en juin dernier. Tu te rappelles ce jour de peur ? Les cris ? Les blessés ?
On a joué avec toi Venise, comme des enfants inconscients et irresponsables, on a permis des choses qu’on ne devait pas permettre, on t’a exploitée sans te protéger, sans t’aimer, au fond. Comme ces maris qui se promènent fiers au bras d’une femme magnifique, mais qui, entre les murs de leur foyer commun, ne savent pas la respecter.
J’avais seize ans en 1989 quand les autorités ont laissé organiser sur un ponton flottant en plein coeur du bassin de la ville le concert des Pink Floyd. Les autorités n’avaient rien organisé, ni des barrages pour empêcher d’abîmer les monuments, ni des toilettes chimiques : 200.000 personnes se sont déversées sur la place Saint-Marc et sur la Riva degli Schiavoni, en grimpant sur les façades historiques et sur les colonnes.
Les jours d’après, des tonnes d’ordures jonchaient une des places les plus belles du monde.
Finalement, la pure chance a fait que les dégâts ont été limités mais l’absence totale de services pour les fans aurait pu vite faire tourner en cauchemar l’événement.
Tout le monde voulait aller à Venise cet été-là.
Si mes amis et moi nous n’y sommes pas allés, ce ne fut pas à cause d’un souci écologique vis-à-vis du sort de la lagune, mais plutôt à cause de nos parents sévères qui ont dit non en fronçant les sourcils. Les parents ont dit non, alors que les autorités vénitiennes disaient oui. «Venez, par milliers, par millions, venez et envahissez Venise, urinez sur les colonnes, jetez vos déchets dans les canaux, taguez les murs, souillez les placettes avec vos canettes de bière et vos sandwichs congelés».
Oh Venise et son carnaval… De tous les masques mystérieux, c’est celui du docteur de la peste qu’on devrait porter aujourd’hui. Vous savez ? Cet inquiétant masque avec un long bec, qu’autrefois les médecins remplissaient de fleurs séchées et de plantes aromatiques, pour ne pas sentir l’odeur nauséabonde des mourants.

Il faudrait le porter, à Venise, depuis des années, pour ne pas sentir aussi l’odeur nauséabonde de la corruption qui détruit de l’intérieur ce bijou fragile que l’Histoire a délicatement posé sur la lagune.
Oh Venise, Venise des arts, de la musique, des théâtres… Venise où la Bibliothèque du Conservatoire dont les oeuvres inestimables, comme ses partitions de Vivaldi, ont été déplacées en 2014 du premier étage au… rez-de-chaussée, aujourd’hui inondé.
Oh Venise, Venise et son magnifique théâtre de la Fenice, brûlé en 1996 par deux électriciens qui ne voulaient pas payer les pénalités dues aux retards de leurs travaux…
Oh Venise, Venise la Belle et la Bête qui devait la protéger : le MOSE.
Après l’approbation du projet définitif en 2002, en 2003 commençait l’immense chantier du MOSE, estimé maintenant à 7 milliards, un coût faramineux si on le compare à celui d’autres barrages construits en Europe, tel, par exemple le Oosterscheldekering aux Pays-Bas.
J’avoue, j’ai fait un copié-collé sur ce nom impossible à retenir, ce que j’ai retenu très bien par contre c’est le coût total de cette oeuvre hollandaise : un barrage de 9000 mètres de long, avec vannes mobiles, qui a coûté en tout deux milliards et demi, contre les 2500 mètres du MOSE et ses sept milliards dépensés.
Le coût contenu du barrage hollandais est peut-être surtout dû au fait de n’avoir pas eu à subir l’avidité des politiques et des entrepreneurs liés au projet italien.

L’acronyme MOSE (MOdulo Sperimentale Elettromeccanico) est en effet devenu synonyme d’une enquête judiciaire d’ampleur extraordinaire, une nouvelle Tangentopoli («royaume des pots de vin») où les juges n’ont pas été aussi efficaces que dans les opérations lancées par le pool Mains Propres dans les années 90.
Le 4 juin 2014, 35 personnes sont arrêtées, l’accusation est de fraude fiscale et malversations liées au projet du barrage dans la lagune. Les noms suscitent le scandale : il y a Giancarlo Galan, ex-Président de la Région Veneto et ministre berlusconien, il y a des politiques de tous bords, de gauche et de droite, il y a le maire de la ville, des entrepreneurs, même un général de la Brigade Financière à la retraite et une députée européenne de Forza Italia. Tous auraient utilisé des financements publics pour enrichir leurs comptes privés, financer illégalement des campagnes électorales, et alimenter leurs propres intérêts.
Le système frauduleux aura produit, selon les rapports de la Brigade Financière italienne, au moins 25 millions d’euros qui ont fini sur des comptes off-shore ; des biens d’une valeur de 40 millions d’euros ont été séquestrés. Ministre des politiques agricoles et des Biens Culturels sous le gouvernement Berlusconi, Giancarlo Galan aurait reçu jusqu’à un million d’euros par an pour appuyer le projet du MOSE, contesté par les environnementalistes qui dénonçaient les coûts faramineux et qui essayaient de mettre en avant des solutions plus économiques et avec un impact environnemental plus soft.
Le projet avait en effet était confié, sans appel d’offres, au Consorzio Venezia Nuova. Ce dernier n’avait pas jugé nécessaire de présenter une évaluation environnementale.
Des comptes et des sociétés off-shore ont été utilisés pour dissimuler les sommes colossales détournées. Le tour du monde qui s’est offert à la Brigade Financière est vertigineux : Bahamas, Suisse, Croatie, Curaçao, Dubaï. L’argent du MOSE a transité dans beaucoup de pays, surtout des paradis fiscaux, une étape intéressante fut le cabinet Mossack et Fonseca. Les traces du «trésor de Giancarlo Galan» ont été retrouvées en effet jusque dans les Panama Papers.
Que reste-t-il de tout cela? Une oeuvre inachevée, des caissons gigantesques qui rouillent au beau milieu de la lagune, déboîtés au premier raz-de-marée de l’Adriatique, attaqués par les colonies de… moules. Sept milliards.
Sept milliards qui auraient pu être investi autrement, pour sauver la perle de l’Adriatique, et non seulement de l’acqua alta.
On aurait pu réanimer la vie des «sestieri», aider et sauver les artisans vénitiens qui se retrouvent aujourd’hui dans la boue, c’est le cas de le dire, car leurs boutiques sont remplacées doucement mais sûrement par les magasins de souvenirs bon marché.
Avec cette somme colossale on aurait pu peut-être aussi dépolluer complètement la lagune des ravages perpétrés par le bassin industriel de Marghera, le tristement fameux Petrolchimico, un monstre à deux pas d’une des villes les plus fragiles de la planète.

Si aujourd’hui on assiste à sa «reconversion économiquement durable», ce complexe industriel démesuré a pollué pendant des décennies, détruisant l’écosystème de la lagune, augmentant aussi de façon considérable les périls liés à l’acqua alta à cause des sédiments industriels qui se sont entassés sur les fonds en changeant de façon irréversible les équilibres délicats des marées.
En 1998, dans la salle-bunker du tribunal de Mestre, on assistait médusés à un des plus grands scandales judiciaires de l’histoire italienne contemporaine, et avec le recul, à un des premiers cas où la puissance et l’arrogance des lobbies industriels montrait son visage cynique : les deux géants de la chimie Montedison et EniChem sortaient innocentés malgré leurs 149 ouvriers morts de tumeurs, les 400 autres tombés malades et les dégâts environnementaux colossaux causés à la lagune. Cela a permis aux enquêteurs de classifier les actions commises par le Petrolchimico comme un «désastre écologique».
Dans les années cinquante et soixante, on a sciemment déversé dans la lagune des quantités énormes de mercure, mais aussi de la dioxine, et puis en 2002 un accident aurait pu effacer les vénitiens de la face de la Terre avec une fuite de phosgène, un composant chimique hautement mortel.
Ça se passait là, un Lubrizol puissance 100 s’érigeait à deux pas de la Serenissima et de son patrimoine artistique mondialement connu.
Un rapport parlementaire rédigé suite à l’incident survenu en 2002 au Petrolchimico chiffrait à 54 les usines à risque d’accident chimique grave à Marghera, et à 1.200.000 tonnes la quantité des substances chimiques hautement toxiques stockées dans cette zone industrielle.
La zone sensible aux accidents était comprise entre 1000 mètres (risque de mort) et 8000 mètres (dégâts permanents, maladies et blessures graves).
8000 mètres c’est la distance qui sépare le pôle industriel de Porto Marghera de Venise.
On a joué avec le feu pendant des années, maintenant, on joue avec l’eau.
«Que c’est triste Venise» chantait Aznavour, et c’est vrai, car Venise c’est l’histoire d’un amour mal terminé, celui entre une des villes les plus belles du monde et les incapables qui l’ont gouverné et qui la gouvernent. Que c’est triste Venise, quand on ne s’aime plus.