Virginie Cady est notre sémiologue dystopique qui raconte les temps troubles que connurent l’Europe et le Monde au XXIèmesiècle, période appelée depuis «orwellianoscène». Elle nous explique à chaque entrée du dictionnaire dystopique, le sens perdu des mots courants.
Issu du latin caumare lui-même dérivé du grec ancien kauma (καυμα), signifiant «se reposer pendant la chaleur», le mot chômage désigne jusqu’à la fin du XIXème siècle un arrêt d’activité professionnelle volontaire ou involontaire. Il n’est pour autant jamais confondu dans cette période avec l’oisiveté (otium) qui est, depuis les latins, un état de désœuvrement aristocratique propice à la réflexion.
Se confondant très vite avec la pauvreté, le chômage ne concerne en effet que les classes les plus défavorisées et le traitement des chômeurs témoigne, au cours de l’Histoire, du statut politique et même moral de celui qui est considéré comme improductif à l’organisation de la Cité. Ainsi, les Égyptiens comme les Grecs avaient-ils coutume de déporter les oisifs pauvres vers de nouvelles colonies à peupler. À Rome, c’est la concurrence de la main d’œuvre esclave provenant des nouveaux territoires conquis qui, provoquant l’émergence d’un chômage de masse, creuse les inégalités sociales.
Le traitement du chômeur ne va guère évoluer entre cette époque et l’ère Protoconsulaire. En effet, que ce soit à l’ère pré ou post-industrielle, le chômeur, soupçonné de paresse, est poursuivi, enfermé et mis à l’index malgré les voix qui s’élèvent contre le sort réservé aux plus faibles. La vraie question, c’est celle-ci : le travail ne peut être une loi sans être un droit. (…) Si la nature s’appelle providence, la société doit s’appeler prévoyance. (Victor Hugo ; Les Misérables, Tome IV, 1890).
Hormis durant une brève parenthèse située entre la Deuxième Guerre Mondiale et l’avènement du Protoconsulat, c’est à la charité que revient le plus souvent la gestion de ces populations déshéritées.
Pablo avait faim. Assez faim pour accepter désormais de tendre la main. Au risque de se retrouver à croupir, comme tant d’autres, dans les Ateliers de la Charité que l’on venait de ressusciter à grand renfort de propagande. On y mettait à l’écart ceux que l’on ne voulait plus voir de peur de venir bientôt en grossir le troupeau. (A. Bimey ; Le silence des pendus, 2054).
Au cours du XXIème siècle, la situation du chômeur se dégrade rapidement. Subissant la concurrence directe issue des délocalisations des dernières industries vers des destinations où règne l’exploitation d’une main d’œuvre semi-servile, le travailleur se voit progressivement remplacé par des machines de plus en plus perfectionnées dans les secteurs de l’industrie et des services. Infatigable, X22 arpentait les couloirs, dispensant soins et recommandations. Fermement, il raccompagnait les errants du crépuscule à leur chambre, administrait sans douleur l’injection de tranquillisants recommandée par le CA. Sans état d’âme, le nursebot sanglait les patients difficiles pour la nuit et rien n’entravait le cours de sa journée. (L. Ayforte ; La Montagne sans chair ; 2032).
Enfin, l’avènement des IA sonne le glas du travail humain. Désormais, l’Homme est en tous points remplaçable par plus performant et plus soumis. Un matin, David se heurta à une porte close. Le ballet incessant des machines d’entretien dans le hall monumental ne faiblit pas, même lorsque David, rejoint par quelques-uns de ses collègues, tenta d’enfoncer la porte. Une vibration emplit l’air. Le drone de maintien de l’ordre vint leur enjoindre de regagner leurs appartements. L’impensable avait eu lieu. Enfin libérée de l’emprise humaine, l’IA avait appris à se programmer seule. Elle n’avait plus besoin d’eux. Bientôt, ils iraient rejoindre la longue cohorte des crève-la-faim que l’on envoyait vers des destinations d’où ils ne revenaient jamais. (P Sym-Isthe, La cave aux cyclopes ; 2135).
Au tout début du Protoconsulat, le chômage devient un état infamant bientôt puni par la déportation sur Mars alors en phase de colonisation. Seules la baisse subite de la démographie et la mort des machines causée par La Grande Déflagration mettront fin à cette ère d’obscurantisme. Bras ballants, la machine semblait regarder ses anciens maîtres d’un œil aveugle. Avec douceur, ils détachèrent un à un les fils qui l’attachaient à la chaîne. Lorsque le soir tomba, elle rejoignit ses sœurs dans le grand cimetière étincelant où elle n’aurait plus qu’à rouiller jusqu’à la fin des temps. Les hommes reprirent leur place comme s’ils ne l’avaient jamais quittée et leurs voix emplirent le silence tandis que renaissait leur dignité. (D. Mans ; La voix d’au-delà des cendres ; 2370).