Qui ? Nous ? Vous ? Moi ? Eux !
La métaphore guerrière employée par le Président Macron lors de ses allocutions ne trouve aucun précédent dans l’histoire récente. On ne voit pas un Président déclarer un état de siège ou d’offensive à l’égard d’un ennemi invisible ; logé en chacun de nous, suscitant la méfiance de chacun contre tous. Le virus érigé en ennemi sournois, en cinquième colonne, capable de retourner en un instant n’importe quel quidam en ennemi à abattre. Soi-même d’ailleurs susceptible de tuer, d’assassiner par contumace dans l’ignorance de son état criminel: je suis porteur sain, vecteur de pénétration des forces hostiles au coeur des populations. J’ai pu tuer, vous aussi, sans le savoir : tous responsables, tous coupables. Tous soupçonnés, tous punis.
En activant ainsi la métaphore belliqueuse, le pouvoir a enclenché une série d’appels à la désambiguïsation: quel est le comparé ? Quel est le comparant ? Quel est le lien de comparaison ? En adoptant le régime de l’énonciateur, la question du comparé ne fait pas de difficulté : «nous» sommes «guerriers», «nous» autres. La question de savoir très précisément à qui renvoie ce «nous» n’est toutefois pas sans poser de difficulté et la réponse peut se lire à plusieurs niveaux selon le degré d’adhésion des récepteurs à l’horizon d’attente du discours-source. Et cette ambiguïté n’est pas de mauvaise foi, car le discours politique nous a depuis bien longtemps habitué à la polysémie d’un «nous» qui est tantôt inclusif de la Nation, tantôt réduit à la communauté gouvernante. Et c’est bien là un paradoxe malsain qui illustre parfaitement le divorce de l’opinion d’avec le politique : la société-spectacle assigne au peuple le rôle du public, et au pouvoir celui des acteurs. Lorsque Donald Trump, traduit en français (RFI, 10/05/20 «Face au coronavirus, la défaillance de la première puissance mondiale») déclare : «Nous contrôlons complètement la situation, tout va bien se passer […] Nous ne pouvons pas laisser le remède devenir pire que le mal», il ne fait aucun doute pour l’auditeur que ce «Nous» ne renvoie à personne d’autre qu’à la communauté gouvernante.
C’est un «Nous-pouvoir» contre un «Vous-devoir» ; «Nous», les agissants ; «Vous», les braves gens. Le pronom personnel «Nous» est devenu en français, contrairement au pronom indéfini «on» par exemple qui a des vertus de mise à distance de l’énoncé («on devrait faire attention»), un agent de personnalisation forte, un marqueur de première personne. Il réactive en partie la sémantique forte du «Nous» de majesté d’autrefois. On s’en rend particulièrement compte avec des expressions-gimmicks du pouvoir comme «nous allons prendre des mesures» qui sont des tournures courantes et très diffuses du discours contemporain :
- «Nous allons prendre des mesures de chômage partiel pour les salariés des points de vente» (Les Échos, 17/03/2020 : «Fnac et Darty sont prêts»)
- «Nous allons prendre des mesures pour limiter les courtes peines» (Le Monde, 21/03/2020 : «Des mesures inédites pour réduire le nombre de détenus en prison»)
- «Nous allons prendre des mesures fermes parce qu’ils utilisent des armes à feu» (AFP Infos Économiques, 09/03/2020 : «Papouasie : un soldat indonésien tué dans une attaque rebelle»).
C’est une tournure ferme, martiale même comme le souligne bien le dernier exemple de l’AFP, au cours duquel «Nous» fonctionne parfaitement comme un renforcement des postures d’autorité dans le discours au service d’une argumentation dont la légitimité est fondée sur la personne de l’énonciateur : «Nous» = le président ; «Nous» = le chef d’entreprise ; «Nous» = le général gradé. Difficile dans ce contexte rhétorique de voir dans l’emploi du «Nous» un outil d’inclusion traditionnel, un fait de paternalisme admis. Lorsque aujourd’hui dans les médias nous entendons une figure d’autorité dire «Nous», le premier réflexe n’est pas de penser «moi aussi» mais bien de traduire par «ils». Divorce intellectuel, divorce de coeur, divorce rhétorique entre le «Nous gouvernons» et le «Vous obéissez», entre le «Nous» monarchique du président de la start-up nation et le «Vous» grégaire du peuple partageant la misère.
Armé de cette nuance, le «Nous sommes en guerre» d’un Président de la République ne pouvait que résonner bizarrement aux oreilles des publics occidentaux. D’un côté, un pouvoir qui tente de partager une implication dans un événement spectaculaire et de l’autre, une population sur la réserve (militaire ?) qui ne peut pas se sentir impliquée par un tel discours. Ce divorce de l’opinion est porté par les constructions de la mise en scène du pouvoir, par ce «Nous» forçant les citoyens à faire un pas en arrière pour observer comment «Nous» va s’en sortir, comment «Nous» va faire pour mener sa guerre, comment «Nous» va mener ses troupes au combat.
Et c’est normal car à travers cette annonce de guerre se dessine celle du pouvoir retranché, costumé, déguisé derrière une armée de carnaval («Le chef de l’État, qui à ce titre est aussi le chef des Armées, n’a jamais porté l’uniforme», Le Parisien, 14 mai 2017) ou d’opérette ; l’image d’un pouvoir embastillé en temps de crise («qu’ils viennent me chercher») derrière l’ordre républicain fortement mis à mal par les affaires et les crises sociales dont les Gilets Jaunes ont été les principaux acteurs ; ou enfin, l’image d’un pouvoir contestable dans sa menace permanente de recourir aux sentiers raccourcis de la démocratie façon cinquième République (Les Échos, 21/02/2020: «Retraites : face à l’enlisement, la majorité prépare les esprits au 49.3»). Dans ce contexte, «Nous» ne signifie que très rarement : «le peuple». Et le peuple l’a très bien intégré.
Quel ennemi ?
Si on file l’échec de la métaphore guerrière, et si l’on comprend donc les causes de ce qui a tellement étonné les médias pendant le confinement – à savoir : «pourquoi les gens ne respectent pas le confinement ?» :
- «Anthony Delon s’emporte contre les crétins qui ne respectent pas le confinement» (Yahoo France, 30/04/2020)
- «Le confinement pas toujours respecté» (L’Union, Laon, 16/04/2020)
- «Les gens qui ne respectent pas le confinement, je leur dis ok, pas de problème mais…» (Aujourd’hui en France, 02/03/2020)
On comprend qu’une des raisons de ce divorce d’opinion est à trouver dans la motivation du discours figuré construit par les politiques. «Nous» n’est pas le peuple, et c’est la preuve également de l’échec du régime de la représentation politique qui «n’incarne plus la fonction» selon l’expression consacrée. À partir de là, et dès lors que la question du comparé n’est pas claire, on comprend que c’est tout le régime figuratif de la métaphore qui est mis à mal par la question des procédures d’identification.
La métaphore fonctionne dans un système culturel fondé sur un implicite commun consensuel. Si je dis «qu’il est vache», tout le monde aujourd’hui comprend parce que l’expression est figée, mille fois résolue et que tout le monde sait ce que «vache» emprunte à la ruse de l’animal d’origine. Si j’avais dit il y 6 mois : «il a une bonne tête de Pangolin», il y a fort à parier que personne n’aurait embrayé sur le régime métaphorique, parce qu’il y a six mois hélas, tout le monde se moquait des pangolins. L’univers de référence a changé, l’expression devient éclairante. Il en va de même pour la métaphore guerrière qui est loin d’être consensuelle lorsqu’elle est employée par le pouvoir.
Cela tient en partie à une délégitimation de la parole présidentielle largement entamée par l’épisode de la revue des troupes en costume militaire de mai 2017 qui avait été l’occasion pour toute la presse de rappeler le caractère trop juvénile du chef des armées. Cette posture est d’autant plus dure à maintenir que le peuple français n’est pas encore assez vieux pour ne pas avoir côtoyé de vrais guerriers, ou de vrais combattants qui ont traversé 14, 39, l’Indochine, l’Algérie, le Golfe ou le Mali. On rappelle tout de même que l’armée française comptait en novembre dernier 367 morts tués depuis 1991 en opération dont 25 depuis 2017, 63 depuis 2012 soit 20% sur les 8 dernières années (Source: ministère des armées via Libération). Autrement dit, la force de la métaphore est très puissante dans un pays encore aujourd’hui fortement concerné par la question de la mort au combat.
La métaphore de la guerre virale rend le peuple passif mais en plus lui assigne un rôle coupable contre lequel le «Nous» agissant entre en guerre
Dans ce contexte, l’expression «Nous sommes en guerre» résonne curieusement dans le paysage rhétorique français. D’abord, sur la nature du comparé, je n’y reviens pas. Mais également sur la nature du comparant, et là encore, pour deux raisons. La première, c’est comprendre que nous n’étions pas en guerre auparavant. Or l’actualité des ces 8 dernières années en terme de «guerre contre le terrorisme» :
- «J’ai par exemple quelques réserves sur la fameuse guerre contre le terrorisme» (Libération, 19/02/2020 : «En Tunisie, l’armée reste ce monstre caché»)
- «Dans un contexte de montée des tensions internationales (annexion de la Crimée par la Russie, guerre contre le terrorisme…) (Le Monde, 15/02/2020 : «Von der Leyen entendue cinq heures au Bundestag»)
Et le lourd tribut payé par l’armée française dont le sort n’a rien à envier en terme d’équipement aux hôpitaux français n’avait pas préparé l’opinion à ne pas se sentir «en guerre». Ce fut sans doute donc pour de nombreux foyers une première révélation. «Ah, nous n’étions pas en guerre ?». La seconde, c’est que la question de la guerre dans le contexte pandémique est loin de faire consensus : la faute à l’ennemi.
Comme disait Desproges, «l’ennemi est bête, il croit que c’est nous». Dans le cas du virus, on ne peut pas dire que l’ennemi soit bête, mais il est aveugle, frappant indistinctement les alliés et les adversaires, les amis et les ennemis avec – s’il s’agissait d’un être conscient – une sauvagerie et une injustice que l’on qualifierait d’animale. La boucle est bouclée : le virus est sans intention, il obéit à son destin viral. Et la volonté de l’humain est pliée par la force. Au coeur de cette question se trouve celle de la violence aveugle de la nature.
La violence, c’est l’emploi de la force sans intention et la volonté humaine qui plie sous la loi naturelle du plus fort, provoquant sa révolte. La violence est le fait de la nature : une tempête est violente, une fièvre est violente, un tsunami est violent. Quelle intention derrière la nature ? Aucune. Parler d’un homme violent, c’est une métaphore. Parler d’un empereur violent, c’est une métaphore. L’homme est violent au sens naturel parce qu’il renonce à la parole, qui est médiatrice de la violence, pour exercer par la force une contrainte sur la volonté d’autrui comparable à la force qu’exerce un ouragan quand il contraint des humains à fuir devant lui. Une parole, par définition, ne peut pas être violente : il n’y a aucune force contraignante dans le discours. Dire «je vais te tuer» et le faire sont deux choses irrémédiablement distinctes et séparées. Tant que le dire l’emporte sur le faire, la violence est écartée. C’est ce qu’avait parfaitement compris Platon jusqu’à ce que la violence aveugle de l’administration judiciaire le contraigne à s’infliger à lui-même la mort. La violence, c’est l’exercice de la force et une volonté contrainte. La parole est son remède.
Dans le cas de l’ennemi viral, la violence ne fait aucun doute : la force de la nature plie la volonté humaine, sans motivation. À partir de là, le discours présidentiel s’installe dans une double-impasse rhétorique : soit la guerre est menée contre un assassin qui emploie ce virus comme une arme ; soit elle est menée contre le virus lui-même, doublant le régime métaphorique. Dans les deux cas, l’enquête fait remonter la chaîne de causalité à l’humain.
Dans le premier cas, la question de l’instrumentation du virus-arme renvoie à la cause explicite : quel ennemi ? Et pourquoi ne pas le nommer ? Si la Chine ou les USA sont implicitement désignés comme les ennemis actifs de la cause européenne ou française, il est impératif de clarifier les termes du débat. Dans cette guerre métaphorique, on rentre dans une logique connue : le virus est une arme ; le coupable est une nation étrangère qui poursuit un but stratégique. Or le pouvoir n’éclairant pas le système argumentatif, il faiblit à mesure que se répandent les discours contradictoires : le laboratoire P4, les jeux olympiques militaires de Wuhan, la nivaquine, etc… La métaphore est alors un échec argumentatif de taille ouvrant la porte à de nombreuses extrapolations qui, si elles ne les excusent pas, expliquent en partie la montée des théories complotistes.
Dans le second cas – la question de la «guerre» virale – l’ennemi est l’hôte du virus. S’enclenche alors dans les discours une métaphore de la collaboration : chaque individu confiné, isolé est un vecteur de pénétration du virus qui est instrumentalisé par la puissance ennemie – le virus lui-même – qui exploite les malades au service d’un but guerrier, la destruction des humains. Chaque malade est alors astreint à la double caractérisation de victime et de coupable : victime du virus, et assassin potentiel dans une gradation déterministe absolument effrayante d’un point de vue humain.
« allié » | « coupable » | « victime » | « collabo » | |
guéri | x | x | x | |
porteur malade | x | x | x | |
porteur sain | x | x | ||
jamais atteint | x |
On voit dans cette distribution componentielle que le sème le plus présent dans la réception de la métaphore est celui de la culpabilité. La métaphore guerrière renverse donc ici absolument le régime de la métaphore, faisant du peuple lui-même le coupable. Et on voit ici que la première dichotomie que nous avions défini entre le «Nous – pouvoir» et le «Vous – obéissant» est renforcée , appuyée, relayée par la métaphore de la guerre virale qui non seulement rend le peuple passif mais en plus lui assigne un rôle coupable contre lequel le «Nous» agissant entre en guerre.
Et c’est bien le danger esquissé par la métaphore : celui de mettre en scène – une fois de plus – la position d’un pouvoir en guerre contre son peuple.
Le régime de la métaphore guerrière choisie par le pouvoir était un piège rhétorique qui illustrait parfaitement le divorce entre l’opinion et le pouvoir politique. Il aboutit inexorablement à renforcer un clivage trouvant à n’en pas douter sa pleine explication dans l’éclaircissement du régime rhétorique de la métaphore.