Depuis Mai 68 et le triomphe du libéralisme individuel contre les deux derniers grands mouvements politiques français que sont le gaullisme et le communisme, nous assistons à une transformation de notre culture politique. En effet, depuis 2017, et encore plus aujourd’hui, nul ne sera prêt à dire le contraire : nous vivons une américanisation de notre pays, pour le meilleur et pour le pire.
Plutôt que d’enfoncer des portes ouvertes et disserter sur la sur-représentation de McDonald’s sur le territoire national, je vais plutôt vous inviter à tourner la tête vers la prolifération de produits américains dans nos rayons culturels, et sur nos smartphones. Haute en couleurs, toujours plus diversifiée et présente dans nos domiciles sans exercer le moindre déplacement, la culture américaine est encore plus influente, chez des populations toujours moins sujettes à l’exercice d’un «esprit critique» dans le sens que lui donnait Voltaire. On parle désormais de «génération Netflix», «génération Twitter», sans jamais réfléchir à ce que tout cela peut représenter sur le plan politico-culturel.
Nous ne pouvons contester que la jeunesse semble plus politisée que les précédentes, en atteste ce besoin insatiable de prendre position sur une question de société, un débat public parfois même sans en connaître les tenants et aboutissants. Mais si j’insiste sur le verbe «sembler», c’est tout simplement car ces positions n’ont que l’apparence d’une politisation construite, argumentée et fruit d’une construction culturelle. En effet, cette prétendue politisation n’a pas pour substance le contexte propre à la France, fruit de son histoire et du développement de tensions sur plusieurs siècles, mais se fonde sur la situation et le contexte outre-Atlantique qui infuse sur nos esprits de façon très pernicieuse.
Quoiqu’on en pense, les œuvres américaines qui auront bercé l’enfance de ceux qui sont quarantenaires aujourd’hui n’avaient pas tant de sous-texte politique que cela. Star Wars, Indiana Jones, Jurassic Park, Retour vers le Futur ou les ouvrages de Stephen King n’avaient pas le même propos partisan que la quasi-totalité du catalogue «création originale Netflix». De fait, je pourrais ajouter que la construction idéologique résulte énormément des œuvres qui sont consommées par un individu jeune. Si autrefois, nous arrivions à intéresser un jeune de la «Génération Star Wars» à Germinal de Zola, n’en déplaise aux plus optimistes d’entre nous, un jeune de la «Génération Netflix» lui préférera la littérature young-adult anglo-saxonne.
Mais ce désintéressement de la culture française au profit de la culture anglo-saxonne (entendons par là essentiellement américaine) a un effet concret sur notre vie politique actuelle. En effet, les thématiques rencontrées par les jeunes de nos jours dans les œuvres consommées ne s’appliquent que trop difficilement au contexte local. Si nous nous intéressons seulement aux séries et films produits par Netflix, il apparaît aisément qu’elles sont pour la plupart infusées des identities politics, qui consistent à défendre droits et valeurs des minorités quelles qu’elles soient face à un oppresseur, généralement le même au fil des séries. Bien que l’intention soit tout à fait louable, elle prend essentiellement sens dans la mesure où la population américaine est ghettoïsée, chaque minorité ayant son quartier dans les grandes métropoles.
Or, cette ghettoïsation des populations n’a de sens en France que si nous regardons cette situation sous le prisme de la lutte des classes, les quartiers populaires regroupant des prolétaires de toutes origines, toute orientation sexuelle ou encore tous sexes. Malgré cette chance de vivre dans un pays multiculturel avec un bon brassage des populations, il n’en demeure que les jeunes biberonnés à la culture américaine tiennent un discours tout à fait soluble dans une société qui n’est pas la leur. En effet, ici réside toute la force du soft-power américain, dont Netflix est en train de devenir le nouvel ambassadeur avec un contenu accessible à tous, à bas prix et qui dispose d’une force de frappe sans précédent. Il suffit de constater le nombre d’ersatz, chaque grande société de production désirant avoir sa propre plateforme de SVOD, y compris les entreprises françaises avec SALTO.
Cette force de frappe, sans commune mesure, est donc également due à son catalogue qui parle aux jeunes adultes, adeptes de cette nouvelle manière de consommer et plus perméable aux discours véhiculés par ces séries issues des universités américaines. Cette idéologie décrite précédemment se transmet ensuite sur les réseaux sociaux qui sont tout autant américains dans leur fonctionnement. Or cela traduit un danger pour la France, voire même l’Europe, si je me prête à l’exercice de l’oxymore. Car nos cultures ne sont pas les mêmes. Bien que nous soyons issus d’une culture occidentale, les chemins traversés depuis nos Révolutions respectives sont bien différents, et cela s’est accru avec les fins des deux Guerres Mondiales. Assurément, ce biberonnage à la culture américaine cause un dépérissement de la culture française sous toutes ses coutures, et plus particulièrement notre culture politique, qui est une culture de lutte vers l’acquisition de droits sociaux, et ce, sans distinctions fondées sur le genre, la couleur de peau, la religion etc…
La «génération Netflix» ne sait plus faire cette part des choses, ni replacer dans son contexte ce qu’elle lit, regarde, consomme ou observe. Pourtant, comme exprimé plus haut, nos sociétés sont bien différentes et la force des citoyens français jusqu’ici était de se fédérer autour de luttes communes pour marcher vers une société bienheureuse, commune, où nous faisons fi de nos différences face à un pouvoir toujours plus liberticide. Mais à les lire et entendre, désormais, il faut opposer blancs et racisés ; hommes contre femmes ; hétéros contre LGBT+ ; et cela parfois au détriment même des intérêts qui nous rejoignent. Cela a pour effet aujourd’hui de créer un débat public amorphe, où tout s’oppose par chapelles et sans jamais laisser de place à la nuance, qui était jusqu’ici une de nos forces. Que nous soyons de gauche ou de droite, il existe parfois des choses sur lesquels le terrain d’entente peut exister, chose impossible aux USA du fait de la bipartite qui a depuis tout temps tué leur société politique.
En promouvant la société américaine auprès d’un public ayant mis son esprit critique en veille, les grandes sociétés américaines ont réussi à diffuser pernicieusement leur vision du monde, à tel point que même nos œuvres et surtout notre vie politique deviennent des ersatz de la société américaine. Nous ne savons plus consommer français, nous ne savons plus penser mode de vie français, nous ne savons plus vivre politique française. Au lendemain de l’élection américaine, lorsque la tension battait son plein et que l’effervescence pour voir partir Trump était à son comble, beaucoup fantasmèrent sur leurs personnalités politiques, Kamala Harris en tête, du seul fait de son sexe et de ses origines, outrepassant son bilan en tant que procureure de la Californie, pourtant dramatique à bien des égards. Même chose, lorsque Obama apporta son soutien publiquement à son ancien vice-président : le bombardier de populations civiles sur pattes était devenu la personnification même du «cool». Le regard sur une élection en se fondant seulement sur l’apparence, mais jamais sur le fond, avait pour habitude de n’être qu’une tradition propre à l’Amérique du nord. Désormais, elle est bien ancrée en France, annonçant la calamité que sera le débat public en 2022.
Ainsi, force est de constater que l’Amérique a gagné, sans que nous opposions une résistance forte. Sans verser dans le nationalisme, ni le patriotisme exacerbé, il est important de ne pas oublier que nous sommes un pays, une société, qui jouit d’une histoire politique forte, avec ses fondements pluri-centenaires et des valeurs qu’on ne trouve pas ailleurs ; tout cela forge un imaginaire qui a longtemps vécu, mais désormais se perd dans les méandres d’une génération qui fantasme sur une culture et des valeurs embourgeoisées par des dirigeants et auteurs n’ayant que faire du mode de vie des véritables opprimés : la classe populaire, qui, quels que soient ses origines, ses genres, connaîtra toujours la misère tant que l’on cessera de se battre pour elle. Sur le reste, nous fûmes toujours en avance face aux américains, qui devraient tout nous envier, et non l’inverse.
En somme, la «génération Netflix» est l’apothéose de la société du spectacle présentée par Guy Debord. Avec cette prépondérance, mais surtout cette prolifération de contenus américains aux idées politiques fortes et marquées, la bourgeoisie occidentale et atlantiste a réussi à diviser les classes moyennes et populaires avec divers schémas de pensées qui furent fabriquées par la même entreprise : le Grand Capital, au travers d’œuvres prémâchant une doxa, progressiste ou réactionnaire, acceptable pour bon nombre de la population. Par ces nouvelles œuvres avec un message prétendument universel et bienveillant, ces classes sont détournées de leur véritable objectif, qui est de vivre mieux d’un travail aliénant, dans une société où chacun peut être accepté comme il est. En biberonnant plus précocement encore les publics à ces œuvres, le Capital a gagné l’assurance d’une société façonnée selon ses grés et désirs, mais surtout universelle, et dont la vision du monde correspond partout à la sienne, tuant ainsi les cultures et coutumes locales, et ce, avec le bénéfice de passer pour le camp du bien…
- Zakaria Arab