Virginie Cady est notre sémiologue dystopique qui raconte les temps troubles que connurent l’Europe et le Monde au XXIème siècle, période appelée depuis «orwellianoscène». Elle nous explique à chaque entrée du dictionnaire dystopique, le sens perdu des mots courants.
Du bas latin grava signifiant sable, gravier, ce terme est présent dès le Moyen-Âge où il désigne une formation artificielle composée de sable, de galets ou de gravier, utilisée pour aménager une voie praticable le plus souvent à proximité de zones humides. Et la mer à la ronde roule son bruit de crânes sur les grèves, / Et que toutes choses au monde lui soient vaines, c’est ce qu’un soir, au bord du monde, nous contèrent / Les milices du vent dans les sables d’exil… (Saint-John Perse ; Exil ; 1945)
En 1805 apparaît une nouvelle acception du terme grève. Depuis le XIVème siècle, les parisiens sans emploi avaient coutume de se tenir non loin de l’ancienne Place de Grève, connue plus tard sous le nom de Place de l’Hôtel de Ville, qui jouxtait alors le plus grand port de marchandises de l’Île de France et où se déroulaient accessoirement de très distrayantes exécutions publiques. Faire grève désignait alors aussi bien le fait d’être sans travail que celui d’en attendre un.
À partir du XIXème siècle, l’expression faire grève désigne une action collective de cessation de l’activité professionnelle dans le but d’obtenir une amélioration des droits des travailleurs. Je me trouvai soudain comme au milieu d’un jardin charmant – des jeunes filles propres… fraîches comme des soies délicates qui glissaient entre leurs doigts agiles chantonnaient en travaillant. Et je dus faire un effort pour me les imaginer hurlant à la grève, les pieds dans la boue glacée et noire des rues. (Jules Huret ; Les Grèves. Enquête au Creusot, à Lille, Roubaix, Anzin, Lens, Marseille, Carmaux, Lyon, Saint-Étienne, Saint-Chamond ; 1902)
Si l’archéologie nous apprend que les ouvriers des pyramides de Deir-el-Medineh se mirent en grève, aux environs du Xème siècle avant notre ère, pour protester contre la suppression de l’ail dans leurs rations alimentaires, la grève va cependant avoir mauvaise presse auprès du pouvoir tout au long de son histoire puisque François Ier, en 1539, la frappe d’un interdit confirmé par la Révolution (Loi Chapelier, 14 juin 1791)
Malgré leur efficacité (on doit aux grèves générales de 1889 à 1968 une nette amélioration des droits des travailleurs : des congés payés à la création puis à l’augmentation de 35% du SMIC en passant par la limitation du temps de travail quotidien à 8h), elles se raréfient au XXIème siècle.
Effet du chômage de masse issu de la crise économique des années 70 qui fait peser une intense pression sur les travailleurs, individualisme produit par une société de consommation effrénée ou atomisation du salariat peu à peu grignoté par l’auto-entreprenariat, les historiens contemporains s’interrogent encore sur les causes du phénomène.
Albert hésitait. Se mettre en grève pour protester contre l’exploitation dont lui et l’ensemble de ses collègues étaient victimes ? Pourquoi pas… Il caressa du regard le luxe de la loupe d’orme, le rutilant des chromes, le moelleux des sièges en cuir. Devant lui, le cadran du téléphone s’éclaira. Une nouvelle course. Il soupira. À quoi bon lutter ? Il n’était qu’une suite de 0 et de 1, une donnée parmi d’autres activée par un clic indifférent. Lui ou un autre. Quelle importance. Tous interchangeables. La voix synthétique grésilla. Il décrocha. Une demi-seconde trop tard. Un autre avait pris la course. Un anonyme. Une donnée. Une autre suite de 0 et de 1 qui y avait cru, comme lui, qui n’avait pas protesté, comme lui, qui avait laissé d’autres voix s’élever contre la réforme du chômage, contre celle des retraites. Il était plus malin qu’eux, du haut de ses vingt ans. Tous entrepreneurs ! Le profit à portée de main ! Et au bout du chemin, la course permanente à la survie, l’exploiteur anonyme, le patron invisible et l’application qui tinte, commande, surveille et châtie. (D. Thritu ; Le passage des glaces et autres histoires ; 2034)
Cependant, à la lumière de nouveaux documents exhumés récemment des ruines de la Très Grande Bibliothèque, une nouvelle hypothèse se dessine. Celle d’un durcissement de la répression et des mesures prises, consécutivement aux vives réactions consécutives à d’impopulaires réformes sociales, qui réduit peu à peu les droits des citoyens quelques années avant l’avènement du Protoconsulat. La clameur ébranla les vitres du palais. C’était de nouveau la foule des mécontents, des insoumis, des barbares flavescents, de toute cette houle de derniers de la classe, plus prompts à se plaindre qu’à se sortir de la fange. Le Prince se tourna vers ses ministres apeurés. Il se sentait serein. Il avait donné des ordres. Qu’ils se sentent communier une dernière fois dans la lutte. Une dernière fois avant la fin. (G. Puffin ; Les dernières heures de la République ; 2086)
L’imminence de la Grande Déflagration rend tout son lustre à la grève. Au moment où le monde menace de sombrer une nouvelle fois dans le chaos, la résistance s’organise. Les derniers salariés cessent le travail les premiers, bientôt suivis par l’ensemble des travailleurs, malgré les interdictions.
Même s’ils viennent la chercher les armes à la main, elle ne lèvera pas le petit doigt. Elle a atteint ce moment précis où elle n’offre plus aucune prise. Avec la peur qui ne la quitte plus et la mort de l’espoir, elle s’est découvert un courage tout neuf, une volonté entière, butée, indocile. Jusqu’à présent, elle fermait les yeux pour ne pas voir la catastrophe en marche. Elle faisait comme les autres. Le déni était son salut. Durant des années, elle s’est rendue chaque matin au travail. Comme si de rien n’était. Comme si le ressac ne grignotait pas la côte, elle passait, indifférente aux réfugiés qui peuplent les rues, d’un pas rapide, elle qui avait la chance de faire encore partie des utiles. Hier, une vague a léché le seuil de sa maison. Hier, une nouvelle mesure. Une nouvelle alerte. Et toujours la propagande inonde les rues, détourne l’attention de ce qui fâche. Et ce matin, ce matin précisément, elle découvre qu’elle n’a plus envie d’être l’idiote utile d’un système qui meurt et qui l’emmène avec lui dans la tombe. Il est l’heure de redresser la tête. L’heure de la rébellion. L’heure de vivre debout, au milieu d’autres êtres debout, et peu importe demain. Pourvu qu’il y ait un demain. (B. Karr ; Dernières nouvelles des oiseaux ; 2129)