Le 1er Juin dernier, un accord multilatéral relatif à la transparence fiscale des multinationales était signé du côté des instances européennes. Jugées historique par la presse mainstream et la quasi-totalité du spectre politique, ces mesures sonnent en réalité comme un coup d’épée dans l’eau et un rendez-vous manqué avec l’Histoire pour les ONG et une part des élus de gauche. Manon Aubry – qui lutte et travaille sur les questions d’inégalités et de justice fiscale depuis désormais plus de 10 ans, anciennement chez Oxfam France et désormais depuis son siège de députée européenne LFI – s’est livrée pour Le Monde Moderne sur l’inconsistance de cet accord, l’opacité des négociations au sein des arènes de l’UE et le rôle plus que trouble de l’État français qui, une nouvelle fois, s’est fait le porte-voix des lobbys patronaux lors des débats.
Entretien écrit et réalisé par Léo Thiery, le 11 Juin 2021
Le cœur du malaise c’est que jusqu’ici, ni vous eurodéputée, ni le fisc, ni la justice, ni les ONG, ni aucune autre institution de ce pays, ne peuvent observer un droit de regard sur la fiscalité des géants économiques comme ceux du CAC 40. C’est le blackout complet concernant les profits engrangés et les revenus imposables par l’État sur ces entreprises.
Depuis peu, l’administration fiscale, et par extension Bruno Le Maire, peuvent en réalité avoir un droit de regard sur ces chiffres, puisque les informations fiscales de ces entreprises sont maintenant échangées entre les pays. Cependant, ces informations restent une énorme boîte noire, puisqu’elles ne sont pas publiques, ce qui veut dire que nous, citoyens, moi eurodéputée, vous journaliste, en bref, le grand public ne peut exercer son droit de regard et son droit de pression citoyenne pour que ces entreprises rendent des comptes et payent leur juste part d’impôt. Aujourd’hui, les seuls chiffres qui sortent sont des fuites et font scandale. Récemment, c’était une filiale de Microsoft qui a enregistré 315 Milliards d’euros de bénéfices en Irlande mais n’a payé aucun euro d’impôt et le tout sans un seul employé enregistré sur le sol irlandais. En réalité, nous avons eu accès à ces chiffres seulement parce qu’il y a eu des fuites, mais aujourd’hui on n’a pas cette image systématique qui nous permettrait de mettre au jour les montages d’évasion fiscale des multinationales.
Pour lutter contre l’opacité de ce système, il y a un outil qui est présenté et mis sur la table depuis une dizaine d’années en vue de contraindre les entreprises à la transparence, c’est ce qu’on appelle le Reporting pays par pays public.
Sans être trop technique, comment fonctionne le reporting et en quoi cet outil peut-il contraindre les entreprises à adopter de meilleures pratiques fiscales dans les pays où ils engrangent des bénéfices ?
Le principe est assez simple, c’est de demander aux entreprises de publier des informations sur leurs activités pays par pays : leurs bénéfices, leurs chiffres d’affaires, leurs nombres d’employés… dans le but de connaître leur activité dans chacun des pays et ainsi de déterminer la part d’impôt qui est due. C’est grâce à cet outil que nous pourrons vérifier l’adéquation entre ce qu’une entreprise a payé comme impôt et l’activité qu’elle a. Cela permettrait par exemple de porter au su et au vu de tous le fait que des grandes entreprises comme Amazon vont avoir une vraie activité en France mais en réalité une part d’impôt payée, ridicule, comparée aux bénéfices réels engrangés par l’entreprise sur le sol français. C’est une forme de droit de regard public, indispensable quand on pense que ça fait des décennies que ces multinationales se jouent des règles fiscales et s’arrangent pour payer quasiment 0€ d’impôts. La conséquence de tout ça c’est qu’à la fin c’est nous contribuables qui payons la facture.
Parce que, qu’est-ce qui se passe quand une entreprise ne paye pas sa juste part d’impôt ? D’une part, vous avez des recettes en baisse dans les caisses de l’État et donc derrière ce sont des coupes dans les services publics comme on a pu le voir ces dernières années par exemple dans les hôpitaux. D’autre part, ces pertes fiscales sont aussi en partie compensées par une augmentation des impôts injuste pour la majorité des Français avec la TVA ou la CSG majoritairement payées par les plus précaires.
Par le passé, des prises de position multilatérales au sein de l’Union Européenne ont permis de mettre en place des mesures solides, s’attaquant notamment au secret bancaire. Des outils qui vous avaient d’ailleurs permis de publier dans le cadre d’un rapport Oxfam France des chiffres très intéressants, sur la part de bénéfices enregistrés par les grandes banques européennes dans les paradis fiscaux – plus d’un quart chaque année.
Ces avancées sont-elles encourageantes pour la suite selon vous ?
Oui, cette transparence fiscale existe déjà dans le secteur bancaire depuis une directive européenne qui date de 2015. Cet outil a largement prouvé l’utilité de ces données, puisque ça nous a par exemple permis d’observer que les grandes banques enregistrent plus d’un quart de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux tout en embauchant sur place seulement 8% de leurs employés. On a pu prouver que les banques françaises comme la BNP Paribas enregistrait plus de 300 millions de bénéfices dans les îles Caïmans, avec évidemment 0 impôt payé. Donc on a pu démontrer l’utilité concrète de cet outil tout en voyant bien que ça n’a pas pour autant précipité la chute irréversible du secteur bancaire, bien au contraire. La question est donc simple, si on peut le faire pour les banques, il n’y a aucune raison de ne pas pouvoir le faire pour les autres grandes entreprises.
Le dossier de la transparence en politique ne date pas d’aujourd’hui et avant d’en débattre de nouveau à l’échelle de l’UE, le dossier est déjà passé plusieurs fois entre les mains des parlementaires français. Si on s’intéresse au phénomène de l’évasion fiscale dans son ensemble, on se dit que la transparence fiscale des multinationales n’est qu’un premier pas vers une intervention efficace et coordonnée des états membres à l’encontre de ce système, pourtant ça fait plus de 8 ans que ce dossier bloque et est malmené dans ce qui prend des allures de chemin de croix législatif.
Comment l’expliquer ?
Vous avez raison. Pour tout vous dire, quand je suis arrivée à Oxfam en 2014, la transparence était mon tout premier dossier. Ce qui est assez symbolique, c’est que quand on m’a briefée sur le poste que j’allais prendre, une collègue m’a dit «le reporting par pays public vraiment c’est la mesure prioritaire, qu’on peut remporter dans les prochaines années», c’était déjà à ce moment-là, le sujet le plus important. Nous sommes maintenant en 2021 et ça fait 8 années que nous en sommes toujours à batailler pour gagner une véritable transparence fiscale des multinationales alors que comme vous le disiez, ce n’est que le premier pas. Parce que ces mesures de transparence ne changent absolument rien aux sanctions, aux règles dans les paradis fiscaux et pour finir rien non plus sur comment changer en profondeur ce système fiscal, c’est juste donner à voir. Malheureusement, je me dis que si on met autant de temps, c’est-à-dire presque 10 ans pour ne même pas donner à voir les montages fiscaux des grandes entreprises, vous imaginez le temps qu’il faudra pour mettre un terme à l’évasion fiscale des multinationales. Les actionnaires de ces grands groupes peuvent continuer à se frotter les mains en toute impunité.
Quand le conseil constitutionnel censure en 2016 l’article sur la transparence fiscale des grandes entreprises dans le cadre de la loi Sapin 2 sous Hollande, les Sages invoquent une atteinte manifeste à la liberté d’entreprendre. Pourtant, selon sa propre jurisprudence, cette liberté peut-être revue si l’intérêt collectif l’exige.
Une décision faussement juridique selon vous ?
C’est clairement ça. Pour faire un peu d’Histoire, et c’est ça qui est important d’avoir en tête, on avait beaucoup bataillé pour cette mesure dans le cadre des projets de loi finance. À l’époque, d’ailleurs, ça avait fait scandale car la mesure avait été préalablement adoptée une première fois avant une seconde délibération forcée en pleine nuit qui a conduit à l’abandon pur et simple des amendements dans le texte définitif. C’est vous dire à quel point les forces réactionnaires étaient mobilisées, y compris dans le camp de François Hollande, pour bloquer cette mesure, avec à l’époque un certain Emmanuel Macron qui officiait à Bercy. Ensuite, on s’était en effet battu dans le cadre de la loi Sapin 2, on avait réussi à faire adopter une mesure qui n’était pas parfaite mais qui mettait au moins la France en position de pionnier en la matière à l’échelle européenne. Ensuite, les lobbys, le MEDEF et l’AFEP ayant perdu la bataille démocratique et parlementaire, on a alors engagé la bataille juridique dans l’océan d’opacité qu’est le Conseil Constitutionnel. Ce sont eux qui ont défendu l’incompatibilité du reporting pays par pays public, avec la liberté d’entreprendre et ce, alors même que le principe de lutte contre l’évasion fiscale avait été protégé dans la jurisprudence du Conseil Constitutionnel et considéré comme supérieur. C’était donc clairement un énorme retour en arrière sur le plan de la jurisprudence du CC qui peut s’avérer très dangereux car ça veut dire que l’argument de la sacro-sainte liberté d’entreprendre pourrait être ressorti à toutes les sauces plus tard sur les questions de mesures anti-évasion fiscale. C’était également un énorme retour en arrière démocratique parce que ces mesures avaient été votées préalablement par les députés suite à une forte attente citoyenne. C’est donc un scandale qui a complètement brisé la dynamique dans laquelle nous étions à l’époque et le fruit d’années de luttes.
Vous aviez également mené la bataille sur le front européen depuis votre poste chez Oxfam. Petite victoire à l’époque avec en première lecture l’adoption d’un texte comprenant une mesure relative à la transparence fiscale des multinationales. C’était en 2017, ensuite le dossier a été bloqué pendant presque 5 ans par le conseil des États-membres. Quand on n’est pas spécialiste des rouages politiques européens, on a un peu de mal à comprendre.
Comment un tel sujet a-t-il pu être purement et simplement retiré des débats si longtemps sur la seule volonté de quelques représentants du personnel bureaucratique européen ?
Parce que le Conseil a énormément de pouvoir, comparé au Parlement. Quand on a réussi à faire voter la mesure au Parlement européen en 2017, j’étais à l’extérieur du bâtiment le jour du vote car nous avions mené une action pour mettre la pression sur les députés. À l’époque, on pensait naïvement que le dossier allait aller très vite mais ce qui s’est passé au Conseil, c’est qu’il y a eu une bataille sur la base juridique du dossier. Le débat consistait à déterminer si c’était un dossier de nature fiscale et qui donc nécessitait l’unanimité des États-membres (ce qui est quasiment impossible quand on connaît la position de certains États sur la transparence), ou bien un dossier de droit des affaires et donc à ce moment-là, il suffisait de la majorité qualifiée. Finalement au bout de cinq ans, c’est la présidence portugaise du Conseil qui a remis le sujet sur la table en réunissant une majorité qualifiée autour, mais il ne faut quand même pas oublier les abonnés absents durant toutes ces années de bataille et notamment la France. La France de Macron qui crie sur tous les toits que l’évasion fiscale est un scandale mais qui a joué un rôle absolument double auprès du Conseil, en ne faisant jamais rien pour débloquer le dossier et le remettre au goût du jour, tout au contraire en essayant même sur la dernière ligne droite de le tuer.
La réouverture de ce dossier a laissé place aux fameuses négociations en trilogue entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen, pour tenter d’arriver à un accord commun sur cette directive. Vous avez alors ironisé sur les réseaux sociaux en vous étonnant qu’un projet de loi relatif à la notion de transparence soit discuté et débattu dans de telles conditions d’opacité.
Le schéma de fonctionnement finalement peu démocratique des instances européennes préjuge-t-il de l’orientation idéologique de ses directives ?
C’est sûr que quand vous n’avez aucun compte à rendre sur la manière dont vous menez ces négociations, vous êtes plus prompts à affaiblir les textes puisque personne ne pourra vous tenir pour responsables, ni ne peut faire pression sur vous. Pour la jeune eurodéputée que je suis, c’était surréaliste et j’ai eu cet instinct citoyen de me dire : «Non mais attends, on est en train de négocier un texte sur la transparence fiscale des multinationales et ces mêmes négociations se déroulent à huis clos sans que personne n’ait à rendre de comptes? ». Dans ces négociations à huis clos, il y avait les représentants du Parlement européen qui ont, pour les plus grands groupes de députés, accédé sans sourciller aux requêtes du Conseil qui consistait à affaiblir et vider progressivement le texte de sa substance.
Finalement le mardi 1er Juin, un accord – jugé historique par la presse industrielle – est trouvé à Bruxelles sur le reporting pays par pays. L’UE annonce aussitôt à l’AFP vouloir en faire le fer de lance de la lutte contre l’évasion fiscale en Europe. Attac et d’autres ONG dénoncent alors une mesure inutile et un rendez-vous raté avec l’Histoire.
De votre côté vous parlez d’un accord au rabais, qui n’est pas à la hauteur de la tâche qui reste à accomplir.
Au niveau du contenu avant d’évoquer le rôle du MEDEF, photographie incomplète, clause de sauvegarde de 5 ans… Qu’est ce qui pose problème ?
Pour bien comprendre l’objectif de la mesure c’est d’avoir toutes les informations sur l’activité des entreprises multinationales, pour tous les pays où elles sont présentes. Si on n’a pas cette photographie complète alors on n’est pas capable de détecter les flux artificiels de bénéfices et les montages d’évasion fiscale. Ce qui s’est passé en réalité, c’est que l’accord a abouti à une photographie complètement tronquée puisque ne sont concernés que 20% des États dans le monde, à savoir les pays membres de l’UE et les pays de la liste noire des paradis fiscaux (liste elle-même hautement ridicule au niveau européen, puisqu’elle ne comporte que 12 États et exclut des paradis fiscaux notoires comme la Suisse, les Îles Caïmans, Singapour, Jersey, Guernesey, les Bermudes…ndlr). Finalement, nous avons donc une transparence partielle qui exclut 80% des États dans le monde. Ensuite on a vu s’ajouter au texte, ce qu’on appelle une clause de sauvegarde de 5 années qui permet aux entreprises de se soustraire à la loi, même une fois celle-ci passée et ce pour une durée de cinq années. Donc de deux choses l’une, nous aurons donc avec cette mesure des informations très partielles et très tardives à la fois. Ce n’est certainement pas ce que j’appelle un outil efficace pour lutter contre l’évasion fiscale et il y aura encore tellement de moyens et d’endroits pour les entreprises où cacher leurs actifs, que globalement, elles n’ont pas trop à s’inquiéter avec un tel texte.
On y vient, le sujet le plus brûlant de cet accord, celui qui commence à faire énormément parler, c’est bien le compte rendu de l’avis français sur ce projet de loi européen lors des négociations. En effet, selon un article de nos confrères de Contexte confirmant plusieurs rumeurs préalables, la position de la France sur cette directive aurait été tout simplement co-rédigée par le MEDEF – évidemment hostile au reporting par pays. Cet article révèle, preuves à l’appui, que des passages entiers de l’avis français sur cette directive étaient littéralement copiés collés sur des notes transmises en interne par le syndicat des patrons, alors juge et partie dans cette affaire. Un véritable scandale pour les ONG engagées sur le sujet qui ont immédiatement réagi à travers un communiqué cinglant intitulé «la France se fait le porte parole du MEDEF».
Le gouvernement joue-t-il un double jeu dangereux depuis le départ dans ces négociations ?
Je le crois, et c’est la terrible preuve du double rôle qu’a joué la France et le ministère de l’économie et des finances dans ces négociations. On peut même finir par se demander si Bercy n’a pas directement fusionné avec le MEDEF dans ces conditions. Quand vous avez un État qui copie colle sa position sur celle du principal lobby patronal, qui n’a strictement aucun intérêt à ce que la transparence fiscale se mette en place, alors c’est un problème et un scandale démocratique majeur. Si nous n’avions pas eu accès à ce document, nous n’aurions sans doute jamais pu le prouver alors qu’on savait bien depuis le début que la France freinait des quatre fers dans les négociations. Pour moi, qui depuis le début ai travaillé sur ce texte, ce n’est même pas une surprise car il y a un écart gigantesque entre ce que dit la France dans la sphère publique et médiatique et ce qu’elle fait dans les négociations européennes. D’ailleurs c’est assez commun pour la France, elle le fait sur cette question mais elle le fait également sur le taux minimum d’imposition des entreprises et sur tellement d’autres questions que finalement on est habitué à ce que la France dise des choses en public et fasse tout l’inverse en privé, sous l’influence des lobbys qui vraisemblablement ont pris le pouvoir à la place du gouvernement.
Contraint de réagir suite aux révélations de ces fameuses lignes rouges rédigées par le MEDEF dans l’avis de la France, Bercy a adopté une ligne de défense lunaire : le ministère de l’économie reconnaît avoir utilisé «un document créé au départ par le MEDEF», mais n’y voit pas de problème car celui-ci a été «profondément remanié par le ministère».
La collusion décomplexée voire assumée qui règne entre le gouvernement français et le syndicat des patrons du CAC 40 dans cette affaire interroge.
Est-ce le symptôme d’un système politique obéissant de plus en plus aux logiques de marché des grands groupes et de leurs agents d’influence ?
D’abord un mot sur la réponse du gouvernement : ce qu’ils disent est proprement faux, puisque si on regarde les lignes rouges du conseil des États-membres à la fin des négociations, elles rejoignent en tous points celles du MEDEF. Si vous prenez le document de positionnement du MEDEF, l’avis de la France et le texte final, les mêmes lignes rouges sont reprises systématiquement. Elles sont reprises pour le nombre de pays concernés, sur la clause de sauvegarde, les informations incluses… Bref, le MEDEF a eu gain de cause sur toute la ligne et si ce n’est pas la France qui a porté sa position, alors qui d’autre ? Personne ne peut croire le gouvernement là-dessus, d’une part.
Ensuite pour répondre à votre question, de façon plus générale, vous savez, j’ai expérimenté tellement de fois l’échec des batailles qu’on a menées – que ce soit à Oxfam ou bien maintenant à Bruxelles – parce que du début à la fin, ce sont toujours les intérêts des multinationales qui priment sur l’intérêt collectif et les biens communs. Oui je pense qu’on a un problème démocratique plus large : qui fait la loi aujourd’hui en France et en Europe ? Est-ce les citoyens, ce qui est le sens même de la démocratie, ou est-ce que ce sont les grandes multinationales qui visiblement ont pris le pouvoir à notre place ?
Le phénomène du lobbying est tout sauf nouveau, on comptait d’ailleurs déjà 260 agents lobbyistes sur la place de Washington en 1946. Seulement voilà, le petit problème, c’est qu’entre-temps ils se sont un peu multipliés de partout. En 2019, l’ONG International Transparency recensait, rien qu’à Bruxelles, pas moins de 37 300 agents impliqués dans des activités de lobbying pour tenter d’avoir une influence auprès des décideurs et fonctionnaires de l’UE (source : International Transparency / Le Monde).
Vous qui aviez un œil avisé sur les questions de lobbying et de corruption bien avant votre entrée au Parlement européen, est-ce que vous avez ressenti cette main mise et cette contamination des lobbys au sein des murs lors de votre arrivée ?
Oui et d’ailleurs je m’en amuse dans une petite émission dans laquelle je rends compte de l’actualité du Parlement européen, on y a intégré un espace intitulé «le coin des lobbys», dans lequel je fais une sélection des meilleurs courriers que je reçois. En réalité, sur TOUS les sujets, vous trouvez des lobbyistes hyper-actifs qui tentent d’influencer les votes des parlementaires et ce n’est pas pour rien que Bruxelles est la deuxième place forte des lobbys dans le monde derrière Washington. Ils ne s’y trompent pas car Bruxelles est l’échelon européen décidant de points très importants, dans la régulation de nos vies, même si on ne s’en aperçoit pas forcément. On tente évidemment d’incarner un contre-lobby citoyen au Parlement mais nous sommes bien seuls. Quand je vois à quel point, quotidiennement, on peut retrouver des affaires de collusion, avec parfois des rapporteurs du Parlement sur certains textes qui sont en même temps impliqués dans des entreprises concernées par les directives européennes, je suis consternée. Mais aussi par exemple quand la Commission européenne donne à BlackRock le soin de formuler des critères environnementaux pour la finance durable alors que BR est le premier bénéficiaire de ce type de dispositifs… Bref des conflits d’intérêts du matin au soir, parsemés d’influences des lobbys qui font qu’en réalité on casse la démocratie. À cet égard, on pourrait donner raison à ceux qui n’y croient plus et qui ne veulent plus y participer mais à mon sens, c’est tout l’inverse qu’il faut faire car c’est par la force du nombre que l’on pourra se battre.
C’est intéressant parce que quand on y regarde de plus près, on se rend compte qu’à l’image de l’évasion fiscale, ces activités ne sont absolument pas encadrées ni contraintes. Il y a eu un vague registre obligatoire des lobbyistes assez flou, qui a timidement été mis en place par Junker sous la pression des ONG en 2014, on a dû attendre 2016 pour commencer à négocier puis finalement les travaux ont été suspendus en 2018. En cause, les membres du Conseil de l’UE, qui refusent tout engagement contraignant, le Parlement, qui traîne des pieds, et la Commission, qui refuse tout amendement de sa proposition initiale.
Cette configuration politique chaotique fait largement écho à l’accord qui nous intéresse aujourd’hui sur la transparence fiscale, alors on peut légitimement se poser la question : tout est fait pour que rien ne soit fait finalement sur certains dossiers au sein des arènes de l’UE ?
Déjà, il faut plus qu’un simple registre des lobbys. On en revient à la question de la transparence, car je suis convaincue que si les débats avaient été publics, et s’ ils avaient dû assumer les positions qu’ils ont tenues, alors ils n’auraient peut-être pas osé suivre à ce point la position des lobbys. Ça veut dire repenser complètement le schéma des institutions européennes qui a pris comme habitude et comme fait acquis de travailler dans une bulle coupée de la réalité. L’enjeu pour moi, c’est de casser les murs qui existent entre les institutions européennes et la vraie vie. Évidemment ça passe par réguler les lobbys, plus de transparence, des sanctions indispensables et fortes sur les conflits d’intérêts, ça passe aussi par une autorité éthique indépendante extérieure chargée de la régulation des conflits d’intérêts et du suivi dans la mise en place de la transparence au niveau européen. Bref, c’est refonder la maison européenne de la cave au grenier pour garantir un véritable contrôle citoyen et s’assurer qu’à aucun moment il ne puisse y avoir d’influence extérieure.
Un mot sur le G7 Finances qui s’est tenu le week-end dernier à Londres. Depuis une semaine les réactions sont quasiment unanimes pour saluer l’accord historique sur un impôt mondial minimum de 15% sur les entreprises et une meilleure répartition des recettes fiscales provenant des multinationales. Bruno Le Maire s’en est publiquement réjoui, en annonçant que la France avait obtenu «gain de cause», ce qui, factuellement, est un mensonge étant donné que la France militait pour un taux inférieur à celui décidé.
Vous êtes spécialiste du sujet : cet accord sur une taxation (taux d’imposition mondial minimum) internationale des entreprises est-il si révolutionnaire ?
Pas du tout, et ce sont les mêmes mécanismes qui sont à l’œuvre. Ils savent qu’il y a une attente citoyenne forte, ils savent qu’ils sont au pied du mur et qu’il faut agir, donc ce qu’ils font, c’est prendre la mesure, le concept et le vider de son sens durant les négociations. Ils donnent l’illusion qu’ils agissent. Avec ce taux d’imposition minimum, ils actent quand même la victoire culturelle qui est la nôtre, puisqu’on se bat pour ce taux depuis dix ans et très souvent, c’était dans le désert, sauf qu’en le fixant à 15%, ils vident la mesure de son sens. 15% c’est extrêmement bas, c’est à peine plus que l’Irlande qui est à 12,5% (paradis fiscal notoire ndlr). Il y a seulement 5 États de l’OCDE qui ont un taux inférieur à 15%, ce qui en pratique pourrait même harmoniser le taux vers le bas A l’inverse, si, comme le recommandait Joe Biden, on avait fixé le taux à 21%, on aurait récupéré 4 fois plus d’argent qu’avec un taux à 15%. Et même 10 fois plus (près de 40 milliards d’euros) avec 30%. Un taux qui correspond à ce qui était largement pratiqué jusque récemment : en l’espace de vingt ans, l’impôt sur les sociétés a été divisé par deux.
Un parallèle historique pour conclure cet entretien. Si on s’intéresse à la mise en place des prémisses du droit fiscal international, à l’aube des années 20, il y a tout juste un siècle, on s’aperçoit que sous la pression de certaines grandes puissances économique, la SDN avait été contrainte d’enterrer sans ménagement, les pourparlers multilatéraux quant à la mise en place d’une régulation fiscale internationale. À l’époque, la question sera illico presto mis au placard des débats pendant plus d’une décennie jusqu’en 1936. Par rapport à tout ce qui vient d’être dit dans cet entretien, on a le sentiment que l’histoire se répète et que rien n’a vraiment changé du côté des partisans d’une intervention contre la finance offshore.
La lutte contre l’évasion fiscale, en s’attaquant au nerf sans doute le plus sensible et le plus à vif du système capitaliste qui n’est autre que le principe d’accumulation des richesses, est-elle la bataille la plus sans issue sur le plan de la conquête politique moderne ?
Je ne serais pas aussi pessimiste en disant que c’est une bataille sans issue. C’est une bataille cruciale, car si on veut s’attaquer aux inégalités – qui à mon sens est le principal enjeu de notre siècle avec le réchauffement climatique -, alors il faut l’avènement d’un système fiscal progressif et il faut fermer cette parenthèse de l’Histoire dans laquelle on est, qui se caractérise par une multiplication des cadeaux fiscaux aux privilégiés. Puisque vous parliez d’Histoire, moi j’ai le sentiment qu’aujourd’hui, on est un peu dans l’Ancien Régime, où on a une poignée d’individus qui bénéficient d’avantages pendant qu’une majorité de la population paye pour cette bande de privilégiés. L’Histoire a su prouver qu’on pouvait renverser cette situation, on a su le faire en 1789, et je pense que c’est ce dont on a besoin aujourd’hui, alors ça peut-être une révolution démocratique dans les urnes, qui ensuite se traduira par une révolution fiscale. Je suis dès lors persuadée qu’avec une prise de conscience et une prise en charge collective de ces enjeux, nous pouvons y arriver.
- Par Léo Thiery, journaliste pour Le Monde Moderne.