S’il y a bien un moment où faire de la politique sert les intérêts de la nation, c’est bien maintenant. C’est pourquoi vous ne m’entendrez pas déplorer la proposition de candidature formulée par Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2022. Bien au contraire.
On sait bien que le chœur des pleureuses qui s’est mis en branle ce week-end préparait sa belle salve depuis un moment. Ainsi donc, alors que nos hôpitaux se noient et que plus personne ne sait comment faire marcher l’État, il serait indécent de parler de politique et d’engager la grande dispute ? Ce serait inopportun, bizarre, égocentrique – comment osez-vous ? demandent nos chaisières d’oligarques.
Je ne suis pas dupe. Ils veulent seulement rajouter encore un peu de chloroforme au débat public en France ; débat public déjà totalement anesthésié depuis des mois par tout ce que le pays compte de serre-files, de matons en cravate et de semeurs de zizanie sur nos plateaux de télévision. Ils ont peur. Ça commence à tanguer dans la ruche, il veulent enfumer les abeilles ; ça commence à craquer partout dans la soute, il veulent redonner du rythme au tambour de la chiourme. Et puis, en passant, mettre un peu de sel sur la détestation de la personne de Jean-Luc Mélenchon ; ces gens ne se privent jamais de petits plaisirs mesquins (même si j’espère à chaque fois que seuls les esprits mesquins tomberont dans le panneau).
Et brossons également, comme un tapis de miettes sur une table bien mise, les opinions personnelles de François Hollande, de ses courtisans et de ses créatures : leur bilan ne mérite qu’un souverain mépris – au moins, une belle indifférence. Quelle autorité ont-ils, eux dont l’œuvre est précisément l’affreuse époque que nous traversons ? Aucune. Ce qu’ils nous ont fait ne mérite «ni égards ni patience», comme l’écrivait le grand dynamiteur René Char.
Quant à l’argument consistant à rabattre notre caquet sous prétexte que l’heure serait venue de faire sa place à la jeunesse : merci, on nous a déjà fait ce coup-là en 2017. Tocard, c’est à tout âge.
Soyons clair. Autant l’abominable mandat de Donald Trump devrait logiquement entrer, avec le reste, dans le palmarès des «grands accomplissements» de Barack Obama, autant l’aventure dans laquelle se sont lancés les français en 2017 nous a conduit logiquement au marigot actuel : le règne de petits consuls arrogants et beaux-parleurs est en train d’offrir comme sur un plateau notre vieille nation épuisée à un club de démagogues d’extrême droite. C’était prévisible ? Pour ma part, je l’avais prévu. Nous y sommes.
Alors non, je ne jouerai pas le jeu de la déploration ou du moraliste outragé parce que la politique est enfin de retour. Je ne me réfugierai pas non plus, comme nous le conseille perfidement le service public de l’audiovisuel, dans la peur du grand méchant loup Mélenchon : je ne considère pas les affaires publiques comme un lieu digne du gnagnagna de mômes de 14 ans. Je ne me résignerai pas au pire et je ne chipoterai pas.
Car il faut le dire : il n’y a qu’un seul moyen pacifique de nous extraire des sables mouvants de la médiocre ère des managers : par le haut, par l’exercice réel de la République, par l’affirmation du plus élevé des principes démocratiques, par la saisie de l’un des derniers pouvoirs qui nous reste – l’une des dernières libertés qu’on semble vouloir nous laisser, alors que toutes les autres nous sont enlevées, semaine après semaine, au nom de notre plus grand bien : le pouvoir de décider, par l’expression de la souveraineté populaire exprimée par des institutions, c’est-à-dire la polémique, la confrontation programme contre programme, la lutte pour la conviction des esprits, un par un. Une campagne, en somme ; oui, une épuisante campagne électorale qui doit nous conduire à l’épuisante procédure bureaucratique d’un scrutin national. Veut-on nous enlever aussi cela ?
Allons, allons. Durant l’hiver de 1788 à 1789, alors que les médecins faisaient la tournée des masures où des enfants leur présentaient des ventres gonflés et malnutris, que d’énormes glaçons dévastaient les berges des fleuves de France, que les corbeaux mangeaient les derniers brins de paille qui traînaient encore dans les champs, qu’à Paris quatre mille mendiants étaient recensés par la Police générale dans les rues et les garnis, la France ne s’est pas arrêtée de parler pour se tirer d’affaire – au contraire. Le roi avait convoqué les États-généraux ? Tant mieux ! Ce fut ainsi que le pays se sortit de l’impasse : ce fut par l’énergie jacassière du peuple français, sa folie de discuter, de se disputer, de trancher et d’arbitrer, de faire tomber les idoles, de se donner des chefs et de nouveaux copains. De reprendre la conversation là où il l’avait laissé, quand les endormeurs lui avaient assuré que tout était sous contrôle.
Pour nous, de même, aujourd’hui. C’est maintenant qu’il faut ouvrir les fenêtres en grand : car vraiment, le pays sent le renfermé – le confiné.
L’autre chemin, c’est la violence. Mais les humanistes en sortent toujours perdants ; on tue mieux chez les cyniques. Or, il nous faut l’accepter : comme aux États-Unis (où l’équivalent de la population totale de la France a sciemment voté pour un clown malfaisant, rappelons-le quand même aux optimistes), comme dans la magnifique Éthiopie qui est en train de sombrer dans la guerre civile, comme un peu partout dans le monde, la rage a enflammé nombre de cœurs dans notre Europe inconséquente et sentimentale. Et beaucoup de monde ici en France veut la violence, la recherche, l’attend, la prépare ou l’incite. Moi, je ne m’engagerai pas dans cette voie sans issue, où les mieux armés gagnent toujours et où l’on se retrouve, à la fin, au point de notre départ. Je n’ouvrirai pas les portes de l’enfer pour satisfaire mon exaspération : je voterai. Et j’espère que nous serons nombreux à voter les persifleurs et les va-t-en-guerre hors de nos palais. Et pour cela, il faut lancer la grande dispute.
Alors oui, la proposition de candidature de Jean-Luc Mélenchon est une bonne nouvelle, une excellente nouvelle, même : je ne vois pour ma part que des bénéfices à ce que la politique soit remise au centre de l’échiquier. La politique, et non pas les sottises, le show-biz, les pleurnicheries, les concours de beauté ou de t-shirts mouillés qui sont notre lot quotidien, tous les matins, au cours de nos offices radiophoniques. Et lui sait faire cela mieux que personne, aujourd’hui, que cela plaise ou non. Qui d’autre aujourd’hui, à la tribune de l’Assemblée nationale, a si souvent sauvé l’honneur ? Il a, pour cela, la colonne vertébrale philosophique et la force de caractère. Ça haussera le niveau. Ça forcera les réponses. Ça démasquera les imposteurs. Ça lancera – enfin ! après tant de mois de charabia – la grande dispute.
Chacun choisira selon sa préférence, mais au moins l’annonce de sa candidature nous aura rappelé de quoi il est question exactement quand nous sortons notre mot fétiche, à nous autres en Occident : démocratie. Et nous aurons enfin passé notre temps à autre chose qu’à discuter du misérable petit tas de mensonges qui nous est proposé quotidiennement par nos médias confus et impuissants, quand ils ne se sont pas tout entiers engagés dans la campagne pour remplacer nos chefs paniqués par une brute détestant les arabes. Au moins, ce devrait être notre exigence. Notre exigence non négociable.
Oui, parlons et tranchons. Je l’ai dit dans mon dernier livre : «Nous voulons du pain et le paradis. Rien de moins. Au fond, les désaccords avec nos chefs ne sont pas politiques, ils sont philosophiques. Ce n’est pas que nous rejetons leurs épatantes trouvailles ou que nous refusons d’en débattre ; ce n’est pas que nous contestons leurs chiffres ou que nous avons d’autres additions à fournir pour orner leurs budget, non : nous refusons de nous rendre à la destination où ils nous conduisent, voilà tout».
Je vis donc le moment que nous traversons – et la promesse que l’on y hausse le ton pour enfin refaire de la politique – avec soulagement. Je craignais quelquefois que tous, nous les français, nous nous soyons laissés berner par l’accablement, l’aquoibonisme, l’abdication face aux fausses évidences et leur omniprésence, leur poids d’âne mort partout dans nos vies. Mais ouf, enfin quelqu’un vient d’ouvrir la porte d’un grand coup de pied !
Alors à la fin, messieurs et mesdames les arbitres des élégances, aujourd’hui que la France est étourdie, affaiblie, mal gouvernée et revêche, aujourd’hui que la société française est travaillée par une drôle de fièvre que de sales charlatans cherchent à aggraver, pour notre part nous sommes prêts à la grande dispute. Y a-t-il un meilleur moment pour entrer en campagne qu’aujourd’hui, alors que les autorités en place nous somment de rentrer dans le rang, de ne rien discuter, de ne plus rien voter, de ne plus jamais remettre rien en cause que la misérable bicoque de boue et de fric qu’ils bâtissent au-dessus de nos têtes depuis trente ans, et dans laquelle on nous enjoints de voir Notre-Dame de Paris ? Y a-t-il un meilleur moyen de reprendre le contrôle d’une situation totalement à la dérive ? Qu’on me le dise.
Pour ma part, j’étais morne et impatient. Je suis maintenant réveillé.
- Léonard Vincent
Article initialement publié sur leonardvincent.net.