Le 15 octobre 2020, j’ai pris le chemin de mon nouveau travail après deux ans de chômage. Contrairement aux discours libéral et macroniste, devenant grâce à la propagande des médias asservis, le seul discours rendu audible et visible aux oreilles et aux yeux du plus grand nombre, je ne «profitais» pas de mon chômage. Je n’aimais pas ne rien faire car lutter contre le vide est un combat perdu d’avance face auquel on se détruit petit à petit.
Une conjonction de facteurs économiques qu’ils soient locaux, nationaux ou internationaux, de facteurs personnels, et bientôt d’un facteur sanitaire que personne n’aurait pu prévoir a fait défiler les mois, jusqu’à presque 22, à une vitesse terrible de lenteur quotidienne et d’extrême rapidité vers la précarité. En marchant vers mon nouveau lieu de travail, j’angoissais et me sentais fébrile en même temps. J’étais heureuse d’avoir trouvé un emploi, j’avais hâte de commencer, et simultanément, j’étais pétrifiée à l’idée de ne pas être à la hauteur.
Quel était donc ce poste qui m’angoissait tant ? Quels étaient les défis que je m’apprêtais à relever ?
Ce poste, c’était celui d’une caissière, ou plutôt à l’heure du politiquement correct et du bullshit managérial, d’une hôtesse de caisse. Les défis à relever consistait à encaisser des clients. On pourrait penser que c’est simple. On le pense. On dénigre inconsciemment ce métier. Mais il s’agit bien d’encaisser les clients. Dans tous les sens du terme. Et ce n’est qu’un des nombreux aspects qui font de ce genre de job, un calvaire pire que celui d’une recherche d’emploi infructueuse.
La supérette dans laquelle j’ai exercé cette activité se situait au cœur d’une zone à urbaniser en priorité ou quartier prioritaire, n’étant pas au fait de l’appellation à la mode actuellement dans les hautes sphères de la République. Car nous pénétrons ici en un endroit où la République et la politique n’existent plus. Ici règne l’immédiateté et les difficultés.
Me voilà plongée dans un univers que je ne pensais plus connaître depuis mes années d’étudiante où un bref passage dans une enseigne célèbre de la grande distribution m’avait permis de financer mes études. Entre ces deux moments, vingt ans se sont déroulés, et en découvrant ce qu’est devenu ce métier, on comprend à quel point tout notre monde est en train de s’effondrer. Pas la peine de lire de grands livres ou de longues études économiques ou sociologiques. Notre pays fait naufrage. Quand vous scannez des articles à longueur de journée dans un quartier populaire, vous finissez par détester tous ceux qui osent parler au nom du peuple. Vous voyez défiler devant vos yeux toutes les formes de misère que les choix de nos dirigeants ont créées. Les corps sont usés, et vous savez que le vôtre subit le même traitement. La détérioration n’est pas que psychique. Cela est réservé aux emplois de bureau. La souffrance de ces professions dont nous ne pouvons pas nous passer est terriblement physique. Si l’on vous vole votre humanité et le respect que vous avez pour vous-même, on vous vole aussi votre santé, votre jeunesse, la souplesse de votre dos et de vos mains, la douceur de votre peau.
Je voyais passer des cafards sur le tapis de caisse, certains tombaient sur mes cuisses. Les clients s’en apercevaient et quasiment tous, hormis ceux que la vie avait encore plus malmenés et qui se réfugiaient dans l’alcool bon marché et l’ammoniaque à respirer pour seules évasions, compatissaient et semblaient sincèrement outrés de nos conditions de travail. Il ne voyait que ce à quoi ils accédaient. Si les réserves leur avaient été autorisées, ils ne seraient plus venus et ce lieu maudit aurait enfin fermé. Mais ce lieu maudit, j’en avais besoin et je m’y attachais pour l’entraide que j’y trouvais auprès de certaines personnes. L’amour et la gentillesse demeurent, même sous les insultes et les brimades d’une direction qui n’est que le reflet d’un monde du travail globalement malade. La grande distribution ne semble pas connaître le droit du travail, secteur en avance sur les fantasmes les plus débridés des néolibéraux les plus acharnés. J’ai pleuré d’être insultée et violentée au quotidien par des clients alcoolisés ou drogués. J’ai eu des migraines à cause de la puissance des néons et de la musique devant assourdir les cris que nous tous nous désirions pousser. Il faut étouffer la laideur, étourdir la pensée. J’ai eu des problèmes dermatologiques, des infections urinaires et des cystites à cause de la saleté des toilettes dédiés aux personnels. J’ai pleuré de voir des êtres humains compter au centime près et devoir se séparer d’une boîte de thon pour conserver une brique de lait. J’ai offert des articles au risque de me faire licencier car je ne pouvais pas imaginer agir autrement. J’ai sympathisé avec un couple âgé de clients mariés depuis 62 ans, toujours collés l’un à l’autre, toujours complices et amoureux, toujours rieurs et jeunes d’une jeunesse perdue dans le regard de beaucoup de vingtenaires d’aujourd’hui, elle commençant à avoir des problèmes à la jambe, monsieur devant parfois venir seul, le regard éteint d’être seul le temps des courses, achetant donc un bouquet de fleurs pour sa bien-aimée. J’ai été adoptée par des familles algériennes, gitanes, sénégalaises. J’ai fait des rencontres que je n’aurais jamais faites ailleurs.
Mais ces moments d’entraide éphémères ne suffisent pas à vous donner la force de croiser votre reflet lorsque vous vous préparez à aller travailler, lorsque vous enfilez cet uniforme ridicule, jamais à votre taille, que l’on vous a donné pas même lavé du précédent esclave l’ayant enfilé. Ces environnements de maltraitance abaissent votre niveau d’estime de vous-même jusqu’à l’anéantir totalement. Petit à petit, vous vous donnez de moins en moins de droits et vous acceptez ce que vous n’auriez pas accepté quelques mois auparavant.
Les horaires qui changent tous les jours, vous faisant faire 9 heures d’affilée sans pause-déjeuner, seule dans le magasin, votre caisse étant la seule ouverte, vous obligeant à abandonner vos clients le temps d’un aller-retour aux WC, aller-retour qu’on ne vous a pas autorisé, car ici, il faut quémander le droit d’uriner. Sauf que personne n’est là, personne ne répond au téléphone (les jours où ce dernier fonctionne), et vous prenez votre courage à deux mains pour oser faire ce qu’aucun être humain ne devrait avoir peur de faire. Satisfaire un besoin naturel. Vous devriez être un robot. Cela simplifierait tout pour ceux d’en haut, réfugiés dans leurs bureaux, jouissant du maigre pouvoir de ceux qui n’ont pas grand-chose mais qui ont malgré tout plus que vous.
À quoi ressemblent leurs avantages ? Ils peuvent aller aux toilettes sans demander, ils peuvent manger entre 12 heures et 14 heures et conserver ainsi un rythme de vie normal, ils ont leur week-end et des horaires réguliers. Vous, vous n’aurez que 3 minutes de pause par heure travaillée, si ce jour-là, on vous laisse la prendre. Vous mangerez en 12 minutes à 10h30 ou à 17 heures, si tant est que vous mangiez, car vous devez aller pointer à l’autre bout du magasin puis dépointer, ces temps de trajet bien évidemment décomptés de votre temps de pause. Et n’imaginez pas qu’il y ait une cantine ou une salle correcte pour manger, celle-ci est la plupart du temps rendue inaccessible par les transpalettes entreposés devant son unique porte, et de toute façon, y accéder c’est accéder à un taudis crasseux, sans fenêtres, avec une table brinquebalante et un micro-ondes ne fonctionnant pas.
Il faut en sortir pour se rendre compte de l’anormalité de la situation vécue. Malheureusement, quand vous êtes obligée de «choisir» ce genre de travail, toute votre vie devient peu à peu violente et pauvre. Les histoires d’amour ne sont plus possibles car la lutte pour survivre ne les permet pas. Vous sortez brisée de votre journée, vous sentez mauvais, vous avez honte de vous, de votre odeur, de votre saleté, vous vous inventez un autre métier par crainte, dans certains milieux, de raconter votre déchéance. Vous avez 40 ans et vous pensez à retourner vivre chez vos parents. Vous ne construisez rien car l’avenir ne concerne que les «riches», ceux qu’on ne croise même plus car tomber dans la précarité, c’est comprendre que le monde est divisé et que la quantité d’argent que l’on possède organise tout ce qui nous entoure, faisant disparaitre tout un pan du réel qui ne devient qu’illusion ou fiction. Votre vie à l’extérieur n’existe plus. Vous ne pouvez rien prévoir, ni même prendre un rendez-vous chez le médecin, rejoindre un chéri – n’en parlons même pas – devient un rêve lointain car ces vies privent de la possibilité d’aimer.
Sachez qu’en ces lieux maudits, vos horaires de servitude changent chaque semaine et que vous n’obtenez que le vendredi les horaires de la semaine qui suit. Sachez qu’en ces lieux maudits, vous demandez l’autorisation d’aller faire pipi. Sachez qu’en ces lieux maudits, vous avez 3 minutes de pause par heure travaillée à partir de 4 heures consécutives de labeur déshumanisé. On raye sur une liste se prolongeant chaque jour un peu plus des choses qu’on ne fera jamais plus ou dont on rêvait mais dont on préfère même s’abstenir de les envisager, de peur d’avoir trop mal. Ces lieux sont des enfers qui ne survivent que par la peur d’enfers plus grands car plus définitifs. Ces lieux sont voulus par nos élites pour que vivants, nous soyons déjà morts et dociles. Ces lieux sont des cimetières créant une mort sociale annonciatrice d’une mort prématurée.
Regardez l’espérance de vie d’un ouvrier et celle d’un technocrate et criez, levez-vous, rebellez-vous et devenez féroces.