Entretien avec François Michel Lambert, expert en logistique et député «Libertés et territoires» depuis 2018, suite à son choix de quitter la majorité LREM en raison des désaccords de fond comme de méthode.
François Michel Lambert bonjour, vous êtes député, vous avez quitté la majorité LREM pour créer un nouveau groupe. Vous êtes de tendance écologiste, depuis très longtemps. Vous avez surtout travaillé sur les aspects logistiques de l’État, autrement dit, sur comment l’État pouvait organiser sa logistique et combien elle est importante pour le fonctionnement des institutions.
Est-ce que vous pouvez rapidement vous présenter, puis nous expliquer ensuite d’où vient le fiasco actuel sur la campagne de vaccination ?
Effectivement, la logistique est plutôt mon domaine d’expertise. J’ai été responsable logistique dans un grand groupe mondial de spiritueux installé à Marseille. J’ai ensuite rejoint le centre de recherche en transport et logistique dans l’université d’Aix où j’ai exercé pendant 6 ans. J’alternais entre chercheur enseignant et soutien au développement économique des territoires. J’ai donc un certain niveau de connaissance et d’expertise mais aussi un très gros réseau. Élu en 2012 député, j’ai poussé ce sujet qui n’apparaissait pas à l’agenda politique pour obtenir à terme le lancement d’une commission nationale logistique en mars 2015. J’en ai pris la présidence, nommé par Ségolène Royale et Emmanuel Macron qui était à l’époque ministre de l’économie. Des dizaines de réunions, 300 personnes, un dialogue que l’on pourrait qualifier de démocratie participative pour aboutir à un document qui s’appelle France logistique 2025. Fin mars 2016, Emmanuel Macron a présenté ce document en conseil des ministres et ce document dit très clairement que l’État doit prendre en main l’expertise en terme de stratégie logistique. Nous avons ensuite monté avec le ministre des transports de l’époque, une petite cellule d’experts au coeur de l’appareil de l’État et même Alain Vidalis avait vraiment pris ça très à coeur jusqu’à début avril 2017. Ensuite Macron est élu, très vite Elisabeth Borne prend en charge ce sujet, invente un nouveau mot – le fret+ – qui ne mènera jamais à rien. Nous n’avons jamais compris ce que c’était, il n’y a eu aucune production à la fin, mais surtout ça a éliminé le document France logistique 2025. Les hauts fonctionnaires furent ensuite dispatchés à droite à gauche mais dans des secteurs très éloignés de la logistique et depuis, malgré de nombreuses sollicitations de notre part, nous n’avançons pas. L’État n’a plus en son sein la culture et l’élan d’organiser le système pour servir ses intérêts, ce que toutes les entreprises ont, de la plus petite à celle du CAC 40.
Le 24 mars dernier, nous sommes 7 jours après le confinement, c’est la sidération face à la peur de ce qui va arriver sur le plan économique. Je pose une question dans l’hémicycle au premier ministre – même si c’est Olivier Véran qui répond – et je dis «il faut que vous vous dotiez d’un expert logistique car le système est en train de se repenser et l’appareil de l’État n’a pas compris à quel point la logistique est un outil au service d’une stratégie». Véran me dit que je ferais mieux d’encourager les soignants plutôt que de parler de ça, or les soignants, je sais les applaudir à 20h mais je ne suis pas député pour seulement applaudir en permanence, je suis aussi élu pour agir.
J’ai donc essayé en off de relancer ça, j’ai encore reposé une question sur le sujet qui est malheureusement restée sans suite. En parallèle, on constate que la France en urgence s’est dotée d’une task-force fin novembre avec un chercheur qui a été nommé et débarqué début janvier. On doit être le seul pays au monde à avoir commencé si tard, le seul pays au monde à avoir débarqué au bout de deux mois à peine le patron de la task-force. Aujourd’hui, on fait appel à des cabinets extérieurs – de très bons cabinets je ne vais pas commencer à critiquer – mais on a été obligé de faire appel en urgence à des mercenaires. L’expertise n’existe toujours pas et la compréhension de ce que veut dire organiser un système n’existe pas au sein de l’appareil étatique.
Regardez, si on prend d’autres indicateurs, on nous parle d’un million de personnes vaccinées fin janvier, mais ça ne veut rien dire, ça ne nous aide pas à mettre cette information en relation avec ce dont on dispose. J’ai demandé que nous ayons deux indicateurs. Le premier qui est le taux d’engagement des vaccins disponibles (10 à 12% en France, quand l’Espagne est à 40% et que le Royaume-Uni flirte avec les 70%). Le deuxième, le taux de casse et le taux de perte (Israël est à 0,1%). Ces deux paramètres sont le b-a-ba de la logistique, ils permettent de confirmer l’engagement du produit que vous avez et le taux de casse qui revient à se demander si on a une bonne chaîne qui ne détériore pas le produit.
Dans ce que vous décrivez, on a l’impression de voir cette idéologie de la start-up nation où finalement tout est communication, rien n’est production, tout réside dans la manière d’annoncer les choses et derrière quand il s’agit d’actionner ou de faire quelques chose, on ne fait rien. C’est ce qu’on a vu avec les masques, avec les tests ensuite et désormais avec les vaccins. Comment vous l’expliquez ? Car finalement, le travail avait été fait, il suffisait de capitaliser, de récupérer les experts et de continuer ce qui avait été fait. Est-ce qu’il y a une volonté délibérée d’affaiblir l’État où est-ce que c’est purement un manque de jugeote politique pour qu’on en arrive là ?
Effectivement, c’est très start-up nation. Très souvent, on retrouve dans les start-up nations, des gens qui réinventent l’eau tiède ou qui, pire que ça, cannibalisent, plagient ceux qui existent déjà. Moi, je me suis très très tôt interrogé sur cette République en Marche, qui à peine arrivée, a changé les termes en anglicisant tous les mots et en chamboulant toute l’organisation. Quelle est l’idée ? C’est un peu comme dans certaines tribus animales, où quand le lion dominant gagne, il tue tout ce qui a existé avant lui ou presque. On a vraiment cette impression. Malheureusement, ça a marché sur ce sujet, ce qui est quand même paradoxal étant donné qu’Emmanuel Macron l’avait lui même porté lors de la précédente mandature. Il y avait déjà un fond de «nous on est biens meilleurs que la droite et la gauche, on est les deux en même temps et de toute façon tout ce qu’a fait la droite et la gauche n’a pas marché donc il faut les éliminer». Heureusement que la vie n’est pas comme ça mais malheureusement c’est ce qu’ils ont mis en place. On avait une stratégie en route portée par Emmanuel Macron 18 mois plus tôt et Madame Borne lance fret+ dans un processus que personne ne comprend. …
Il y a donc un problème qui est, Jupiter et ceux qui pensent être sortis de la cuisse de Jupiter, donc à partir de là c’est difficile de construire ensemble. Mais pour revenir à ce concept de start-up nation, pour une start-up, ils ne regardent quand même pas bien loin.
Au-delà de ça, on voit dans le travail que vous avez fourni, l’importance de la logistique dans le fonctionnement de l’appareil de l’État et l’articulation avec les territoires. Tout ça a été perdu. Cette stratégie sanitaire se décide en conseil de défense à l’Élysée autour d’un aréopage très restreint et ensuite on découvre que les maires, les présidents de régions etc… apprennent souvent dans la presse à quelle sauce ils vont être mangés sur les couvre-feux, les confinements… C’est quand même assez inquiétant d’observer cette hyper centralisation hors sol.
Tout à fait mais pire encore. Pour prendre 3 ou 4 exemples : vendredi 8 janvier, j’avais une réunion des parlementaires des Bouches-du-Rhône, avec la présidente du département et la première adjointe Michèle Rubirola (ancienne Maire de Marseille, médecin de la CPAM). Une de droite une de gauche. Celle de droite dit «j’ai déjà 57 centres repérés pour mettre en oeuvre les vaccinations, j’ai les sapeurs pompiers qui sont prêts». Moi j’écoute. Puis celle de gauche Michèle Rubirola qui me dit «on a une dizaine de centres, j’ai le colonel des marins pompiers qui me dit qu’on peut vacciner 1000 personnes par jour dans les EHPAD». En face j’ai le préfet et le directeur de l’ARS, c’est à mon tour de m’exprimer et j’explique mon incompréhension. On est le 8 janvier et on commence à peine à avoir les offres de services ? L’État n’est pas venu au contact ? L’État n’a pas demandé ? L’État ne s’est pas renseigné ? Puis, mercredi 13 janvier dans le Figaro, il y a un article du président des sapeurs pompiers de France que je connais bien. Il rappelle : 7000 casernes, 11 000 médecins et infirmières dans le corps des sapeurs pompiers, 250 000 soldats du feu répartis sur tout le territoire. Lui il dit qu’il attend ! Même à la fin il dit en ironisant «de toute façon ce sera dans le prochain quinquennat qu’on commencera à travailler en collaboratif».
On a à faire à une classe politique qui découvre le fonctionnement d’un pays qu’il ne connaît pas, qui ne comprend pas les relais du national au local. J’ai une autre question à poser : on crée beaucoup de Hautes Commissions, de Haut Commissariat, on a François Bayrou qui vient d’être nommé Haut Commissaire au Plan. À quoi sert François Bayrou ?
Je pense que sur le sujet, il a peut-être été nommé trop tard, on va voir avec le temps. En revanche, je pense qu’ils ont compris une chose qui tient un temps, c’est la communication à outrance. Je ne les compare pas sur le fond idéologique, mais dans la façon de faire, ils me font penser à l’administration Trump. C’est cette saturation d’informations avec cette capacité à mentir, je pense qu’on peut le dire. Cette capacité à toujours accélérer, pour que l’on n’ait pas le temps de poser le pied et d’amener d’autres éléments. L’agenda que nous promet Emmanuel Macron jusqu’à la fin de son mandat équivaut à 5 années de législatures. Lui il veut forcer en moins de 12 mois, il ne fera que dire qu’il a des engagements et c’est une façon de tromper. Malheureusement, encore une grande partie des français croit à ceci, et une autre partie pense à basculer dans des extrêmes pour y trouver la réponse à ces déclarations permanentes qui ne débouchent sur pas grand-chose in fine. Je suis assez d’accord avec Gérard Larcher le président du Sénat «Mais que restera-t-il de ces 5 ans ?». Peut-être la reconstruction partielle de Notre Dame de Paris.
C’est vrai que c’est assez inquiétant, En Marche qui est une forme de fuite en avant. Il y a un projet que l’on devine dans la réforme permanente sans savoir si elle sert à quelque chose. Parce qu’il y a cette question, là aussi pourquoi réformer si c’est pour ne pas le faire ou le faire mal ? Qu’est-ce qui fait que vous avez été l’un des tout premiers à quitter le groupe de LaREM à l’Assemblée et qu’est-ce qui fait que nombre de vos collègues ont décidé de franchir le pas ensuite et de quitter ce groupe ?
Je vais être provoquant, mais la question est mal posée. Pour moi c’est «qu’est-ce qui fait qu’il n’y en a qu’une quarantaine qui soit partie ?». C’est peut-être plutôt ça. D’abord, ce qui est rassurant c’est que beaucoup font part en off de leur volonté de ne pas se représenter ou d’une certaine forme de méfiance dans certains votes etc… Je pense qu’il y a la moitié des députés élus en juin 2017 sous la bannière En Marche qui ne sont pas en accord avec le fonctionnement, l’absence d’idéologie, l’absence de fond, la réforme permanente, la crise permanente, l’entraîneur qui regonfle sans cesse ses troupes… Alors une fois c’est en leur disant qu’ils sont amateurs, une fois ce sont les meilleurs, une fois ils sont l’avant-garde éclairée, des choses de ce genre. Donc voilà aujourd’hui, la situation de la France est inquiétante d’un point de vue démocratique. Elle va se régénérer grâce au cycle électoral, si tant est que l’on est des présidentielles en 2022. Elle va se régénérer au cycle électoral mais elle est très appauvrie dans tout ce qui est démocratique. La démocratie c’est dur parce que vous n’avez pas les mêmes idées, c’est de la confrontation, c’est du dialogue, c’est accepter d’en laisser un peu pour avancer d’un autre côté. C’est aussi avoir une ligne dans laquelle on s’inscrit. Moi je suis toujours resté dans cette ligne d’écologie que certains qualifient de centriste depuis plus de 30 ans. Voilà, c’est tout ça qui nous manque aujourd’hui et nous rend difficile l’exercice basique de la démocratie et je n’ose même pas vous parler des différentes conventions citoyennes…
Oui aujourd’hui, on a un groupe de 35 citoyens tirés au sort pour juger de la stratégie vaccinale, ce sont des gadgets bien loin de la démocratie participative. J’avais une autre question, bien loin des affaires françaises. Vous êtes franco-cubain, avec ces derniers jours de folie de l’administration Trump, on voit qu’ils veulent pointer du doigt des ennemis avant de partir. Récemment, Pompeo a dit que Cuba était de nouveau sur la liste des États terroristes, l’Iran aussi est tout en haut de la liste. Est-ce que vous avez des retours de La Havane à propos de ces déclarations ? Est-ce qu’il y a un risque de nouvelles sanctions et de nouvelles difficultés pour Cuba ?
Ça doit être très malsain, ils doivent mal vivre le fait d’avoir à mois de 150 km de leurs côtes, un pays qui leur résiste, une sorte de village gaulois qui résiste à l’empire américain avec son idée communiste – qui n’est pas forcément mon idée politique mais que je respecte. Donc, dans ce qu’il reste de pouvoir, ils ont inscrit Cuba dans la liste des pays terroristes. J’ose espérer que pas un français ne peut croire que Cuba est un pays qui arme des terroristes qui vont dans d’autres pays mettre des bombes et tuer des gens. Ça n’existe pas, ça n’a jamais existé.
C’est d’ailleurs plutôt l’inverse, on a vu lors de la première vague épidémique les médecins cubains venir en Europe notamment en Italie pour filer un coup de main aux collègues.
Effectivement, ils sont venus en Europe, en Andorre, en France et en Martinique notamment. Ils reviendront très probablement car la France a beaucoup de mal dans certains territoires à mobiliser des médecins et des médecins que je qualifierais de tout terrain. À ma connaissance, ce ne sont absolument pas des gens proches de l’idéologie cubaine qui sont venus prendre d’assaut le Capitole et tuer un policier notamment. Ce ne sont pas les cubains qui ont déstabilisés un certain nombre de pays d’Amérique latine, comme la Bolivie et l’Équateur et les tentatives grossières sur le Venezuela. Ce serait risible s’il n’y avait pas des conséquences dramatiques. Je m’explique, être sur une liste de pays terroristes aux États-Unis renvoie à des lois extra-territoriales américaines qui permettent de sanctionner toute entreprise qui commercerait avec ces pays, même si ces entreprises ne sont pas du tout américaines et même pas sur le continent américain. Donc ça va geler l’engagement d’entreprises européennes, africaines ou asiatiques notamment dans le domaine de l’alimentation ou de la santé. Cuba va encore se retrouver avec des restrictions en terme d’accès à des pièces détachées notamment pour le matériel de santé, c’est ça la réalité. Cuba ne va pas pouvoir disposer d’accès à des moyens modernes pour la production agricole donc il y a un risque important de pénuries alimentaires. Par exemple sur l’aviation, Cuba se retrouve à prendre des risques sur certains vols car ils ne peuvent pas avoir accès à toutes les pièces détachées. Inversement les entreprises françaises peuvent se retrouver sanctionnées lourdement, on parle de plusieurs milliards de dollars d’amendes. Le malheur dans ce sujet, c’est qu’on se dit, ce n’est qu’une signature de Pompeo dix jours avant l’arrivée de Biden au pouvoir, il suffit que Biden contresigne et c’est réglé. Mais avec les procédures américaines, il va se passer six mois ou un an avant que l’on puisse sortir Cuba de la liste des organisations terroristes. Il y a donc cette idéologie destructrice de Trump que l’on espère voir peut-être pas s’éteindre mais fortement s’atténuer dans les prochaines années. Il faudrait que l’Europe qui n’a pas été très courageuse – et la France encore moins – face à Trump, soit elle-même. Même si Biden va dans le bon sens, l’Europe doit être indépendante et avoir sa propre stratégie de fond constante, ce qu’elle n’a pas sur l’Amérique Latine et notamment sur Cuba où c’est assez lacunaire dans le domaine.
Un dernier mot avant de se quitter ?
Puisqu’on a commencé sur la vaccination et qu’on a terminé sur Cuba, permettez-moi de vous dire ce qui se passe actuellement là-bas. Ils ont lancé quatre programmes de recherches de vaccins sur quatre voies différentes. Certains avancent plus vite que d’autres mais c’est quand même LE pays non occidental et non chinois qui est en capacité de développer le plus dans le milieu médical et notamment vaccinal. Ils annoncent également, d’ici la fin de l’été, être en capacité d’avoir vacciné l’intégralité de leur population. 1/6 de la France, 11 millions de personnes, donc à un moment donné il va quand même falloir que l’on s’interroge sur les modèles qui structurent nos sociétés sur des enjeux aussi primordiaux que la santé. Le modèle de santé cubain sera à regarder de près s’ils réussissent cet exploit sur leur propres moyens. S’ils arrivent à vacciner l’intégralité de leur population d’ici à la fin de l’été prochain, et bien ce devra être un modèle pour nous et il faudra s’en inspirer pour le réimporter dans nos pays occidentaux.
- Entretien réalisé par Alexis Poulin