HEURISTIQUE DE CRISE ET PERSPECTIVES PRATIQUES
Un article initialement publié sur le journal #Perspectives du cabinet Forhuman, notre nouveau partenaire média. Bimestriel gratuit, spécialisé dans la stratégie liée à la santé psychologique et la performance sociale au sein des entreprises. Pour en savoir plus: https://www.forhuman-consulting.com/perspectives-n2-fev-mars-2021/
Écrit par Patrick Charrier, PHD & co-founder de Forhuman
Combien de fois, professionnels de l’entreprise ou de la consultance, nous sommes-nous retrouvés face à des organisations rétives au changement ou confrontés à l’échec d’un processus déjà amorcé ? Il s’agissait à chacune de ces occasions des justifications culturelles : «chez nous, changer c’est difficile, voire impossible» ou encore structurelles : «nous ne sommes pas organisés pour les changements, nous avons des habitudes de continuité» voire le plus souvent individuelles : «les gens, chez nous, ils n’aiment pas le changement».
Les changements sont aujourd’hui abordés avec prudence, lestés de formations en tous genres pour les managers en charge de les mettre en œuvre, de les accompagner et de les suivre. Devons-nous trouver là de l’importance du sujet comme si le changement était suffisamment contre nature pour que nous le bardions de compétences ad hoc qui visent à sécuriser davantage les directions qui le souhaitent que celles et ceux qui le subissent.
La France en général et la France de l’entreprise en particulier, toutes deux sises sur des histoires pluriséculaires, seraient donc rétives aux changements. Pour autant, constatons avec étonnement tout de même que la crise de la Covid-19 a, sur un laps de temps extrêmement court, généré des changements que d’aucun aurait jugé pourtant impossibles il y a une année de cela.
Le socle de notre culture repose sur des usages tellement intégrés qu’ils font parfois règles. Se serrer la main ou se faire la bise faisait partie du rituel, détesté par certains il faut bien le dire, à l’arrivée dans l’entreprise. Gare à celui ou celle qui s’y échapperait comme un affront à toute idée de cohésion de groupe. Le déjeuner partagé sur des tables en rang serré faisait suite aux discussions informelles regroupées autour de la machine à café. Le trajet en co-voiturage était le summum de la disruption dans un monde qui se cherche des vertus protectrices pour la planète, juste derrière le pli pris par certaines entreprises qui offraient du Travail À Distance (TAD) à nombre de ses salariés sans leur expliquer franchement que la diminution des mètres carrés de bureaux valait autant que la conciliation entre vie privée et professionnelle. La convergence des intérêts donnait l’impression d’une modernisation qui faisait son bonhomme de chemin… à tout le moins pouvait-on le penser !
CRISE SANITAIRE OU LABORATOIRE EXCEPTIONNEL DU CHANGEMENT
Si nous avions pris un cliché de notre société du travail en février 2020 et que nous en éditions un second un an plus tard, le premier aurait pris une teinte sépia qui ne dénoterait pas avec ceux sortis de la boîte à chaussures exhumée du grenier de votre grand-mère. En effet, le monde de l’entreprise a été contraint de se transformer sur une échelle incroyablement courte pour produire de nombreux changements auxquels il se refusait jusque-là à grands renforts de résistances culturelles, organisationnelles ou bien individuelles, nous l’avons dit. Preuve que la Covid-19 est plus convaincante que les meilleures stratégies et autres programmes délivrés par nos cabinets de conseils spécialisés en la matière.
De façon plus insidieuse ont été modifiées les coordonnées structurelles du travail : le temps, l’espace et la relation.
«Aller au travail» n’est pas une expression qui se galvaude. Cela implique une sociologie du temps et de l’espace qui implique des limites et des moyens qui structurent les coordonnées du travail. Le démarrage et la fin d’une journée fixent par défaut les temps consacrés aux loisirs et à la famille, avec des géométries variables qui figent des typologies d’aspiration et d’engagement professionnels. Le déplacement pour se rendre au travail donne lieu à une gamme variée de moyens de transport et de modalités d’habiter ces temps interstitiels, pas tout à fait du temps pour soi et pas tout à fait, encore, le travail. Se préparer ou décompresser dans sa voiture, terminer sa série ou son chapitre dans le métro, échanger avec ses pairs dans une capiteuse confusion de statuts, responsabilités et utilités qui se figeront de nouveau seulement une fois franchi le seuil de l’entreprise. «Aller au travail» fatigue certes, mais contribue à une sorte de facilitation du flux humain et confère une certaine idée de l’équité puisque tout le monde, du cadre à l’ouvrier, s’y adonne !
Il n’est plus question pour beaucoup d’entre nous, aujourd’hui, d’aller au travail. Nos enfants se questionnent sur nos survêtements qui ont pris la place de nos tenues officielles parce qu’aussi loin du travail qu’ils sont, nos chérubins en ont saisi avec acuité les codes. Un tailleur ajusté, une combinaison maculée de peinture blanche, une barbe rasée de près ou des yeux surlignés juste ce qu’il faut… ces conventions ont sauté avec les restrictions imposées par les confinements et ajustements successifs. Les temps interstitiels pour se préparer ou décompresser ont aussi disparu ce qui fait du temps de travail actuel un temps brut qui ne cohabite plus avec ses sas dont nous nous plaignons souvent, mais dont nous éprouvons aujourd’hui l’intérêt. D’autant plus que pour nombre d’entre nous, la charge de travail est venue remplir le temps dédié à la convivialité ou à la sociabilité. C’est tout à fait ce que révèle notre étude Forhuman Connect réalisée pour la CFTC Cadres en juillet 2020 auprès de plus de 3 000 adhérents : 55 % révèlent une augmentation de la charge de travail, ce qui est d’autant plus vrai pour les managers (67%) chez lesquels la charge mentale s’accumule à la charge objective du travail.
Le travail s’est rediscuté sur son volet humain et social. Il en a été de même pour son volet organisationnel. Combien de fois avons-nous proposé lors de nos interventions de considérer avec intérêt les réunions, souvent nombreuses, longues et mal organisées, pour libérer du temps aux managers et aux salariés ? Ainsi, ceux-là pourraient se consacrer à leurs missions et éviter une surcharge de travail. Combien de fois avons-nous proposé, sans succès, de faciliter la décision au plus près de la réalité et de la réalisation du travail afin de la rendre plus conforme aux besoins de ceux et celles qui s’y astreignent ? Parce que ceux qui font sont ceux qui savent, vous en conviendrez aisément, sommes-nous prêts à accepter qu’un manager — qui fait moins souvent du coup — ne soit plus là pour décider de tout, mais pour faciliter la décision de ceux qui font ? La crise Covid a permis à des salariés de travailler sans les rituels des réunions institutionnelles et la présence permanente des managers. Et nombreux sont ceux qui ont éprouvé que cela était possible et que dans certains cas, cela fonctionnait mieux.
Pour le meilleur et pour le pire pourrions-nous dire, le travail s’est transformé alors que nous ne lui avons pas demandé autant. La crise de la Covid-19 a eu sur lui un effet accélérateur avec l’hypothèse qu’elle n’a fait que déstructurer le monde du travail en empruntant les lignes de fragilité ou de fracture qu’il portait déjà en lui. Il n’y aurait donc pas de surprise avec cette crise, seulement l’exacerbation de vulnérabilités déjà existantes et la confrontation à des problèmes que nous aurions eu à traiter, de toutes les façons, plus tard dans nos existences.
Par contre, nous ne pouvons rester sans réfléchir sur la puissance de la transformation de cette crise, sur ses mécanismes, ses effets. Nous pouvons aussi utiliser cette période comme un extraordinaire laboratoire du changement et puiser en elle les enseignements que nous devons impérativement tirer pour la compréhension de ce processus et de ses résistances en temps normal ou en milieu du travail ordinaire. Oserons-nous ? Là est l’objectif de cet article. Nous nous aiderons de notre modèle de la performance sociale pour lire cette crise et en montrer les implications concrètes dans le monde des entreprises confrontées à la nécessité de changer.
MODÉLISER LES MENACES POUR EN FAIRE DES LEVIERS DE TRANSFORMATION
Il y a un an de cela, si je descendais la grande rue piétonne de ma ville flanqué d’un masque, sans nul doute m’aurait-on regardé avec étonnement. Certains m’imagineraient peut-être étourdi au sortir d’une opération à cœur ouvert pratiquée le matin même au point d’oublier mon masque chirurgical, tandis que la majorité se serait contentée d’évoquer une bizarrerie sans fondement. Si aujourd’hui, je devais descendre cette même artère sans masque, alors l’opprobre ne manquerait pas de m’atteindre et ma propre culpabilité de me dévorer.
La question est bien de savoir comment, à l’échelle d’une nation entière, il est possible d’atteindre un changement aussi rapide, massif et durable au point de faire culture. Le masque fait culture puisqu’il apparaît dans ce qui la représente : films, séries, humour, art, réseaux sociaux…
À y regarder de près, et en toute humilité, il semble que cela soit moins un sens civique qui ait permis une application à telle échelle d’une mesure aussi impopulaire que le port du masque et autres gestes barrière, mais davantage une forme de menace pour soi et pour les autres. Notre monde semble régi par une habile distance que nous entretenons avec l’idée de mourir, ou de faire mourir. Ainsi, repoussons-nous au plus loin possible l’idée de notre propre mort dans une forme de logique qui voudrait qu’elle advienne seulement au moment du très grand âge. La crise de la Covid-19 a toutefois redistribué cette dimension, faisant de la mort une colocataire de choix qui se serait présentée avant l’heure, bien décidée à ne pas se laisser oublier. Les images de personnes postées en service de réanimation maintenues en vie par des appareils respiratoires venaient ancrer dans les imaginaires collectifs une forme de précipitation. Les témoins involontaires, souvent des silhouettes sans visage, permettent de projeter aisément celui ou ceux de ses proches parents ou même le sien propre. La menace fait ainsi son œuvre ainsi qu’elle fait œuvre d’incitation à ajuster son rapport aux choses et au monde. Le port du masque bascule de la case «absurdie» à la case «nécessité» et le fétiche protecteur de devenir l’objet de toutes les convoitises.
Si l’on cherche à instruire à charge et à décharge la situation de la crise Covid-19, gageons aussi que les changements se sont produits à la lumière d’un idéal citoyen qui voudrait convoquer nos responsabilités respectives au service des plus faibles et des plus vulnérables. Ainsi aurions-nous affaire à la plus grande vague citoyenne française, européenne et mondiale ? Vague originelle, à partir de laquelle lever toutes celles que nous attendons par la suite et, en premier lieu, celle qui ferait de la préservation de nos écosystèmes et de la lutte contre le réchauffement climatique son horizon. Mais gageons, l’avenir nous l’enseignera, que les autres vagues citoyennes auront toutes les peines à déferler sur les sociétés du monde entier si elles comptent sur les seules responsabilités individuelles et collectives. Cela montre bien que l’idéal que l’on promet derrière un changement peut aider à le produire, mais que la menace semble efficace à un autre niveau.
En matière de performance sociale, cela signifie que l’analyse des risques est primordiale avant d’engager un changement. Il faut que cette analyse globale, prudentielle, précède le changement et l’oriente pour lui donner la force dont il a besoin pour réussir. Cela pourrait signifier qu’il faut identifier avec clarté et responsabilité une menace face à laquelle nous devons nous mobiliser pour développer les moyens de la dépasser par des changements ciblés.
En cela, nous renversons quelque peu le modèle qui, par excès de bienveillance feinte brandie par nombre de dirigeants, promet aux acteurs du changement un lendemain meilleur ou une mise à niveau de l’entreprise avec toutes celles du marché qui auraient avant elle entrepris un changement similaire. Ainsi, prenons l’exemple d’une entreprise de logistique que nous accompagnions au moment de son changement d’ERP¹. Cette installation impliquait une modification profonde que les patrons justifiaient par la qualité du produit : «c’est le top des ERP, vous verrez cela sera mieux pour vous !». Les employés qui jusque-là utilisaient un outil ancien mais maîtrisé pour construire leurs palettes se sont trouvés avec un ordinateur embarqué qui leur indiquait le moindre de leur mouvement et de leur choix dans l’entrepôt. Il n’y avait plus d’autonomie dans la réalisation d’un travail prescrit par la machine. L’entrepôt voyait sa productivité flancher tandis que son absentéisme s’est mis à grimper à des niveaux jusque-là jamais atteints. Le conflit portait entre des ambassadeurs de l’outil miracle qui devait générer une efficience record et des salariés qui ne comprenaient pas pourquoi on leur avait enlevé un outil qui, pour eux, fonctionnait parfaitement : «les chiffres de l’entrepôt étaient d’ailleurs parmi les meilleurs du groupe», nous précisait d’ailleurs un délégué syndical, documents à l’appui.
L’idéal de l’outil a supplanté la menace qui aurait justifié son recours. Dans cet entrepôt, la question des risques sur lesquels repose l’activité n’a pas été faite ou alors transmise avec pédagogie. Cela signifie que pour les salariés, dans le fonctionnement précédent, le ratio pertes vs bénéfices était largement en faveur de ces derniers. Il n’y avait donc pour eux aucune menace qui justifiait un changement aussi profond et structurel qui allait lui, par contre, mettre en avant les pertes plus que les bénéfices : moins d’autonomie, de qualité, de responsabilisation…
Dans le changement, nous l’avons vu avec la crise de la covid-19, la menace crée la possibilité d’un mouvement global, massif et durable. Mais par menace, nous ne devons pas entendre la peur de perdre ou de mourir, mais bien la perception claire d’un déséquilibre dans lequel nous risquons de perdre une stabilité antérieure. Par menace, nous n’entendons pas un discours bruyant et écrasant, mais davantage une pédagogie des risques qui reste souvent dans les prérogatives des dirigeants, souvent des ingénieurs sécurité, parfois des managers. C’est en proposant et en réalisant des courtes sessions animées par une économiste d’entreprise sur la connaissance de l’environnement économique des fonderies, en faisant œuvre de pédagogie, en rendant la connaissance accessible, que les ouvriers fondeurs se sont mis à modifier leur rapport au travail, à adhérer à l’idée de l’efficience et des économies dans l’utilisation de la matière, des outils de travail, du flux… Mettre du sens et de la connaissance sur une menace réelle a permis de faire de ces ouvriers jusque-là rétifs à toute évolution de véritables acteurs d’un changement compris et maîtrisable, en partie.
Si la menace n’est qu’une peur inspirée aux gens pour les faire changer, oublions-là ! Si elle est la possibilité de montrer les déséquilibres d’une organisation, d’en expliquer les raisons et les dépassements, alors elle peut prendre les apparats d’une forme d’organisation qui se mettrait à apprendre des risques auxquels elle s’expose pour avancer en cohérence et en cohésion. Dans toute transition, la modélisation de la menace, des risques dont elle procède, semble un élément clé.
DU LEADER POSITIF OU NÉGATIF : QUID DE LA CONFIANCE ?
Avec la crise de la Covid-19, la France s’est trouvé un leader originel en la personne de notre Président de la République. Tout le monde garde en tête son discours guerrier inaugural, lors duquel il déclarait le confinement pour nous protéger d’un ennemi sans visage, mais qui menaçait toute notre société et plus largement la planète. Le confinement était notre contribution à l’effort de guerre. Nous étions une armée de quasi-anonymes invités à modifier nos comportements pour stopper la propagation du virus. Chacun d’entre nous pouvait alors mesurer sa contribution, qui était d’autant plus facile qu’elle consistait à l’inaction, à tout le moins pour ceux invités à rester confinés parce que non essentiels au fonctionnement vital de la société. Le leader souhaitait nous protéger tous. Le discours était emphatique. Le ton était grave. Les grands principes répétés comme une antienne. Nous en ressortions groggy, mais quelque part habités par un sentiment de responsabilité partagée à l’échelle de l’humanité.
Toutefois, ce leader n’allait pas rester longtemps sur son piédestal malgré les quelques points de confiance gagnés à l’occasion, parce que les idées d’équité, de cohérence, de transparence allaient nuire à son image. Nous y reviendrons. Mais cela a permis à d’autres leaders d’apparaître et de faire de cette crise un laboratoire du changement en tous points remarquable.
Le changement doit être incarné, ou ne pas être, pourrions-nous dire. C’est pourquoi nous choisissons souvent dans les entreprises des ambassadeurs qui vont faire œuvre de prosélytisme aux différents recoins de l’organisation. Ces ambassadeurs sont des leaders positifs qui plaident dans le sens du changement afin d’expliquer et de convaincre ceux qui auront à adopter les comportements exigés par la transformation. Dans bien des cas, ces leaders sont décidés avant, souvent par le lien étroit qu’ils entretiennent avec la partie de l’organisation que l’on transforme. Il paraissait assez normal que cela soit le Pr Jérôme SALOMON et à sa suite Olivier VERAN qui tiennent les points information sur la crise afin de nous en donner les ressorts. Leur légitimité en matière de santé faisait d’eux des leaders désignés pour garantir que le confinement s’applique dans la durée et que nos comportements changent de façon stable. Il aurait paru assez incongru que le ministre de l’Agriculture assume ces relais d’information au risque de nous détourner des mesures exigées.
Mais, vous remarquerez que dans les changements, il y a aussi des leaders d’opinion qui sont aussi négatifs ou à tout le moins critiques pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Toujours est-il que ces leaders négatifs trouvent un champ d’action et d’expression là où les leaders légitimes ont laissé se produire et se développer une brèche. Le Pr Didier RAOULT devait être parmi les leaders négatifs celui qui a mobilisé le plus l’attention, soufflant le froid là où le gouvernement espérait le chaud, remettant du doute là où d’autres voulaient de la forte conviction.
Parce que la crise de la Covid-19 est unique en son genre, elle a entraîné avec elle son lot d’hésitations sur les incidences, les vulnérabilités, les traitements, les mesures à prendre, le recours au vaccin. Ces hésitations sont l’opportunité des leaders négatifs qui en font le terrain sur lequel développer leurs discours, souvent très persuasif par ailleurs. Dans le monde de l’entreprise, nous allons observer les mêmes mécanismes. Si les changements sont mal préparés, portés par des choix qui peuvent être remis en cause en même temps que le processus avance, justifiés par des éléments qui sont trop fragiles ou pas assez expliqués, alors le terrain est favorable aux leaders négatifs qui auront une capacité de frein ou de fracture du corps social.
À titre d’exemple, consultons ensemble cet article publié par l’institut Jaurès² qui fait le lien entre la confiance que les français entretiennent envers les dirigeants et les experts scientifiques et l’intention de se faire vacciner. Dans ce papier, Antoine BRISTIELLE montre que sur les réseaux sociaux britanniques, français et espagnols, «les principales discussions concernant le vaccin montrent justement une inquiétude concernant les motivations des laboratoires, des responsables politiques et des scientifiques à propos du vaccin qui seraient davantage économiques que sanitaires». À lui de poursuivre : «le manque de transparence dans les faits qui justifient les choix des scientifiques et des politiques est le principal frein à la vaccination».
Dans le monde du travail, cet exemple nous enseigne qu’il est important de limiter le pouvoir de nuisance des leaders négatifs, non pas en les réduisant au silence dans un espace démocratique qui accepte les différences de points de vue, mais en accordant davantage de temps et d’énergie aux leaders positifs au risque de générer une double peine. Le temps passé avec les leaders négatifs ne fera pas avancer votre projet et ceux, prêts à vous suivre, se sentiront délaissés et perdront de leur capacité à influencer positivement leurs collègues.
Sur le leadership encore, lors d’une phase de transformation, gageons que le leader n’est pas toujours celui que l’on croit. Cela indique que dans un processus de transformation des leaders émergent par opportunité ou par obligation. C’est par exemple, l’appel des 200 personnalités de la culture, organisées autour de l’initiative de Stanislas NORDEY qui se sont mobilisées, nous citons : «pour faire un pas décisif dans la maîtrise de la pandémie, et ce, sans aucune hésitation, nous nous engageons à nous faire vacciner dès que cela sera possible». Par-delà les leaders naturels au sommet de l’État, par-delà les leaders légitimes trouvés dans les arcanes de la science médicale et de la santé publique, des leaders se trouvent nichés dans la culture populaire afin d’influencer un processus de changement. Il faut donc laisser sa chance au leader qui n’était pas identifié dans le plan de départ.
Le leader doit encore être parfaitement exemplaire dans la recherche des comportements visés par le changement. Nous passons les multiples images qui résonnent encore à nos yeux et oreilles comme des formes d’injonctions paradoxales. Privés de nous réunir entre amis dans des lieux de convivialité, nombre de citoyens ont peu goûté le fait que la buvette de l’Assemblée et la cantine du Sénat restent ouvertes en période de crise, bien qu’elles en aient le droit à l’image de la restauration collective en entreprise. Les tapes amicales de notre Premier Ministre à l’accent et aux habitudes du pays d’oc passent mal pour ceux ou celles qui s’interdisent de serrer dans leurs bras parents ou enfants vulnérables. Gardons encore à l’esprit la photo du maire de Londres qui se fait vacciner avec une seringue… sans aiguille. Détail qui n’aura pas échappé aux délateurs de la stratégie vaccinale et alimenté les théories complotistes sur le sujet.
Dans le monde de l’entreprise, cela signifie que l’exemplarité des décideurs et, plus largement, de tous les influenceurs, est un levier stratégique du changement autant qu’elle représente un frein massif lorsqu’elle fait défaut ou qu’elle n’est pas congruente avec les demandes adressées au personnel. L’exemplarité des commanditaires du changement est une sorte de laisser-aller qu’il faut poinçonner pour permettre au processus de se dérouler et aux individus d’adhérer.
LE CADRE DU CHANGEMENT : ESSENTIEL OU NON ?
Changer repose sur un cadre d’acceptabilité qui va favoriser, ou non, le processus en lui-même. À ce titre, il est possible de penser un cadre du changement, un ensemble de repères, principes et valeurs qui le soutiennent et le rendent possible. Là encore, la crise de la Covid-19 a été particulièrement intéressante, car sa soudaineté nous a obligé à utiliser un cadre ordinaire pour traiter une situation extraordinaire. En effet, rien n’a été préparé pour penser le changement induit par la crise. Il a donc fallu composer avec les moyens du bord et avec nos bonnes vieilles habitudes en la matière.
La question de la connaissance semble cruciale en matière de changement. D’habitude réservée à ceux qui décident, promeuvent et installent le changement, la connaissance est rarement adressée à ceux qui le subissent. Le premier confinement a été à ce titre très exemplaire. L’anti livre blanc du changement aurait pu être écrit à partir de ce que nous avons observé. Ainsi, nous avons pu tous constater que les relais locaux, nos édiles, nos directeurs et directrices d’école, nos médecins aussi, nos chefs d’entreprise… avaient si peu d’information sur la situation qu’ils ne pouvaient en aucun cas jouer leur rôle d’ambassadeur des gestes barrières par exemple. Dans les premiers temps, lorsque l’on observait une faible acceptabilité de ces gestes chez nos adolescents et jeunes adultes pourtant dangereux véhicules asymptomatiques du virus, aucune pédagogie n’a été prescrite aux établissements scolaires. Aucune explication n’a été délivrée sous un format simple, structuré et adapté pour faire la promotion des gestes barrières. L’entreprise n’a pas été non plus très soutenue et incitée à aller dans ce sens. La faible promotion organisée de gestes protecteurs pour notre santé est à l’image du traitement réservé à la santé publique en France comme le montre cette tribune parue dans le Monde daté du 3 septembre 2020³.
Dans le monde de l’entreprise, il en est souvent de même. Ce que notre modèle de la performance sociale nomme la réceptivité est rarement l’objet d’une stratégie de la part des décideurs. Cette notion indique que si les salariés n’ont pas une connaissance a minima du contexte, des risques, des moyens, des objectifs visés par le changement, ils ont peu de chance de rentrer dans le processus et d’utiliser les leviers mis à leur disposition, aussi bons soient-ils. La mesure de la réceptivité est un enjeu majeur d’un processus de changement. Elle doit le précéder, le soutenir, l’orienter jusqu’à ce qu’il arrive à son terme à l’image du moniteur cardiaque qui accompagne jusqu’au bout, et au-delà, le patient en bloc opératoire. Si la courbe de la réceptivité s’affaisse, alors le processus de changement est compromis.
L’idée d’un cadre est une idée très phénoménale. Imaginez un cadre nu qui circonscrit un espace vide, délimitant ainsi un dedans et un dehors. Le cadre fait limite et fixe donc des critères d’inclusion du dedans/dehors. Ce qui est dehors ne peut être dedans, et inversement. Cela étant, il existe des règles qui permettent d’intégrer ce qui est dehors ou d’exclure ce qui est dedans. Ces principes doivent être stricts sinon le cadre ne peut plus jouer son rôle, il devient alors inutile et l’univers confus propice à une certaine forme d’anarchie.
En ce qui concerne la crise de la covid-19, il a été assez compliqué de créer un cadre du changement qui soit aussi clair avec des critères d’inclusion et d’exclusion stables et partagés. Cela a commencé par les métiers essentiels et ceux, par exclusion, qui ne l’étaient pas. Des listes ont été érigées, mais toujours discutables au regard de la perception que chacun a de son utilité. Ainsi les médecins ont pu continuer à travailler là où les psychologues ont été invités à se confiner. La pandémie psychique qui accompagne la crise sanitaire a toutefois redistribué cette carte-là. Passons sur les régions soumises à couvre-feu, les secteurs d’activité autorisés à reprendre…
Ce qui fait la cohérence du cadre, c’est le sentiment de justice et, partant, d’équité. Partons ensemble du principe que c’est l’équité qui crée la justice et non l’égalité. En effet, si tout le monde est soumis au même traitement, il y a de grandes chances qu’un sentiment d’injustice gagne les couches de la population. En effet, nous sommes d’accord pour considérer que nos aînés, plus fragiles, méritent priorité sur les mesures de protection et sur les vaccins. Il ne peut y avoir d’égalité en matière de santé. Il semble donc difficile d’orchestrer une campagne de transformation sur un registre d’égalité. L’installation des mesures barrières a donc fonctionné à géométrie variable sur ce principe d’équité. Nos jeunes enfants ont été à ce titre les derniers exposés au port du masque.
Dans le monde du travail, en période de changement, c’est le même principe qui régit le processus. Il est difficile d’avoir une vision homogène là où la complexité d’une organisation du travail requiert de l’équité. La justice et la justesse du changement sont à ce prix. Ainsi, pourrait-il paraître étonnant que les managers sont ceux qui ont le plus de temps de réunion sur les changements là où les salariés sont souvent tenus à l’écart alors que ce sont eux qui vont le porter dans la réalité du travail. Le temps d’échange, d’information, de régulation et de suivi devrait être proportionnel au temps que chacun dédie à la réalisation et à la réalité du travail au centre de la stratégie de l’entreprise. Mais il paraît toujours défavorable d’accorder du temps non productif alors qu’investir sur ces temps serait un gain assuré en bout de chaîne du changement.
UNE VISION DU CHANGEMENT INSPIRÉE PAR LA PERFORMANCE SOCIALE
Il existe déjà de nombreux modèles d’accompagnement du changement [Prochaska & DiClemente (1982), Watzlawick, Fish, & Weakland, J. (2000) ; Bareil, C. (2004),…] qui s’inspirent des différents paradigmes s’inspirant de façon chronologique des logiques instrumentales, managériales, internalisées ou encore expérientielles.
La crise de la Covid-19 nous projette dans chacun de ces modèles, mais nous invite également à penser une autre manière de lire le changement au travers de ce qui fait crise et urgence, loin des idéaux de préparation, de conduite ou d’accompagnement à l’image d’un organisme qui est mis en demeure de muter pour se préserver et se reproduire. Dans ce modèle, il semble important d’accompagner un processus en train de se dérouler pour tenter de l’influencer ou d’en limiter les impacts négatifs. Il faut donc le regarder de près en restant à son chevet, c’est sa dimension clinique. Il faut donc le monitorer pour en contrôler les effets négatifs, c’est sa dimension évaluative. Il faut développer des connaissances ordinaires qui ramènent l’extraordinaire du changement dans le cadre du pensable et du préhensible, c’est la dimension formative initiale. Il faut en mesurer la part humaine et sociale, c’est la dimension émotionnelle. Il faut en cerner les enjeux structurants et/ou déstructurants, c’est la dimension éthique.
La performance sociale vise à solidariser les données de santé, les données tirées de l’expérience humaine et sociale dans l’expérience stratégique d’une entreprise. Gageons que toute intervention en entreprise s’est créée à partir du changement, pour produire du changement ou pour mieux le dire, pour produire quelque chose qui n’existe pas encore et dont nous faisons le pari qu’il sera bénéfique à l’entreprise, au collectif et aux individus.
Nous l’avons vu, la co-construction d’une menace ou la capacité à lire l’urgence initiale au travers d’une évaluation raisonnée des risques, pour identifier les leviers de dépassement de la crise, semble être la première étape de la construction d’un idéal à viser par le processus de changement. L’idée d’une menace partagée semble plus motrice et directrice qu’une seule incantation au changement.
Nous l’avons vu encore le leadership est vital dans la gestion d’un changement, leadership basé sur une vision claire des besoins du corps social en matière de légitimité, d’exemplarité, mais encore d’agilité. Parce que le leader n’est jamais là où on l’imagine, il faut lui laisser la chance d’advenir là où nous en avons besoin, parfois envers et contre les règles de l’entreprise en la matière.
Nous l’avons compris, enfin avec cette crise de la Covid-19, le processus du changement pour rester stable et acceptable doit être accompagné d’une évaluation fine de la réceptivité des acteurs du processus en train de se dérouler.
Le modèle RBR sur lequel s’appuie notre vision de la performance sociale s’illustre au travers de la période que nous traversons qui annonce des changements sans précédent. Ceux-là font passer l’ordinaire des transformations au rang de la préhistoire des sciences de gestion et des sciences sociales. Ils impliquent une évolution structurelle des organisations d’entreprise qui auront à chercher de la stabilité sur une surface en permanence instable. Ils auront à produire du nouveau sans créer de l’insécurité chez des salariés qui sauraient la sanctionner par un désengagement massif qui signerait la perte de valeur de nos entreprises.
Cette crise de la Covid-19 est à ce point éclairante sur la complexité de la période à venir qu’elle méritait que nous l’élevions au rang de laboratoire heuristique de nos pensées en mouvement. Notre modeste contribution suit celles de tous les acteurs de la société qui considèrent que nous avons tout à apprendre de cette période pour nous préparer au mieux aux défis de demain qui devront allier enjeux sociétaux, responsabilités individuelles et collectives et transformation de nos entreprises et outils/moyens de production.
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Note
- Le terme «ERP» est l’acronyme de «Entreprise Resource Planning» dont la traduction littérale est «Planification des ressources de l’entreprise». Un logiciel ERP est un outil informatisé qui permet le pilotage de l’entreprise. Sa particularité est d’embarquer, en un même logiciel et une seule base de données, les fonctionnalités nécessaires à la gestion de l’ensemble de l’activité d’une entreprise : gestion comptable, gestion commerciale, gestion des stocks…
- https://jean-jaures.org/nos-productions/vaccins-la-piqure-de-defiance
- Notre système de santé publique a besoin d’un nouveau souffle : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/09/03/notre-systeme-de-sante-publique-a-besoin-d-un-nouveau-souffle_6050777_3232.html