Virginie Cady est notre sémiologue dystopique qui raconte les temps troubles que connurent l’Europe et le Monde au XXIème siècle, période appelée depuis «orwellianoscène». Elle nous explique à chaque entrée du dictionnaire dystopique, le sens perdu des mots courants.
Substantif masculin tiré du latin prodigium (chose mise en avant), le terme de prodige est attesté sous sa forme moderne dès le XVIIème siècle. Il a alors le sens d’un effet surprenant qui arrive contre le cours ordinaire de la nature. Grand prodige. Prodige estonnant. Cela tient du prodige. Les grands évènements sont quelquefois précédés par des prodiges. Ce prodige semble présager quelque grand malheur. (Première Édition du dictionnaire de l’Académie Française, 1694).
Tandis que le terme de merveille s’affaiblit, celui de prodige se renforce pour devenir un phénomène merveilleux, extraordinaire auquel on attribue une causalité surnaturelle, voire divine. Je ferai paraître en haut des prodiges dans le ciel, et en bas des signes extraordinaires sur la terre (Nouveau Testament chapitre V, Actes. des apôtres. II, 19). Prodige devient dès lors synonyme de miracle.
Du XVIIème à la seconde moitié du XXème siècle, le terme ne varie guère sémantiquement. Il reste attaché au registre de l’extraordinaire, du miraculeux, de ce qui ressort de l’inexplicable. Mais au cours de la seconde moitié du XXème siècle, le terme commence à s’affadir pour comprendre l’ensemble des choses, des événements et des comportements qui s’opposent à l’ordinaire. La monotonie donne un relief extraordinaire aux moindres événements. (Ella Maillart) Il semble que nos lointains aïeux aient fini par avoir en horreur l’uniformité qui caractérisait leur quotidien. D’où la valorisation, sans doute, de tout ce qui rompait avec les habitudes de la vie courante.
C’est ainsi que, vers la fin du XXème siècle, le terme est accolé à toute entreprise qui recèle une part d’aventure, de grande difficulté ou qui présente un caractère d’unicité. Il faut rappeler également que l’accélération soudaine des découvertes scientifiques a repoussé, en quelques décennies ce qui relevait de l’inexplicable aux derniers mystères de l’Univers en passe d’être déflorés. Si le XXème siècle semblait avoir choisi le camp d’un matérialisme scientiste fondé sur la raison, le XXIème, lui, s’adonne à la passion des pseudo-sciences cherchant l’extraordinaire dans le retour au mysticisme et le refus du réel.
La dégringolade sémantique du terme s’accélère en décembre 2020 avec la création des Prodiges de la République. Il s’agit d’une récompense, créée par Marlène Schiappa (ou Schaippa, les orthographes divergent). Celle qui deviendra plus tard sous-vice-consule déléguée aux Arts Capillaires crée ce prix censé récompenser celui qui «monte les courses pour les personnes âgées de l’immeuble, qui tient une épicerie solidaire, qui affiche les numéros d’aide aux victimes de violence dans sa résidence, qui donne envie à toute sa promo d’aller voter, ou qui confectionne des masques pour le voisinage». On le voit au travers de cette liste non exhaustive, le terme de prodige quitte la sphère de l’extraordinaire pour entrer dans celle de l’observation des règles du savoir-vivre, des relations de bon voisinage voire de la politesse.
Madame Schaippa se lève. Sa longue silhouette ondule, drapée dans la toge sous-vice-consulaire offerte par les ateliers Bugne. Sa longue chevelure, lissée de frais par les salons Coiff’tout, ruisselle sur ses épaules comme un torrent de soie sauvage. Son sourire immaculé, grâce au dentifrice blanchisseur Sporadent, comble l’assemblée. Elle ouvre l’enveloppe Blairetontaine format A5, en promotion chez Laflute, qui contient le nom des lauréats de la promotion 2030 des Prodiges de la République. De sa voix suave, elle égrène un à un, les noms des impétrants. Raëtan Chuffre, 17 ans, obtient le Prodige d’or pour avoir laissé son siège à une femme enceinte dans le métro parisien. Souvyane Chaton lui succède. À elle, le prodige d’argent. La romorantine de 23 ans est récompensée pour avoir, durant l’été, arrosé le jardin de sa grand-mère. Le Prodige de bronze échoit à Maoulte Dumoux, 35 ans, pour avoir remercié le conducteur qui lui avait laissé la priorité sur le passage piéton. On se félicite. On se congratule. On s’applaudit. Madame la sous-vice-consule penche un visage radieux vers chacun des promus. Ensemble, ils quittent le podium et se dirigent vers le buffet garni par Amiche Traiteur le traiteur de vos occasions, sous les flashs des photographes. (L. É. Onzitronne ; Chroniques du Palais, 2045)
Dans la seconde moitié du XXIème siècle, devient prodigieux tout ce qui relève d’une action quotidienne exécutée de bonne grâce. Puis, prodige devient synonyme d’ordinaire, de quotidien, parachevant ainsi sa chute sémantique. Bob regarda Laura. Elle récurait mécaniquement une pile de casseroles sales, vêtue d’un vieux jogging. Il ne ressentait rien. Un grand vide froid avait remplacé la passion d’hier. Il s’approcha sans la toucher. «Le prodige nous a tué» dit-il. C’était un constat amer. L’ennui du prodige prodigieux avait peu à peu gagné leur cœur. ( B. Cartelande ; Labour, toujours labour !; 2076).
Ce qui se reflète dans l’évolution du terme prodige, c’est sans doute la manie du XXIème siècle de remplacer la pensée par la communication. Torturés, triturés, sortis de leur sens premier et même de leur sens second, les mots passaient les uns après les autres sous la guillotine des communicants. Plus personne ne comprenait plus rien à rien, ne pouvait parler de rien. Le réel devenait insaisissable puisqu’il n’y avait plus rien pour le décrire. Comment lutter contre ce que l’on ne peut nommer ? Ainsi, les foules à court d’arguments rentrèrent-elles chez elles. Il ne fut plus besoin d’envoyer la Garde Consulaire à leurs trousses. Ils avaient renoncé. Point ne fut besoin de brûler les livres. Seuls les plus âgés les lisaient encore. Un calme jupitérien s’installa. ( R. Aytik ; Comment l’apathie vint aux révoltés. 2079).