C’est en tant que jeune rejeton du début du millénaire que j’étais en train de dérouler mon fil d’actualité sur Twitter. Les sujets tournaient en rond, mais un se démarquait plus que tout en ce week-end pourtant riche en événements : le triste assassinat de Georges Floyd, américain d’origine africaine lâchement tué par trois policier à Minneapolis, dans le Minnesota. Chacun faisait part de son indignation face à ce crime malheureusement routinier dans ce pays malade, tandis que d’autres s’extasiaient des images d’émeutes venant des quatre coins des États-Unis.
Pourtant, cette fois-ci, deux tweets me choquèrent car très proche dans mon fil mais également dans le message véhiculé : le premier en est un de Emma Defaud, journaliste française passée par 20 minutes, France Info et l’Express.
Tandis que le second est l’œuvre de Sputnik News, média russe connu pour ses connivences avec le régime de Poutine, qui relaie ici la parole d’Éric Zemmour, que plus personne ne présente.
Interloqué par les contenus très différents par la forme mais très similaires sur le fond, je repensais alors à mes lectures de Michel Clouscard, qui a passé une grande partie de son vivant à édicter la façon dont laquelle la bourgeoisie va récupérer les thématiques chères à la gauche pour dilapider la lutte des classes, et préserver ainsi ses intérêts bourgeois. Le but est donc de faire affronter perpétuellement la classe prolétaire en son sein afin qu’elle évite de se révolter contre ses véritables oppresseurs : la classe bourgeoise. Pour ce faire, il faut distiller dans le débat public des faits sociétaux (et non sociaux) clivants, tantôt conservateurs tantôt progressistes, qui brideront toute nuance possible pour éviter de se faire pointer du doigt par ceux que l’on exploite. Ainsi, malgré les différences idéologiques, la bourgeoisie demeure unie par un intérêt commun, regardant les travailleurs s’entretuer.
Pour en revenir aux tweets susmentionnés, ils paraissent au premier constat très différents dans le message véhiculé. Là où celui de la journaliste partage deux images en anglais pour s’adresser à un public français (premier hic), elle rappelle que les blancs sont des gens privilégiés qui doivent faire un travail de déconstruction pour finalement se rendre compte que le plus grand privilège de ces gens est leur couleur de peau. Ainsi, elle essentialise une population entière sur un critère purement arbitraire qui ne détermine rien si ce n’est un non-choix du fait de sa naissance. Sans rentrer dans les détails de pourquoi cette essentialisation est un non-sens doublé d’une absurdité, la dernière ligne de la première image témoigne d’une méconnaissance historique folle : elle nous déclare que «le privilège blanc est le plus endurant dans l’Histoire».
En plus de nier une grande partie du matérialisme historique et dialectique, c’est oublier l’exploitation des paysans qui a conduit aux différentes jacqueries ; le servage pratiqué pendant longtemps au Moyen-Age ; la traite arabo-musulmane et les razzias barbaresques qui durèrent du XIVème siècle au XVIIIème siècle ; les conditions désastreuses de travail qui commencèrent lors de la Révolution industrielle et qui se poursuivent encore aujourd’hui.
Bien entendu, il n’est pas question de nier tout le tort que les populations occidentales ont causé aux autres populations, qu’elles soient africaines ou amérindiennes. Mais il faut bien se rendre compte d’une chose : le point commun ici est que c’est une classe aisée qui a pu asservir plusieurs populations. Il était impossible pour un paysan de se payer un esclave afin qu’il trime à sa place. Dès lors, ces individus sont unis par un même dénominateur : le bourgeois qui les exploite. Pratiqués par toutes les sociétés et civilisations, l’esclavage et le servage des populations les plus démunies ne sont en rien le fait d’une couleur de peau : mais bien celui d’un rapport de domination et d’utilisation d’êtres humains par d’autres.
Ce sentiment ne peut être que renforcé par la citation de Zemmour dans le tweet de Sputnik News, issue de son débat face à Michel Onfray sur le plateau de CNews : «la différence ne se fait pas entre les riches et les pauvres, mais entre les français et les étrangers». Fidèle à ses idées, nul ne doute que son ambition ici est de raviver la flamme des hostilités entre les natifs français et les personnes issues de l’immigration. Cette phrase est éloquente et parle pour elle-même. À l’heure où les États-Unis s’embrasent pour des questions raciales (légitimes au vu du communautarisme ambiant dans le pays), et où les entreprises commencent à licencier massivement des suites de la crise sanitaire, tout est mis en œuvre pour éviter un retour du mouvement des Gilets Jaunes ou d’une quelconque autre révolte sociale d’une classe contre une autre.
Et c’est ici que réside essentiellement la trop forte proximité idéologique : bien que le sentiment initial prête à penser que les messages sont différents, ils sont en réalité d’une connivence folle. Tout est fait de sorte à totalement expulser la lutte des classes et les privilèges de classes (les seuls qui valent) du débat public car ce serait remettre en cause tout un système qui profite à quelques-uns aux dépens des autres. En cherchant perpétuellement à attiser le conflit entre deux groupes sociaux bien déterminés et dont un fort clivage peut naître (hommes contre femmes ; blancs contre immigrés ; hétérosexuels contre LBGTI+), on fait fi du seul réel rapport de domination qui reste immuable.
La réécriture de l’Histoire qui est opérée par la bourgeoisie de gauche comme de droite survient après de grands mouvements sociaux depuis la crise économique de 2008. En créant toujours plus de différences entre les individus, elle confirme les concepts de Michel Clouscard datant pourtant de Mai-68 : face au danger imminent d’une grande révolte sociale, la bourgeoisie de gauche et de droite fera front commun insidieusement pour éteindre les braises de la révolution à venir.
Avec ces tweets où chacun des protagonistes incarne une nuance de la bourgeoisie, cette dernière surfe sur la vague de protestation légitime qui se passe aux États-Unis pour prévenir une potentielle révolte sociale française qui surviendrait face à la violence économique qui sera perpétrée une fois le confinement terminé. En agitant le chiffon rouge face à des groupes sociaux bien déterminés, en l’occurrence fondés sur l’ethnie, elle cherche à détourner le regard de véritables problèmes de fond qui uniraient ces groupes en une lutte des classes face à un ennemi commun pour préserver ses privilèges.
De fait, tenir compte de ces considérations pourtant bien loin de la réalité actuelle comme historique, c’est manquer le coche et rater une chance de fonder un monde d’après plus équitable, écologique, solidaire, respectueux des droits humains et de la dignité que chacun mérite.