Manuel Bompard et la délégation France Insoumise réclament aujourd’hui la mise en place de l’état d’urgence sociale dans l’Union européenne. En quoi cela consiste-t-il ?
La situation dans l’Union européenne est dramatique : en France, nous avons franchi la barre des 10 millions de pauvres, les demandes d’aide alimentaire ont augmenté de plus de 30% et 600 000 emplois ont été détruits entre janvier et juin. Mais la situation n’est pas meilleure dans les autres pays. Ainsi, en Italie, 3,7 millions de personnes ont eu recours à l’aide alimentaire et à Barcelone en Espagne le nombre de repas distribués est passé de 24 000 à 500 000. Or l’année dernière, notamment à notre initiative, le Parlement européen avait voté une résolution pour déclarer l’état d’urgence climatique et environnementale. Aujourd’hui, il nous semble nécessaire de décréter l’état d’urgence sociale face à la situation.
Quel est l’objectif de la délégation France Insoumise avec cette demande ?
Bien sûr, une telle déclaration aurait d’abord une portée symbolique, alors que les politiques de l’Union européenne ces dernières années sont largement responsables de l’augmentation du chômage de la précarité, en encourageant le dumping social, les délocalisations ou la fermeture des services publics. Mais il s’agirait de donner de la visibilité aux conséquences sociales de la pandémie, alors que cette réalité est trop souvent camouflée. Avec une telle décision, nous forcerions la Commission européenne à déployer un plan d’urgence sociale à destination des travailleurs, des jeunes ou encore des femmes qui sont les premières victimes de cette situation. Nous pourrions également nous appuyer sur cette décision pour toutes les négociations sur les dossiers législatifs qui vont avoir lieu dans les prochains mois au Parlement européen, afin que ces questions ne soient pas évacuées du débat. Nous enverrions enfin un message clair à tous les citoyens qui se battent partout en Europe pour ne pas payer une crise dont ils ne sont pas responsables : votre lutte est légitime et elle est entendue au cœur des institutions européennes.
En 2020, la France a passé les 10 millions de pauvres. Selon vous, comment peut-on lutter contre la précarité et la pauvreté qui se diffusent partout en Europe ?
Nous ne sommes pas sans propositions en la matière. Durant le confinement, au sein de notre délégation de la France Insoumise comme dans notre groupe de la GUE, nous avons été une force de proposition constante : dès le mois de mars, nous avons formulé 25 propositions d’urgence. Parmi elles, on peut citer : l’augmentation du Fonds européen d’aide aux plus démunis pour apporter une aide alimentaire et une assistance matérielle suffisante ; la suppression de la directive sur le travail détaché qui favorise le dumping social ; la fin des accords de libre-échange pour soutenir en priorité les productions européennes ; la relocalisation des secteurs stratégiques de l’économie ; un soutien renforcé au monde de la culture via un plan immédiat d’aide aux structures culturelles affectées par les fermetures. Nous luttons également pour la création d’un salaire minimum européen, les droits des travailleurs des plateformes et l’annulation de la dette détenue par la Banque centrale européenne. Toutes ces mesures sont immédiatement réalisables : nous avons les arguments, nous avons les directives d’ores et déjà rédigées, prêtes à l’emploi !
La délégation France Insoumise est minoritaire au Parlement européen. Pensez-vous que votre appel sera entendu par les autres eurodéputés, dont la majorité libérale met en place une politique d’austérité depuis des années ?
Si l’on part déjà vaincu, on ne gagne jamais rien. Nous cherchons à convaincre par des propositions argumentées s’appuyant sur des faits incontestables. La pandémie a révélé la faillite du modèle néolibéral de l’Union européenne, des dogmes de l’austérité et de la concurrence libre et non faussée. Nos sociétés n’ont tenu que par la mobilisation des premiers de corvée, pourtant méprisés et oubliés pendant des décennies. Des éléments de la politique européenne qui semblaient immuables ont été remis en cause en quelques semaines, comme l’interdiction des aides d’État ou les règles budgétaires européennes. Il y a aujourd’hui une opportunité pour favoriser une prise de conscience qu’un système économique basé sur le chacun pour soi et la prédation des êtres humains sur la nature est voué à l’échec. Si nous y parvenons au sein du Parlement européen, nous aurons fait bouger les lignes. Sinon, les citoyens européens auront vu qui se soucient réellement de leurs conditions de vie et qui n’y accordent aucune importance.
Après 1 an et demi au Parlement européen, pensez-vous que l’Union européenne peut jouer un rôle dans la crise sociale que nous traversons aujourd’hui ?
Au sein de notre délégation, nous n’ignorons pas que les règles qui régissent le fonctionnement de l’Union européenne réduisent très largement nos marges de manœuvre. Il faudra rompre avec les traités européens pour retrouver une véritable capacité d’action. Ce sera l’un des enjeux des élections présidentielles en France en 2022. Mais en attendant, nous ne nous résignons pas à voir des centaines de milliards d’euros distribués, sans aucune contrepartie, à des grands groupes économiques pour les retrouver demain dans la poche des actionnaires. Nous pensons que cette masse d’argent public doit être mise au service de l’intérêt général, de la défense de l’emploi et des savoir-faire, de la lutte contre la pauvreté, de la réduction des inégalités et de la nécessaire bifurcation écologique. C’est tout le sens de notre combat.
Fin 2019, le Parlement européen a proclamé l’état d’urgence climatique et environnemental. Ne craignez-vous pas qu’en décrétant aujourd’hui un état d’urgence sociale, l’Union européenne risquerait de brouiller les pistes sur ses priorités ?
Bien au contraire ! Nous sommes confrontés à deux urgences qui ne sont pas sans rapport l’une avec l’autre. L’urgence sociale que nous connaissons a été aggravée par une pandémie, dont les origines ne sont pas sans rapport avec la prédation sur la nature que nous impose le système capitaliste. Il y a une impasse globale, celle d’un système qui épuise les êtres humaines et la nature. C’est bien la mise en place d’un nouveau modèle de développement humain, basé sur la recherche de l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature, qui est posé. C’est à cette perspective que nous travaillons. Décréter l’état d’urgence climatique et environnemental, tout comme décréter l’état d’urgence sociale, c’est obliger ceux qui ont mis le feu à crier à l’aide. C’est faire avancer les consciences partout en Europe.