Au début de l’été, alors que le désormais ex-ministre de la Transition écologique était dans la tourmente pour cause de homards géants excessivement photogéniques, l’Europe allait donner la voie libre à deux traités internationaux, bons pour le commerce, mais néfastes pour la planète. D’abord le Mercosur, puis le Ceta – deux traités qui suscitent la polémique même au sein de la majorité.
Ainsi, l’agriculteur et député Jean-Baptiste Moreau se situe bien parmi les macronistes indignés : «je conteste le fait d’importer les produits issus d’une agriculture parmi les plus nocives au monde», lançait-il il y a quelques semaines, aux micros de la presse, à propos de la signature du Mercosur. En effet, avant que la guerre diplomatique entre France et Brésil n’éclate, Macron était bien décidé à ouvrir toutes grandes les portes du marché à Bolsonaro.
Bien évidemment, Yannick Jadot avait renchéri, en critiquant «la duplicité indigne de la France qui avait dit que cet accord n’aurait pas été signé».
Par une tribune dans Le Monde, Nicolas Hulot avait lui aussi dénoncé la gravité du traité : «il y a des textes qu’on ne peut plus signer (…) on laisse Jair Bolsonaro saccager la forêt amazonienne sans laquelle on n’a aucune chance de gagner le défi climatique (…) Je ne vois pas comment on peut signer un accord avec un pays qui bafoue à ce point les objectifs pour la lutte climatique» expliquait d’un ton amer l’ex-ministre en concluant : «L’écologie est le prisme qui doit dicter toutes nos politiques publiques».
On reste quand même bien loin de cette louable intention. Il aura fallu la destruction de milliers d’hectares de forêt amazonienne pour que le Président français ait un sursaut d’indignation écologiste. Mais avant, c’était mieux ? C’était acceptable de conclure un accord avec le Président le plus manifestement anti-écolo de la planète ?
Commençons par regarder de près le Mercosur et ses possibles conséquences.
Le Brésil, l’Europe et les pesticides : un jeu entre hypocrites
Depuis l’élection de Bolsonaro au Brésil, la déforestation de l’Amazonie a triplé de rythme – même avant cet été – au point que treize représentants des peuples indigènes réunis dans l’Alliance des gardiens de Mère Nature avaient dénoncé les agressions à répétitions contre l’écosystème et contre les populations locales. On détruit l’Amazonie pour cultiver du soja transgénique à 98%, des oranges bourrées de pesticides et du café au paraquat, un produit phytosanitaire accusé par plusieurs scientifiques de provoquer des dégâts neurologiques irréversibles.
Le Brésil de Bolsonaro a à nouveau autorisé l’emploi de presque 250 substances interdites en Europe, car dangereuses.
Mais nous ne sommes pas à une incohérence près : l’Europe produit une partie de ces produits phytosanitaires interdits sur son territoire, puis les exporte au Brésil, qui nous les rend sous forme de produits alimentaires : café, jus d’orange et soja en tête.
On les importe déjà maintenant même si le Mercosur pourrait donner certainement une forte impulsion à ces importations.
L’Italie a vendu au Brésil en 2019 à peu près 200 tonnes d’atrazine, interdite en Europe.
Entre 2016 et 2019, l’allemande Bayer (coucou Monsanto !) a augmenté de 50% ses ventes de pesticides au Brésil !
Il faut dire que ce pays sud-américain est le premier consommateur au monde de pesticides et se vante d’un triste record : une personne meurt tous les deux jours à cause des intoxications dues à leur emploi.
La seule culture du café brésilien utilise trente substances toxiques interdites chez nous. En ce qui concerne le soja transgénique, produit phare de l’agrobusiness sous les tropiques, sa consommation en Europe est interdite pour la consommation humaine certes, mais pas pour l’élevage, comme nourriture pour les bovins, les porcs ou les poules.
Cet été, dans le port de Sète, les militants de Greenpeace, pendant plus de 72 heures et en pleine canicule, ont tenu bon face à un cargo de 50.000 tonnes de soja en provenance du Brésil, pour dénoncer la déforestation provoquée par la culture intensive de cette légumineuse qui recouvre environ 22 millions d’hectares dans l’état sud-américain.
La plupart des cultivateurs brésiliens cultivent le soja «Intacta RR2 Pro», brevet de Monsanto, et payent chaque année des royalties à Bayer-Monsanto pour ce brevet, inutile d’en déduire que le géant de l’agrochimie voit d’un très bon oeil la destruction de la forêt amazonienne au profit des champs de soja.
Ce soja transgénique (12 millions de tonnes importées chaque année par l’ensemble des pays de l’UE) n’est d’ailleurs soumis à aucun droit de douane, même si le traité n’est pas encore actif.
Les normes locales au Brésil font que non seulement les pesticides employés dans l’agriculture sont plus nombreux et plus puissants par rapport à l’agriculture européenne mais leurs doses sont aussi plus conséquentes, il suffit de penser que les résidus de glyphosate considérés comme «acceptables» par les autorités peuvent être jusqu’à 200 fois supérieurs aux doses consenties en Europe.
La course aux pesticides est loin d’être terminée au Brésil, environ un millier de produits attendent l’homologation. De plus en plus de produits sont homologués, grâce au zèle du ministère de l’Agriculture, surtout depuis que celui-ci a joué un tour de passe-passe au détriment des ministères de la Santé et de l’Environnement. Désormais, les organismes liés à ces deux derniers ministères n’auront qu’un rôle purement consultatif – et non plus décisionnaire – sur l’homologation des pesticides. On doit ce coup de génie à Tereza Cristina da Costa, ministre de l’Agriculture de Bolsonaro et ancienne cheffe du lobby de l’agrobusiness à la Chambre des Députés.
Les feux de la colère, vraiment ?
Les feux de forêt qui ont ravagé l’Amazonie ont donc suscité la colère funeste d’Emmanuel Macron qui, après avoir salué le Mercosur comme un «bon accord» jusqu’au mois de juin, a viré de bord en imposant un stop au traité suite aux engagements climatiques bafoués par le Président brésilien.
Coup politique, simple pression diplomatique ou vrai engagement ?
Etait-il si difficile de prévoir que, avec tous les intérêts économiques brièvement résumés, Bolsonaro aurait allègrement ignoré les clauses écologiquement contraignantes du traité commercial avec l’Europe ?
L’augmentation des incendies n’était-elle pas la conséquence logique de toute la politique intérieure de Bolsonaro, qui depuis la campagne électorale, ne fait rien d’autre que de rendre service aux lobbies agroindustriels, ceux qui l’ont d’ailleurs mené au pouvoir ?
Il y avait déjà eu un précédent houleux et plutôt éloquent lorsque Jair Bolsonaro avait refusé de rencontrer dans son déplacement au Brésil en juillet le ministre des Affaires Etrangères Jean-Yves Le Drian, puisque ce dernier avait organisé des rencontres avec des ONG locales.
L’appel de 600 scientifiques européens et de 300 groupes indigènes brésiliens en avril dernier, qui mettait en garde contre le Mercosur, n’était déjà pas suffisamment préoccupant et suffisamment motivant pour faire marche arrière ?
Non, il a fallu que le poumon vert de la planète parte en fumée pour mendier une réaction, que tout le monde a salué comme presque héroïque.
L’annonce d’Emmanuel Macron au G7 de Biarritz de renoncer au Mercosur a suscité une «ola» enthousiaste des médias, on en est revenu aux jours glorieux du «Make the planet great again» face au climatoscepticisme désespérant de Donald Trump, tellement caricatural que Macron comparé au Président américain en sortait comme une sorte de Che Guevara écolo.
Mais dans cette excitation générale, on oublie le poids des mots.
Macron n’a fait que critiquer le Mercosur «en l’état», ce qui veut dire que les portes sont encore ouvertes pour les négociations.
D’ailleurs, est-ce que la France a réellement droit de veto sur cet accord ? Rien de plus incertain, malgré l’appui de différents pays tels l’Irlande ou le Luxembourg. L’Allemagne est en revanche contre la position du Président français. Et le Président du Conseil européen Donald Tusk a confirmé son soutien au traité international.
Et encore, le «non» de façade de Macron ne serait-il pas une manoeuvre de politique intérieure pour préparer la prochaine discussion au Sénat sur le Ceta, autre traité controversé, qui sera réexaminé en octobre ?
De la forêt amazonienne aux champs de l’Alberta, le paysage change, mais les problèmes restent les mêmes. Si le gouvernement français se montre confiant vis-à-vis du traité de libre-échange avec le Canada, on ne peut pas dire la même chose des organisations environnementales et des nombreuses associations d’agriculteurs européens. Si les voix officielles affirment que «les produits interdits dans l’UE ne pourront pas rentrer» plusieurs points du traité restent flous.
Toutes les normes sanitaires applicables aux produits européens ne valent pas pour les produits importés.
Sur le banc des accusés, il y a spécialement les farines animales utilisées outre-Atlantique dans l’élevage des bovins, ces farines à base de graisse, sang et poils chauffées à haute température et dont on nourrit les vaches au Canada. Comment vérifier que le boeuf qu’on importera n’aura pas subi ce régime alimentaire ?
Idem pour les antibiotiques dont un usage accru nous expose à des bactéries de plus en plus virulentes : rien n’empêche réellement l’entrée de viande «dopée» sur nos marchés.
Pire, le Canada a déjà déposé une réclamation contre les mesures sanitaires introduites par l’Union européenne et considérées comme trop strictes.
Il y a donc une possibilité que, pour des raisons commerciales, l’Union fasse marche arrière sur ces normes ou tout du moins n’assure qu’un contrôle laxiste des denrées importées.
Si les dispositions du Ceta sont déjà amplement appliquées depuis 2017, il reste la question épineuse des tribunaux d’arbitrage, mesure qui n’est pas encore entrée en vigueur. Ces tribunaux permettraient aux entreprises privées (donc les lobbies de l’agroalimentaire) d’attaquer des décisions publiques (donc les lois qui protègent notre santé et nos éleveurs) s’ils les jugent défavorables.
Grâce à cet arbitrage, le droit des entreprises serait donc concrètement au-dessus du droit des États.
Le Ceta pourrait ainsi se révéler facilement une arme de dissuasion pour assouplir les lois européennes.
C’est vrai que certains produits sont interdits, tels les boeufs traités avec les hormones de croissance ou les porcs traités à la ractopamine. Mais à partir du moment de la ratification du traité, les contrôles se feront inévitablement plus souples. Aurons-nous les moyens pour identifier les fraudes ?
Il existe déjà un sinistre précédent : la falsification de la part de certains éleveurs canadiens sur des certificats vétérinaires, falsification qui a permis l’exportation illégale de porc «dopé» à la ractopamine en Asie.
Les éleveurs français craignent aussi une déstabilisation de la filière. Comment invoquer une «harmonisation» des normes quand – comme le dit bien l’économiste Thomas Porcher dans son «Traité d’économie hérétique» – la filière agroalimentaire canadienne pèse sur le marché mondial infiniment plus par rapport aux petits éleveurs français. Logiquement, qui dictera les règles, au final ?
Le Ceta et les accords du Mercosur apparaissent donc en contradiction avec les engagements annoncés par les politiques vis-à-vis du réchauffement climatique.
Mais tant que des intérêts économiques colossaux pousseront dans ce sens, la voix écologiste ne sera que le sésame pour obtenir par-ci par-là du consensus quand il faut, sans rien bouger en réalité sur l’échiquier des enjeux réels.
Le chef indien d’Amazonie Raoni, 89 ans et quelques décennies d’activisme climatique derrière lui, vient de déclarer qu’«il est fatigué de toutes ces promesses qui n’aboutissent pas». On le comprend.