Bien que les services publics soient encensés lors des attentats, des catastrophes climatiques ou des crises économiques et sanitaires, leur démantèlement continue, leur accès se raréfie et leur qualité se dégrade. Le syndicaliste et historien Michel Antony travaille et lutte sur ces questions depuis bientôt 50 ans, depuis son petit coin perdu de Haute-Saône. L’occasion de revenir avec ce vieux briscard de la lutte contre la casse des services publics sur la situation actuelle et sa genèse.
Entretien réalisé le 23 Octobre 2020.
Vous êtes le fondateur de la Coordination Nationale des Comités de Défense des Hôpitaux et Maternités de Proximité. Pouvez-vous nous expliquer rapidement l’histoire de cette association et les missions qu’elle se fixe ?
La coordination est liée aux luttes pour l’accès à une santé de proximité. Depuis les années 80/90, il y a eu beaucoup de comités qui existaient ici ou là pour défendre une maternité, une urgence de nuit, la cardiologie, la chirurgie etc… Et ces comités fonctionnaient à peu près tous selon le même modèle. En 2003, plusieurs comités ont entrepris de lancer des référendums d’initiative populaire pour défendre leurs services publics de santé et on s’est dit, c’est quand même un peu bête d’agir partout pour les mêmes aspects, pour la défense d’un service public de proximité, donc on a décidé de se réunir. Trois mois plus tard, nous nous sommes retrouvés pour créer la coordination avec une quarantaine d’autres collectifs engagés. Aujourd’hui, la coordination comprend environ une centaine de collectifs en lien. Elle s’est largement développée pour passer des petites villes de l’époque à l’ensemble des services de santé aujourd’hui. On fédère des gens qui sont dans des grands centres comme à Nantes, Nice ou Ivry-sur-Seine. Son objectif est de défendre la santé partout, dans tous les territoires, car pour nous, la proximité dans le service public, c’est la garantie de la sécurité, du moindre coût et de la meilleure satisfaction des usagers de la santé.
Pour commencer, parlons de l’actualité nationale, en tant que syndicaliste engagé notamment sur les questions de santé depuis plusieurs décennies, quel regard portez-vous sur la gestion de la crise sanitaire du gouvernement Macron ?
Cette gestion est à mes yeux nullissime ! Le vrai problème, c’est que, sous Macron, on subit la même chose que sous les autres régimes précédents, autant Hollande à gauche que Sarkozy à droite, pour ne citer que les deux précédents. On a fait de la santé un enjeu purement marchand, de réduction du service public et de désengagement de l’État. Depuis des décennies, on a supprimé des lits, des services, des postes donc forcément quand la crise arrive, l’hôpital est exsangue. Il y a un cinquième de lits en moins, des personnels en très faible nombre. On a environ, dans les hôpitaux publics, 20% de postes vacants. Le gouvernement Macron a fait exactement la même chose que les autres en supprimant à son tour des lits et des services donc quand on a pris en charge l’épidémie, on était déjà dans une situation dramatique où l’hôpital était en pleine crise. Ça faisait un an que les personnels hospitaliers se battaient et le dénonçaient. Ce qui est dramatique avec Macron c’est qu’ils ont misé sur une vision assez autoritaire et verticale de la santé (les ARS), ils n’ont pas rétabli le nombre de lits nécessaires, ils n’ont pas aidé les personnels. La seule chose qu’ils ont fait : le fameux SEGUR de la santé. Donner une prime ici ou là sans s’attaquer aux problèmes réels de la santé en France, qui est justement la raréfaction des structures et des moyens. Si on ne fait pas une politique de changement radical dans le domaine de la santé et bien les mêmes causes vont produire les mêmes effets. Ce qui est triste, c’est qu’il n’y a pas de changement et aucune perspective nouvelle depuis les années 80 pour prendre à bras le corps la santé publique.
Après cette crise, le gouvernement avait promis un système de santé renforcé avec de nouvelles ambitions pour préserver et remettre sur pied l’hôpital public notamment dans les zones rurales, qu’en est-il vraiment ?
Je le dis tel que je le pense, c’est le niveau zéro ! On se retrouve avec les mêmes problèmes aujourd’hui. J’étais encore à l’hôpital de Lure et Luxeuil tout à l’heure, on manque de lits, on manque de postes, on manque de moyens. Qu’est-ce qu’on fait pour pallier à ça ? Et bien, on fait rentrer le domaine du privé notamment en radiologie pour ma localité. On est obligés de supprimer des services ou de les réduire. On supprime des Urgences et des SMUR, en pleine période de crise. Les promesses ne sont pas tenues et c’est exaspérant car c’est un discours plein de duplicité. On entend constamment des promesses, des annonces fortes et on s’aperçoit que rien ne se passe. On se moque des gens car les discours des dirigeants qui annoncent un grand vent de fraîcheur dans le domaine de la santé ne sont absolument pas suivis de faits.
La casse des services publics par les politiques de tous bords est une entreprise qui ne date pas d’hier. Notre premier ministre actuel, Jean Castex était d’ailleurs l’un des fossoyeurs de l’hôpital public, très proche conseiller de Sarkozy qui avait supprimé à l’époque plus de 60 000 lits sous son mandat. Noam Chomsky disait «Le meilleur moyen de justifier la privatisation d’un service public est de sciemment organiser son dysfonctionnement». Vous êtes un militant d’expérience sur ces questions : peut-on parler d’un démantèlement organisé des services publics notamment de santé par la classe politique depuis plusieurs décennies ?
Je pense oui. Nous ne sommes plus dans les années 80/90, début des années 2000 où on pouvait penser qu’il fallait rationaliser, regrouper, mutualiser. Tous ces grands mots qui sont toujours dans la bouche de ceux qui détruisent la santé. Aujourd’hui, on ne peut plus dire ça. On connaît les échecs de cette politique et si on la poursuit c’est qu’il s’agit d’une volonté affirmée, assumée par les gouvernements en place. Leur objectif, c’est bien de réduire au maximum la charge du public, pour faire place nette au privé. C’est une évidence qui est aujourd’hui généralisée sur tout le territoire et pour tous les services. Il y a bien une volonté de destruction du service public de santé, comme il existe cette volonté pour tous les autres services publics. Quand on les écoute (les dirigeants ndlr), on a presque envie de les applaudir parfois. «Vous allez voir, on va faire ce qu’il y a de mieux pour vous, on va regrouper ça va être plus efficace etc…» En réalité, c’est faux, même là-dessus. Comme on n’a pas créé les postes et les moyens nécessaires en amont, les zones de regroupement se retrouvent avec un afflux de patients qu’elles ne peuvent pas prendre en charge parce qu’ils n’ont pas les personnels nécessaires pour le faire.
Y a-t-il une spécificité rurale à ce phénomène qui conduirait à parler d’un système de santé à deux vitesses en France ?
Je ne suis pas forcément d’accord avec cette idée. Je suis dans une zone rurale, la Haute-Saône. Quand on voit les difficultés des hôpitaux parisiens ou marseillais, quand on sait aujourd’hui que la plupart des collectifs qui rejoignent la coordination sont les grands hôpitaux, on se rend compte que c’est toute la santé publique qui est touchée. C’est vrai que c’est plus difficile dans le monde rural parce que, quand on ferme une maternité dans une localité, il n’y a plus rien à côté, alors qu’à Paris c’est vrai qu’il reste des maternités autour. Mais pour prendre un exemple concret : les départements les plus touchés aujourd’hui par ce qu’on nomme la désertification médicale, ce n’est pas la Haute-Saône, ce n’est pas la Creuse, ce n’est pas la Corrèze, c’est le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis, c’est-à-dire des départements hyper-urbanisés. Par rapport au nombre d’habitants touchés ce sont ces départements-là qui sont dans le creux de la vague et c’est bien la preuve que c’est le fruit d’une politique générale de casse.
Depuis 1980 selon l’INSEE, entre 66 et 75% des maternités ont été supprimées sur le sol français, un chiffre symptomatique du désert médical que nous connaissons aujourd’hui dans certaines régions ?
Totalement ! Une maternité, ce n’est pas que de la médecine, c’est de la vie. Ce sont des activités proches de l’humain et des gens. Plus d’un tiers des maternités ont été supprimées. Ça veut dire qu’on a détruit sciemment ce qui était le symbole de la vie et du renouveau dans les localités. Je me souviens d’une maternité pour laquelle on se battait à Châtillon-Sur-Seine en Côte-d’Or. Les personnes âgées de l’hôpital venaient nous voir et nous disait : «Vous vous rendez compte, on ferme la maternité. Ça va être mort, on ne va plus entendre les cris des bébés, on va être cloisonné entre personnes âgées dans nos petits centres qui ne deviennent plus que des Ehpad». La maternité, c’est vraiment un symbole fort, d’autant qu’avec les maternités, il y avait aussi les centres d’IVG souvent. En fermant les centres d’IVG on met aussi en danger les jeunes femmes en détresse qui aimeraient bien pratiquer un avortement pour s’en sortir et qui ont de plus en plus de difficultés à le faire parce qu’elles sont de plus en plus éloignées des centres où ça se pratique.
Comment lutter concrètement en tant que militant politique, associatif ou syndicaliste face à la casse des services publics ?
C’est extrêmement difficile parce que malheureusement nous sommes éparpillés. Les gens réagissent quand on ferme leur maternité, quand on ferme leurs urgences de nuit, quand on ferme leur service d’IVG, leur centre de cardiologie, là ils réagissent parce que c’est concret. Ils ne font pas suffisamment l’effort de comprendre que lorsqu’ils sont au coeur du problème, il s’agit en réalité d’un problème qui est représenté dans quasiment tous les centres français. Le gros problème que l’on rencontre c’est celui de fédérer ces luttes. Pour changer de paradigme en matière de réhabilitation des services publics, il faut absolument réussir à faire la convergence entre trois grandes forces principales. D’abord les usagers, tous les usagers de l’hôpital, de la poste, du train, il faut qu’ils soient conscientisés et qu’ils se battent pour ça et pas seulement pour leurs localités. Le deuxième axe, ce sont les personnels de ces services, tous ceux qui sont concernés dans leurs emplois et qui ont des choses à dire sur comment ça doit fonctionner. Enfin, le troisième axe, ce sont les élus et particulièrement les élus locaux parce que ce sont eux qui ont à défendre leur secteur qu’ils connaissent bien. Si on arrive à faire converger ces trois forces, c’est-à-dire l’ensemble d’une population active, alors il y a des possibilités de l’emporter. Mais c’est pas toujours simple car, malheureusement, les élus locaux font aussi partie de partis politiques qui tous, de droite comme de gauche, ont contribué à la destruction des services publics. C’est aussi ça le drame d’un militant de gauche et d’un syndicaliste engagé comme je le suis depuis des décennies…
Il existe un nombre important d’initiatives locales pour pallier aux manquements et à l’absence de l’État dans certains territoires. L’auto-organisation populaire est une démarche formidable qui a su faire ses preuves à de nombreuses reprises dans l’Histoire mais le risque, sur cette question en particulier, n’est-il pas, à terme, de normaliser cette situation de substitution à l’État et donc de ne plus le mettre dos au mur ?
C’est un vaste débat. Je suis un vieux libertaire, je ne pense pas que l’État soit toujours la meilleure solution à tous nos problèmes. Ce qu’on revendique, c’est le rôle qu’a à assumer l’État en terme d’égalité dans l’accès aux services publics. Ce qu’on réclame de l’État, c’est de maintenir l’unicité républicaine partout, que dans n’importe quel recoin de notre métropole ou des territoires d’outre-mer, on ait la possibilité de trouver les mêmes structures parce que les gens, quelque soit leur nombre, leurs salaires, leurs origines ethniques ou autres ont les mêmes droits. C’est cette fonction régalienne de l’État que l’on défend. Par contre, l’État est le plus froid des monstres froids pour reprendre les termes de Nietzsche, c’est une bonne formule. L’État rationalise, regroupe, a une vision en France très jacobine mais dans le mauvais sens du terme, très verticale. Il jure par l’hypercentralisation, par la création de grosses institutions qui sont une perte de moyens, de satisfaction populaire mais surtout une perte de contrôle démocratique. Le vieux militant libertaire dont je me réclame encore aimerait plus d’autogestion, moins de pouvoir étatique autoritaire et plus de participation démocratique directe des gens concernés.
On parle souvent de start-up nation en évoquant le mandat d’Emmanuel Macron qui se comporte comme un VRP du MEDEF, de la Commission Européenne et du FMI. Ce gouvernement, comme les précédents, a fini par considérer les services publics qui sont le ciment de la justice fiscale et territoriale, comme une dépense sans jamais s’interroger sur ce que coûte leur absence. Est-ce que c’est cette vision capitaliste et rentière dans la gestion des services publics qui a conduit à la situation que l’on connaît aujourd’hui ?
Ça me semble être une évidence. Ils ont une vision purement comptable et administrative des choses mais pas du tout une vision citoyenne des besoins. Le terme de start-up nation est très juste car tout cela est géré comme une entreprise, mais la santé n’est pas une entreprise. La santé, vous venez de le rappeler, c’est le ciment qui permet à tous les gens dans notre pays, qu’ils soient citoyens, qu’ils soient touristes, qu’ils soient immigrés ou réfugiés, d’être soignés dignement. C’est la clé, c’est ce qui permet d’éviter le mal, d’éviter la souffrance et d’éviter la mort. Tout cela ne peut pas être comptabilisé. Tant qu’on gérera la santé de manière administrative et rentable, on ne pourra jamais mettre les moyens aux bons endroits en pensant aux individus en premier lieu. On entend tout le temps qu’on n’a pas assez de personnel parce que les médecins, les anesthésistes, les chirurgiens manquent. Sauf que ça fait trente ans qu’ils nous disent ça, donc si c’était vrai, ils auraient dû prendre des mesures. Or ils nous disent toujours la même chose. La conclusion c’est qu’il n’y a plus assez de personnel parce qu’entretemps ils n’en ont pas créé. Ils ont maintenu un numerus clausus de misère qui équivaut à celui des années 70 alors qu’il y a eu un accroissement de la population française de plus de 15 millions d’habitants. La politique c’est prévoir, c’est planifier. À cet égard, on peut se dire qu’ils sont vraiment nuls car leur vision capitaliste des choses fait qu’ils n’ont rien prévu du tout. Le sens du public et de l’intérêt général a – en grande majorité – disparu dans la politique.
Récemment, j’interviewais Anne-Sophie Pelletier députée européennes et ancienne soignante en Ehpad dans le Jura qui me confiait sa crainte vis-à-vis de la dernière trouvaille des technocrates qui dorment à l’Élysée : la tarification des urgences annoncée pour tout passage non suivi d’une hospitalisation. Cette tarification pose d’énormes questions quant aux problématiques d’accès au soin et de refus de soin qui sont exacerbées en zone rurale où la précarité sociale y est forte. Elle me disait «cela revient à dire : selon que vous soyez puissant ou misérable, vous serez soignés ou pas». Vous partagez ce constat d’échec ?
Tout à fait ! On travaille au niveau des urgences depuis les années 90 avec l’AMUF (Association des Médecins Urgentistes de France), je suis particulièrement lié avec Christophe Prudhomme et Patrick Pelloux qui sont d’ailleurs venus en Haute-Saône à plusieurs reprises. Les urgences, c’est ce qui reste des services publics aujourd’hui. C’est quasiment dans l’hôpital, la seule lumière qui reste encore allumée la nuit dans la plupart des lieux éloignés, des banlieues et des petites villes. Heureusement qu’il y a les urgences pour accueillir les gens qui n’ont plus de médecin et qui n’ont pas la possibilité de se déplacer loin pour atteindre les soins auxquels ils ont besoin. Alors c’est vrai que les urgences, du fait de la raréfaction de tous les autres services, ont vu leur afflux se démultiplier. Aujourd’hui, c’est par dizaines de millions que les gens vont aux urgences, mais tant mieux, au moins il reste ça ! Avec cette mesure on essaye de rendre les gens responsables du massacre. Il y a cette petite voix sous-jacente qui dit «vous vous rendez compte ces gens osent aller aux urgences pour de la bobologie !». Ce terme est atroce car quand on va aux urgences, on ne sait pas si c’est grave ou pas et les urgentistes sont les premiers à le dire. Aujourd’hui, on a détruit la santé de proximité, on n’a rien fait pour prévoir la démographie médicale et le seul recours est d’accuser les gens qui vont aux urgences en les taxant. Ce choix est dramatique car les gens qui n’ont pas de moyens vont réfléchir à deux fois avant de se déplacer et les populations précaires seront encore une fois les plus laissées sur le bord de la route. Le problème des urgences en France, ce n’est pas les gens qui y vont, les rapports ministériels l’ont prouvé donc cette annonce est un pur scandale et c’est absolument honteux !
On continue dans l’ignominie. Le ministre de la santé Olivier Véran annonçait le 3 septembre dernier un décret pour permettre l’application de la loi de licenciement des personnels de santé dont le poste serait supprimé qui remonte à Jospin si je ne me trompe pas. Il s’agit donc d’une attaque en profondeur au statut de la fonction publique hospitalière et à la garantie de l’emploi. Comment croire encore au dialogue et à la bonne volonté politique, quand de telles décisions sont prises dans un contexte de crise sans précédent où plus de la moitié du personnel soignant envisage déjà de changer de carrière face aux conditions de travail désastreuses qu’elle connaît ?
C’est le mépris ! C’est le mépris des personnels, le mépris d’un statut de la fonction publique garant de la qualité d’un service public pensé pour la population. En remettant ça en cause, on détruit l’une des plus belles spécificités mondiales qu’est le service public à la française. Je dis bien mondiales. J’ai suffisamment voyagé pour savoir combien on apprécie encore ce qu’on a réussi à maintenir en France. En période de crise, on voit bien qu’on continue la politique d’avant. L’aspect social n’est pas du tout prioritaire, au contraire, c’est une gêne. Les personnels sont malmenés, ils sont en pleine difficulté, ils sont en nombre insuffisant, ils font des heures supplémentaires non payées. La conscience du service public face à une bureaucratie qui ne les écoute pas est de moins en moins intéressante et donc ils sont en train de perdre peu à peu à leur tour et en interne le sens du service public.
On va zoomer sur le territoire au sein duquel vous êtes engagé pour la préservation des services publics depuis les années 80, la Haute-Saône. Est-ce que les problématiques actuelles que connaît ce territoire étaient similaires à l’époque ?
Disons qu’on n’a pas l’impression qu’il y ait eu des évolutions différentes ou des retours en arrière. Il n’y a eu aucun changement dans la gestion idéologique de l’État sur ces questions donc évidemment, on va toujours dans le même sens. Un : la privatisation. Deux : la centralisation. Trois : la perte de démocratie. Le pire peut-être dans ce qui s’est passé dans le domaine sanitaire c’est la création des ARH (devenue ARS ndlr) par Roselyne Bachelot et Jean Castex qui était son conseiller – il ne faut pas l’oublier ça – qui est une machine bureaucratique sans âme qui a été créée uniquement pour rationaliser la santé comme une entreprise et mettre en place les politiques d’austérité budgétaire sur l’ensemble du territoire. Aujourd’hui on en pleure car rien n’a changé.
Vous appelez à une réouverture 24h/24h des urgences de Haute-Saône notamment des sites de Gray, Vesoul et Lure. Quelles conséquences concrètes sur la vie des administrés engendre une fermeture des urgences à 20h30 sans parler des fermetures définitives comme c’est le cas à Luxeuil ?
Quand on ferme les urgences, il y a deux manières de procéder dans notre triste système actuel. Soit on ferme purement et simplement des sites comme le site de Luxueil par exemple. Soit on diminue les horaires d’accès comme pour Lure où on est passé de minuit à 20h30. La définition des urgences c’est 24h/24 avec des urgentistes. On continue d’appeler ça urgences avec la coordination parce que c’est plus simple aux yeux de la population mais ce ne sont plus des urgences, ce sont des centres de soins non programmés, il n’y a plus d’urgentistes. C’est pour ça qu’on se bat pour la réouverture des urgences 24h/24 et pour le maintien des SMUR dans lesquels il y a obligatoirement un médecin urgentiste. Quand les urgences ferment la nuit, c’est simple, les gens sont en difficulté. Ils doivent faire des kilomètres supplémentaires pour atteindre des urgences ouvertes la nuit. Dans mon secteur sous-vosgien, il faut aller sur Belfort-Montbéliard ou sur Vesoul, ce qui veut dire que toutes les zones des petites vallées vosgiennes sont de plus en plus éloignées des centres essentiels et donc ça conduit à des pertes de chances comme disent les médecins. S’il s’agit d’un grave accident cardio-vasculaire par exemple les chances de survie sont purement et simplement diminuées. Donc ces politiques de centralisation et de casse des services publics ont des conséquences concrètes sur les souffrances qui touchent les corps humains. C’est un drame pour ces gens qui payent les mêmes impôts que tout le monde, qui ont les mêmes difficultés et donc les mêmes droits que les autres ! Quand cette inégalité territoriale forte s’accumule avec les inégalités sociales de nos régions, on voit bien que ceux qui n’ont pas de réseaux ou de moyens sont laissés pour compte.
La Haute-Saône est-elle pour vous l’illustration parfaite de l’abandon de certains territoires français par l’État sur les questions d’accès à un soin médical digne ?
Bien sûr. Mais on n’est malheureusement pas les seuls. À Lure, on a vu les services fermer les uns après les autres, commissariats, services des impôts, poste, pompiers, lignes de trains… Tout est ratiboisé d’année en année. La conséquence c’est que les gens qui ont peur et qui ont des moyens vont habiter ailleurs. Dans un cas comme celui de la Haute-Saône qui se répercute sur 90% du territoire français, les gens quittent les petits territoires pour aller dans les grands. Ils viennent s’accumuler dans les villes avec les difficultés supplémentaires que l’on connaît sans avoir l’assurance de meilleurs soins à cause de la surcharge de patients. On assiste donc à la destruction organisée de nos territoires et oui la Haute-Saône est emblématique de ce phénomène. C’est comme pour la Nièvre, le Jura, l’Yonne également. Ce sont les quatre pires départements de Bourgogne-Franche-Comté. Ils sont parmi les derniers en France pour le nombre de médecins généralistes et de médecins spécialistes. On nous dit qu’il y a Dijon et Besançon mais quand on analyse les territoires autour de ces villes, c’est aussi dramatique que pour la Haute-Saône dans son ensemble. On pourrait citer Châtillon-sur-Seine, Montbard et un tas d’autres lieux de la Côte-d’Or pour montrer que c’est la même chose.
Une fois qu’on a dit tout ce qu’on vient de dire, comment vous réagissez quand vous entendez Emmanuel Macron dire à des responsables hospitaliers, je cite «ce n’est pas une question de moyens mais d’organisation» ?
On bondit, c’est lamentable, scandaleux et injurieux pour les gens. Je vais vous raconter une anecdote d’un copain responsable d’urgences dans l’un des grands centres hospitaliers de BFC sans citer son nom. Un soir il a appelé l’ARS de Besançon et il a dit «Voilà, je n’y arrive plus, c’est la nuit, je n’ai plus de personnel, on n’a plus de lits, qu’est-ce que je fais ?» . La responsable de l’ARS de l’époque lui a répondu «Attendez Monsieur c’est quand même à vous de vous débrouiller pour trouver les personnels». Donc il passait son temps au téléphone, un toubib, responsable d’urgences avec une forte conscience du service public qui essayait de faire au mieux. La deuxième fois il craque, il n’en peut plus, il rappelle la même personne de l’ARS et lui dit «Écoutez, je n’y arrive pas, je ne peux plus faire mon service d’urgences ici, aidez-moi !» et la dame lui a dit «Mais Monsieur, vous ne savez pas gérer, il serait peut-être temps de songer à changer de métier». C’est pour vous dire, que le Macron d’aujourd’hui, c’est le même que la responsable de l’ARS de l’époque. Ce sont des gens qui n’ont aucun scrupule, aucune humanité et qui surtout ne veulent pas prendre en charge le bien commun. On se dirige vers une catastrophe sanitaire qui ne va faire que s’agrandir et parler d’organisation quand on voit le budget alloué à la santé aujourd’hui, c’est absolument honteux de la part d’un Chef d’État.
Pour finir, je vais m’adresser à l’historien que vous êtes. En 2003, vous avez passé un DEA d’Histoire sur les Utopies libertaires. Quelle est votre utopie pour le monde de demain qui s’annonce quand même bien pourri ?
Mon utopie, c’est de renouer avec la vraie mutualité et avec la fédération des forces qui vont dans le même sens. C’est en finir avec la pensée capitaliste, la recherche du profit. Remettre en avant les causes nobles avec des moyens nobles, c’est-à-dire avec des gens qui autogèrent leurs moyens et qui sont maîtres de leur destin. Il faut arriver à une situation où les principaux intéressés sont ceux qui gèrent leurs propres services. Ils sauront le faire bien mieux que les dirigeants car ils savent de quoi ils parlent, quels seront les biens à préserver, ceux à mettre de côté et ceux à prioriser. Je ne comprends pas en tant qu’historien, comment on peut ne pas tirer les leçons du passé ? Comment on peut continuer à avancer bêtement en fonçant droit dans le mur alors que les analyses concernant les échecs, les difficultés, l’accroissement des inégalités sont patents ? Comment des politiciens osent encore ne pas prendre ces problèmes à bras le corps en continuant à sortir leur vulgate néolibérale ? Il y a véritablement des irresponsables dangereux au pouvoir depuis plus de 40 ans et je pense qu’il faudrait les juger pour l’irrespect total des populations qu’ils sont censées représenter et servir.
- Entretien écrit et réalisé par Léo Thiery, également publié sur Sparse.fr.