Le 26 mai 2019, Anne-Sophie Pelletier était élue députée européenne sur la liste France Insoumise lors des élections européennes. Cette ancienne soignante, propulsée sur le devant de la scène médiatique à la suite d’une grève de 117 jours menée dans son Ehpad des Opalines dans le Jura, s’est confiée pour le Monde Moderne. Elle tire son premier bilan au parlement européen et évoque la gestion de la crise sanitaire par l’exécutif, les politiques migratoires européennes ou encore ce fameux plan de relance de l’UE qui est loin d’avoir fait l’unanimité au sein de l’hémicycle.
Entretien réalisé le 09 octobre 2020.
En mandat depuis un an, quel bilan personnel tirez-vous de cette première année au parlement européen ?
C’est passionnant ! Au niveau du rythme de travail c’est intense et j’apprends énormément de choses. Je n’imaginais même pas que l’on traitait autant de sujets différents dans le parlement européen. Avant d’être élue, je pensais bêtement que l’UE était bien loin, qu’elle ne servait pas à grand-chose à part conduire des politiques d’austérité mais j’ai la chance de siéger dans des commissions dans lesquelles on traite des sujets qui touchent au quotidien des gens et ça c’est passionnant.
Ce monde politique vous était encore totalement inconnu avant l’élection européenne. Quelle image aviez-vous de cette sphère avant d’y entrer, était-elle fidèle à la réalité ?
Je n’avais pas forcément d’idée de la sphère politique avant d’y rentrer, j’étais en train de courir dans les couloirs d’un EHPAD et je n’avais pas le temps de m’y intéresser. Tout ce que je peux dire c’est que la sphère politique paraissait très loin et déconnectée des réalités et c’est vrai qu’au sein du parlement, il y a une partie des députés qui sont complètement déconnectés de la vraie vie, celle vécue par les gens qui triment du matin au soir pour des salaires qui ne sont pas à la hauteur du boulot qu’ils fournissent. Ce n’est pas le cas de tous mais oui bien sûr qu’il y a une part des députés qui sont hors-sol et qui n’ont pas compris qu’ils ne votaient pas pour eux-mêmes ni pour les lobbys mais pour ceux qui les ont élus. Parfois dans cette tour de verre qu’est le parlement européen on peut avoir tendance à s’enfermer facilement et si on ne se remet pas régulièrement dans le quotidien des gens alors on devient complètement hors-sol.
Vous venez de l’évoquer brièvement, on parle souvent de l’omniprésence des lobbys au sein de ce parlement, est-ce quelque chose qui vous a frappé lors de votre arrivée ?
Ça tombe bien que l’on en parle car à la France Insousmise il faut bien avouer que l’on n’est pas très très dérangés par les lobbys (rires), ils ne viennent pas beaucoup nous voir. Mais par exemple, la semaine dernière nous avions une séance plénière et il y a un lobby qui nous a envoyé une feuille de vote qu’ils avaient déjà pré-remplie. C’est assez intéressant à voir finalement car la feuille de vote avait totalement l’aspect d’une feuille de vote de quelqu’un de notre groupe etc… mais si vous y regardez de plus près c’est un lobby qui vous incite en toute détente à voter cela et qui en plus, pour vous faciliter la tâche l’a rempli à l’avance et donc vous n’avez plus qu’à la scanner et à l’envoyer. Honnêtement, c’est la première fois que je voyais ça depuis que je suis élue, mais dans certains groupes selon les votes, ces pratiques sont quasiment quotidiennes. Le lobbying au sein de ce parlement est complètement décomplexé, il fait partie des murs.
Au-delà des questions de santé publique dont nous allons parler par la suite, votre combat d’eurodéputé s’est aussi beaucoup porté sur la situation délétère de l’accueil des migrants en Europe. On le sait, la Méditerranée est le plus grand cimetière à ciel ouvert du monde, la Manche est en passe de le devenir et pourtant les dirigeants européens ferment tous les yeux sur cette catastrophe humaine permanente.
À quoi jouent les États membres en laissant mourir ces gens ? Voire en les précipitant vers une mort certaine comme on a pu le voir en Grèce où des garde-côtes ont ouvert le feu sur des canots de sauvetage pour les crever.
C’est une catastrophe ! Récemment je lisais un article de vos confrères de Libération sur les policiers grecs qui s’amusent à se faire passer pour des réfugiés afin de voir quelles sont les ONG qui s’occupent des réfugiés pour pouvoir mieux les verbaliser ou les arrêter. Dans le pacte asile et immigration, la fin de la criminalisation des ONG est clairement stipulée et est censée être actée donc en effet vous posez une question face à laquelle je n’ai pas de réponse : à quoi jouent les États membres et l’Europe ? L’Europe a poussé à cette situation que nous connaissons aujourd’hui. Les accords de Dublin ne sont pas une bonne chose car ça ne donne aucune possibilité aux réfugiés. Je veux juste rappeler que les exilés ne quittent pas leurs pays par plaisir et avant de faire ce qui s’apparente à une véritable chasse à l’Homme, comme à Calais, on ferait mieux de régler les causes des migrations car dans quelques années ce seront des réfugiés climatiques et actuellement ils n’ont pas de statuts. L’Union Européenne est en partie responsable de cette situation là que ce soit dans sa démarche prédatrice pour aller piller des matières premières à divers endroits du monde ou encore parce qu’elle a organisé le grand déménagement du monde en détruisant complètement certaines économies et en provoquant des guerres. L’UE est en partie responsable des départs et une fois que les gens sont sur le territoire européen et même lorsque c’est sur recommandation de la commission on voit bien que la crise de l’accueil est le fait des politiques migratoires menées par chaque État membre. Il n’y a aucune solidarité entre les États car ce sujet est éminemment politique. Dans le pacte asile et immigration on parle de répartition, du fait que chaque État membre doit prendre sa part, comme si tous ces gens n’était que du bétail, c’est répugnant et irresponsable.
Votre rôle sur ce genre de sujet est semblable à celui d’un lanceur d’alerte ?
C’est à la fois celui d’un lanceur d’alerte, c’est aussi celui de soutien et d’aide en tant que députée pour faire entendre la voix des associations, des ONG, parce que bien souvent elles sont criminalisées et que nous devons être des passerelles pour les faire entendre. C’est aussi, comme à Calais la semaine dernière, s’inscrire parfois dans des démarches de désobéissance citoyenne. D’ailleurs, l’arrêté interdisant la distribution de nourriture aux réfugiés à Calais a été prolongé jusqu’au 19 octobre et je suis désolée mais c’est une hérésie, ce n’est pas en affamant des personnes que vous allez faire baisser les tensions dans une ville.
Je ne vous apprends rien, 2020 a été et demeure encore le théâtre d’une crise sanitaire d’ampleur mondiale. Beaucoup ont critiqué une gestion de crise pitoyable et amateuriste du gouvernement Macron, à juste titre selon vous ?
Évidemment ! Moi je dis souvent que je suis une députée soignante ou une soignante députée ça dépend des moments et sincèrement la gestion de la pandémie par Emmanuel Macron a été une catastrophe. Très tôt avec mon équipe nous avons lancé une alerte sur ce qui allait se passer dans les EHPAD, nous étions persuadés que ça allait être une hécatombe, le sacrifice d’une génération et c’est ce qu’il s’est passé. Dans les hôpitaux, il y avait du tri de patients quoi que l’on en dise, les personnes âgées n’étaient pas prioritaires. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas sauver les jeunes – qu’on s’entende bien – mais si on n’avait pas organisé le démantèlement et la destruction de l’hôpital public depuis des décennies, on aurait pu soigner tout le monde. Si on fait le lien avec l’UE, hier, je prenais la parole en plénière pour alerter sur l’impact du Covid sur les soins de santé de longue durée et j’entends tous les jours au parlement que la santé n’est pas une compétence de l’union, mais sous pression de la commission, elle est devenue une variable d’ajustement des budgets nationaux, ce qui fait que depuis des décennies on ne voit plus la santé comme un bien commun à protéger mais comme une manne financière destinée à produire une rente. On s’attaque au nombre de lits, au nombre de soignants, au nombre d’hôpitaux sur un territoire et les gouvernants depuis des décennies ont fait de la santé le parent pauvre des budgets, ce qui fait que quand on a une pandémie comme celle d’aujourd’hui on se retrouve à faire avec les moyens du bord et à limiter la casse. Je ne supporte plus le discours d’Emmanuel Macron qui dit qu’à l’hôpital ce n’est pas une question de moyens mais d’organisation. Et bien NON, c’est d’abord une question de moyens car s’il vous manque des lits, des jambes et des bras vous n’avez absolument aucun moyen de vous organiser autrement.
En tant qu’ancienne aide-soignante, j’imagine que vous avez eu beaucoup d’échos de collègues ou de patients. Comment cette période a été vécue chez les professionnels de ce secteur déjà en crise bien avant l’arrivée de ce virus ?
Très mal. Grâce à la mobilisation des Opalines, il y a quand même eu de grosses grèves dans les EHPAD, et pourtant il n’y a pas plus de moyens, les soignants sont épuisés, il n’y a pas de protection, les soignants ont été infectés, il y en a un certains nombre qui sont décédés du Covid, alors les retours que j’ai sont terribles. Encore une fois la santé est la dernière roue du carrosse, on les applaudit à 20h mais quand ils vont dans la rue pour manifester ils se font réprimer par la police et sont seuls. Là, avec la deuxième vague qui pointe le bout de son nez, les soignants n’en peuvent tout simplement plus et le plus terrible c’est que les soignants qui se sont permis de dénoncer cette situation ont fait l’objet de mesures et de sanctions disciplinaires destinées à les faire taire. Le gouvernement devra rendre des comptes à un moment ou à un autre car il n’a pas été capable de gérer la crise, de protéger les soignants, les aînés, les familles mais aussi tous les invisibles comme le personnel travaillant dans les pompes funèbres ou les aides à domicile dont on a absolument pas entendu parler pendant cette crise.
Je souhaiterais revenir sur les établissements de santé privés dont on vient de parler. Cette sphère de santé privée, vous la connaissez très bien, vous avez écrit un livre dessus (EHPAD une honte française, Plon, 2019). Ce secteur génère une rentabilité financière absolument gigantesque et pourtant les investissements nécessaires à la protection des patients et des soignants ne sont jamais arrivés.
Là aussi nous en avons très peu entendu parler mais prenons l’exemple du groupe de santé privé Orpea dont le docteur Marian était l’un des dirigeants. Et bien quand il a vu ce qu’il se passait en Chine dans les EHPAD qui appartenaient à son groupe, il a aussitôt revendu toutes ses actions en bourse car il savait pertinemment que ça allait arriver en France aussi. Ces groupes comme Orpea qui ont des liens avec la Chine auraient dû mettre la main au portefeuille pour fournir le matériel de protection nécessaire aux soignants. Cependant, au lieu de dépenser, ils ont préféré attendre bien sagement que l’État s’en charge pour ne pas perdre une miette du gâteau qui rapporte un pognon de dingue sur le dos des soignants, des patients et des familles. Ces gens sont des profiteurs de guerre.
Depuis la rentrée, on a appris que plus de 40% des clusters se trouvaient aujourd’hui dans les écoles et les universités. On ferme les restaurants, les bars, les boîtes de nuits et globalement tous les lieux de divertissement mais les mesures dans la sphère éducative sont peu ou prou inexistantes. Vous êtes aussi et avant tout maman, comment vous jugez la gestion du gouvernement sur ce point précis ?
À titre personnel, j’ai eu très peur de remettre les enfants à l’école, que ce soit pour notre fille dans le secondaire ou pour notre fils à l’université. J’ai vraiment eu très peur et c’est encore le cas d’ailleurs. Cependant, je me suis rendue compte qu’avec les cours à distance pendant le confinement, les enfants n’étaient pas biens. C’est très rigolo d’être à la maison pendant les deux premières semaines mais ensuite ça ne l’est plus du tout et passer sa journée devant un ordinateur ce n’est pas ce qu’il y a de mieux non plus, donc c’est stressant mais c’est aussi important qu’ils y retournent. Pour ce qui est de la gestion du gouvernement sur ce point, honnêtement, je trouve que cette rentrée a très mal été anticipée. Je pense que pour les enfants qui sont au collège ou au lycée et qui portent des masques toute la journée ça ne doit quand même pas être évident. Nos enfants sont très courageux et patients, je ne suis pas sûre que l’on aurait tous supportés ce genre de choses et on peut bien dire ce qu’on veut sur la jeunesse mais sur tout ça elle est bien plus responsable que le gouvernement. Pour ce qui est du monde de la nuit et de la restauration, je suis très inquiète. Ce qui me frappe c’est la brutalité des décisions qui sont extrêmement soudaines et ascendantes. Si vous mangez, vous risquez moins d’attraper le Covid que si vous buvez un café à une table selon les mesures… À mon sens c’est incompréhensible, ces décisions sont brutales et on ne prend pas le temps de discuter avec les gens.
Le gouvernement a récemment annoncé son souhait de réformer la tarification des urgences en 2021. Il prévoit, dès janvier, l’instauration d’un ticket modérateur forfaitaire réclamé aux patients non hospitalisés dans la foulée. Le montant sera défini prochainement dans un arrêté, on entend parler de 18€ par endroit, de 25 à d’autres. Vous qui connaissez parfaitement les enjeux de désertification médicale et de renoncement aux soins, quel regard vous portez sur cette annonce ?
C’est une honte. Vous le savez, j’habite le Jura, département dans lequel on connaît une désertification des médecins généralistes et ce n’est pas un fantasme, il n’y a plus de médecins dans certains endroits en France. Revenons à des choses concrètes, vous tombez chez vous la nuit, vous avez besoin de points de suture, il n’y a pas de médecins, vous êtes obligés d’aller aux urgences, on va vous recoudre, vous n’allez pas être hospitalisé et donc vous devez payer ? On a déjà une partie de la population qui renonce à se faire soigner faute de moyens, on ne parle pas de gens qui font des soins de confort juste des gens qui veulent se faire soigner dignement et il y en a un certains nombre qui n’y arrive pas et c’est typiquement ce genre de décisions qui vont accroitre la détresse et la précarité sur ces problématiques. C’est honteux, on franchit un pas de plus vers la santé marchandise et l’hôpital entreprise. L’argument avancé par le gouvernement est le désengorgement des urgences, faux débat ! Vous vous rendez compte de l’idéologie dans laquelle on est ? Ça revient à dire : «Selon que vous soyez puissant ou misérable, vous serez soigné ou pas».
Un mot sur le plan de relance de l’Europe sur lequel comme d’habitude aucun parlementaire européen n’a été consulté. Annoncé comme spectaculaire par tous les médias généralistes et les sociaux démocrates, ce plan perd soudainement de sa superbe lorsqu’on analyse les chiffres et les conditions de plus près. Quelles ont été les discussions au sein des groupes parlementaires de gauche lors de son annonce au terme de 90 heures de discussions opaques ?
Du flan ! Au niveau de notre groupe il y a eu des discussions, bien sûr, mais nous étions quand même tous assez sceptiques. Je crois qu’il y a quand même des choses positives notamment vis-à-vis du soutien des régions et ça c’est important mais au final c’était surtout beaucoup de bruit pour pas grand-chose. On a entendu partout que c’était génial, que l’on avait négocié un super accord avec l’Allemagne, que la mutualisation des dettes était du jamais vu or tout cela est faux. Entre les subventions remboursables et les pays frugaux qui refusaient de payer c’était quand même laborieux et on a assisté à une communication malsaine car il faut être honnête avec les gens.
Nous nous étions rencontrés il y a un an lors de votre investiture pour un autre entretien et vous m’aviez confié ne pas vous faire trop d’illusions quant à votre réelle capacité à changer les choses dans ce parlement au fonctionnement si peu démocratique. Qu’en est-il aujourd’hui ? Est-ce que vous réitérez ce constat ?
Je vais être très honnête, on aurait fait cet entretien hier je vous aurais dit «Oh non quand même on peut faire des choses». Aujourd’hui je vous répondrais plutôt «Ça dépend sur quoi». Je vous donne un exemple très simple ; aujourd’hui on avait une réunion de rapporteurs et rapporteurs fictifs sur le rapport de David Cormand qui invite à avoir un marché unique qui pense au consommateur. C’est très intéressant parce que dans ce rapport on parle de droit à la réparabilité, on parle d’encadrement des pièces détachées pour permettre aux gens, par exemple, de réparer leurs machines à laver plutôt que d’en changer directement. On parle également du danger des publicités frauduleuses ou ciblées sur des publics vulnérables comme les enfants par exemple. Ce rapport n’est absolument pas législatif, il n’a aucune vocation à légiférer, c’est seulement un rapport qui demande à la commission de réfléchir sur ces sujets-là donc ce n’est quand même pas révolutionnaire. Mais on a quand même des groupes comme le BPE ou comme ECR qui refusent catégoriquement le débat. On a ces groupes qui votent la loi climat mais quand vous leur parlez de marché moins impactant sur le plan social et environnemental, quand vous leur parlez de produire autrement, alors il n’y a plus personne et ils ne veulent pas en entendre parler. Donc le parlement européen, est-ce qu’on peut y faire des choses ? Oui. Est-ce qu’on en gagne ? Ça arrive. Est-ce que je continue à y croire ? Oui mais pour cela il faut que les forces d’opposition s’inversent et ça ne dépend que du citoyen.
Récemment, dans un post Facebook l’eurodéputé Younous Omarjee rendait hommage à ses nouveaux collègues députés dont vous faites partie, en louant leur adaptation fulgurante. Est-ce qu’aujourd’hui après un an de mandat vous vous sentez totalement à votre place dans cette institution ?
Non, il y a toujours la question de la légitimité qui se pose. Je crois que je n’ai pas encore réalisé que j’étais devenue députée européenne, je suis toujours dans le fonctionnement d’une soignante qui gagnait 1200€ par mois en réalité. J’ai toujours dit à mes proches «si jamais je n’ai plus les pieds sur terre, n’hésitez pas et mettez-moi un coup de pied au derrière» et à ce moment-là ils me diront «rappelle-toi d’où on vient» mais je ne suis pas inquiète pour ça. Je crois que la légitimité du vote, évidemment je la connais, mais la légitimité personnelle, c’est-à-dire me demander si c’est vraiment ma place, si je suis à la hauteur et si je vais y arriver, ça ce sont des questions que l’on se pose tous les jours.
- Entretien écrit et réalisé par Léo Thiery