Depuis plusieurs semaines maintenant, une profonde crise sévit du côté de la cité phocéenne sur fond de conflit entre les supporters du club de football olympien et sa direction. En cause – entre autres – une tentative dissimulée de dissolution des emblématiques groupes de supporters ultras qui font vibrer toute une ville à l’unisson depuis des décennies. Un projet inacceptable pour tous les supporters, habitants et élus, parmi lesquels, Jérémy Bacchi, sénateur PCF des Bouches-du-Rhône. Il adressait à ce sujet le 16 février dernier, une lettre ouverte au président de l’OM pour lui faire part de son indignation. Abonné en virage sud au stade Vélodrome depuis 25 ans, il s’est livré pour Le Monde Moderne sur la situation en cours, le bouillant projet «Agora OM», la criminalisation des supporters hooligans en France et en Europe ou encore sur l’abjection capitaliste qui régit les lois du football professionnel contemporain.
Entretien réalisé le 19 février 2021
L’OM connaît une situation dramatique depuis plusieurs semaines maintenant. On a tous en tête les images des supporters qui ont mené cette action violente à la Commanderie (centre d’entraînement de l’OM, ndlr) il y a 3 semaines. Comment a t-on pu en arriver à cette situation selon vous, dans une institution comme l’Olympique de Marseille ?
Je pense que c’est en réalité plusieurs facteurs qui jouent évidemment. Tout d’abord des résultats sportifs qui sont un peu en berne depuis l’automne dernier avec un début de saison plutôt enthousiasmant par ailleurs. On se mettait même à rêver, alors évidemment de ligue des champions, mais peut-être même plus avec les matchs en retard que nous avions. Cette situation de crispation est aussi corrélée à des déclarations, notamment de la direction du club. Notamment au mois de décembre sur le fait qu’il y aurait trop de marseillais et de marseillaises au sein des salariés du club, trop de passionnés avec l’idée sous-jacente qu’on ne pourrait pas être professionnel dans son travail et être un supporter de l’OM. Évidemment dans une ville comme la nôtre, ce sont des déclarations qui ont du mal à passer parce que pour le coup, historiquement, le club a déjà gagné des titres et a eu de gros résultats avec des passionnés à la tête du club. Je considère donc, comme l’ensemble des marseillais, que c’est un faux problème et tout ceci a contribué je crois, à mettre encore un peu plus le feu aux poudres. Malheureusement, loin de calmer et de temporiser les choses, on a une direction qui a continué à agiter le chiffon rouge tout au long du mois de janvier. C’est une situation dramatique, aussi bien pour le club parce que ça impacte les résultats sportifs, mais aussi pour l’image de la ville et c’est profondément regrettable.
J’ai pas mal discuté avec des ultras ces derniers jours, et ce qui ressort beaucoup c’est que Jacques-Henri Eyraud et son collège Hugues Ouvrard – connu pour ses tweets pro-PSG lors de son arrivée – sont des «technocrates qui ne vibrent absolument pas à l’unisson de la passion marseillaise» mais qui sont là pour faire de l’argent. Est-ce que pour vous aussi la direction manque de respect à l’institution olympienne ?
Elle manque de respect, mais pas qu’à l’institution. Elle manque tout simplement de respect aux marseillais et aux marseillaises, ça a été vécu comme ça par la majorité des supporters et des salariés du club. Considérer que parce que nous sommes supporters de l’OM, nous ne pourrions pas être des professionnels efficaces, on sent quand même un petit relent de parisianisme à l’égard des provinciaux, on ne va pas se mentir. C’est évidemment inacceptable et je crois que beaucoup de marseillais ont été meurtris par ces propos, au-delà même des supporters du club.
La rupture est donc largement consommée entre les supporters et la direction et le club a décidé de réagir suite aux violences survenues le 1er février à la commanderie en annonçant un projet qui fait énormément réagir. C’est le projet Agora OM. Alors officiellement, c’est une grande campagne de concertation destinée à – je cite – «encadrer le fonctionnement des groupes de supporters déclarés». Sur le site du club, on peut lire que «ce projet permettra à tous les amoureux du foot et de l’OM, familles, enfants, de se réapproprier le terme de supporter pour que celui-ci ne soit plus capté par des bandes violentes».
Beaucoup y voit une tentative pure et simple de dissoudre dans l’ombre les ancestraux groupes de supporters qui font la ferveur du Vélodrome depuis des décennies. C’est l’objet de la lettre ouverte que vous avez écrit au président de l’OM, Jacques-Henri Eyraud (à lire en bas de page). Qu’est-ce qui vous a poussé à entreprendre cette démarche et est-ce que vous pouvez revenir plus en détail sur ce projet Agora qui fait tant parler ?
Je crois que concernant le projet Agora personne n’est dupe, c’est un projet qui ne dit pas son nom. Les termes que vous évoquez sont assez parlants d’eux-mêmes, on a de la part de la direction du club une volonté d’aseptiser le stade Vélodrome. L’idée est d’opérer un changement sociologique de supporters au stade. Je le disais d’ailleurs dans ma lettre ouverte au président Jacques-Henri Eyraud, en réalité «vous souhaitez transformer les supporters en spectateurs» et je crois que la nuance est de taille. Ce qui fait la force de notre ville et de notre club en réalité c’est d’avoir des gens passionnés et avec de la ferveur, avec les bons et les mauvais côtés que cela comporte. Il y a un état d’esprit dans cette ville que nous ne retrouvons que dans peu, voire aucune autre ville en France. Jacques-Henri Eyraud a décidé de s’attaquer frontalement à cela. Dans quel but ? Je n’en ai aucune idée. Certains subodorent que c’est pour préparer une vente potentielle du club, comme l’a fait Leproux à l’époque au PSG avant la vente aux Qataris. Je suis réservé là-dessus car je n’en sais rien mais je considère que le sport, et le football a fortiori, est un sport populaire, encore plus dans une ville comme la nôtre. Si par la volonté de quelques individus, l’immense majorité des marseillaises et des marseillais ne peut plus se retrouver au stade Vélodrome pour exprimer leurs joies et leurs déceptions, ça posera de graves problèmes pour la ville dans son ensemble mais aussi des tensions bien plus importantes entre les supporters et le club. Je crois que ce projet est aux antipodes de ce que nous portons, à savoir un sport populaire, de passion et de soutien d’une ville à un club. Je le dis d’autant plus que c’est précisément cette passion qui attire les investisseurs et les présidents de clubs. Mc Court (actionnaire majoritaire de l’OM ndlr) quand il achète l’OM, il le fait précisément car il y a une passion autour de l’OM, il y a des supporters et il y a les retombées marketing qui vont avec. Il ne choisit pas de racheter Monaco, avec tout le respect que j’ai pour Monaco. Aujourd’hui, une fois qu’ils ont ça, ils voudraient le beurre et l’argent du beurre en quelque sorte. Ils voudraient qu’il y ait la même passion et les mêmes retombées économiques mais avec une sociologie différente, avec un stade plus aseptisé, avec moins d’animation, de tifos et de drapeaux et un public beaucoup plus familial. Mais je suis désolé, moi qui suis abonné au stade Vélodrome depuis 25 ans, je considère que c’est un public familial qu’il y a au stade Vélodrome. Il suffit de se balader en virage ou en tribune pour s’en rendre compte. Je commençais à aller au stade, j’avais 10 ans, et je n’y allais pas seul, c’était en famille. Ils créent donc des oppositions là où en réalité il n’y en a pas.
Est-ce qu’on peut parler d’une forme d’inconscience de la part de la direction du club au moment d’initier ce projet lapidaire dans ce contexte épidémique particulièrement compliqué ?
Je ne sais pas si c’est inconscient ou pas, en tout cas j’ai du mal à comprendre où ils veulent en venir. Hypothèse 1 : ils préparent le terrain à une future vente et à ce moment-là, ils s’en foutent de mettre le feu aux poudres. Hypothèse 2 : ils ne préparent rien et à ce moment-là, ça relève un peu de l’inconscience, ou alors ils font ça précisément parce qu’il n’y plus de supporters au stade cette année. Je pense que si tous les samedis ou les dimanches soirs, le stade était plein, ce serait une autre histoire. Dans un moment où nous avons besoin de faire redescendre la pression, mais aussi de redonner à ce club des résultats sportifs et de fédérer, force est de constater que la direction du club a choisi la plus mauvaise des manières.
Depuis des années, les supporters de football sont les cobayes du fichage et des privations de liberté. Assignation à résidence, obligation de pointer au commissariat les jours de match, interdiction de stade et de déplacement, infiltration des RG, garde à vue préventive et illégale, acharnement politico-judiciaire. Est-ce que ce projet Agora OM s’inscrit selon vous dans cette longue tradition de stigmatisation et de répression des mouvements hooligans en France ?
Clairement, mais je crois que ce n’est pas uniquement sur les mouvements hooligans, c’est bien plus profond que ça. Si ce genre de politique ne concernait que les gens qui ont commis des crimes et des délits, bon à la rigueur, la justice il faut qu’elle se fasse et elle se fait. Là, on stigmatise l’ensemble des supporters en prenant des mesures préventives qui ne sont en rien des mesures de sécurité publique, il ne faut pas exagérer. Aujourd’hui, les supporters de l’OM ne posent aucun problème de sécurité publique. Tout ceci émane d’une volonté de changement sociologique des supporters pour essayer d’augmenter les ventes et les bénéfices marketing et merchandising. Leproux c’est ce qu’il a fait au PSG, en Angleterre, c’est ce que d’autres clubs ont fait aussi ou ont tenté de faire. On voit bien que c’est un mouvement d’ensemble. Je crois que c’était à l’époque dans les années 2000, Michelle Alliot-Marie qui avait pris les premières mesures pour restreindre un certain nombre d’animations dans les stades. On voit bien que dans le football – qui brasse des centaines de millions d’euros par an en France – c’est assez insupportable pour ces grands patrons de clubs, de chaînes télés ou autres, d’avoir des gens du peuple dans les stades, qu’ils ne maîtrisent pas et qui ne consomment peut-être pas à hauteur de ce qui pourrait être consommé, si c’était d’autres types de publics. Le volet répressif à mes yeux est un prétexte à une mutation sociologique des supporters, pour les transformer en consommateurs et en spectateurs. C’est ça la réalité. Je le disais encore sur Public Sénat dans la semaine, on parle des incidents à la Commanderie – qui sont évidemment regrettables – mais la question que je me pose, c’est à qui profite le crime ? Ça ne profite ni aux supporters, ni au club, ni à l’image de la ville. En revanche, j’observe une direction du club qui se saisit de ces événements-là pour justifier un projet, qui n’a pas pu être pondu en 48 heures par le président Eyraud. Ce projet, ils le justifient par les incidents qu’il y a pu avoir mais c’est évident que ça fait un certain nombre de mois voire d’années qu’il est dans les tuyaux. Au final, ils créent les conditions d’un débordement pour ensuite justifier une politique de mutation en interne. C’est ça qui est insupportable !
Je m’éloigne volontairement du sujet mais par extension, est-ce que cette répression envers les supporters peut anticiper et illustrer le régime de répression, de surveillance et de discrimination des citoyens que voudrait instaurer un projet de loi comme celui dit de Sécurité Globale ?
Vous le disiez tout à l’heure, les supporters de football ont été des cobayes sur les privations de libertés. Je n’ai pas d’autres exemples aujourd’hui, de citoyens obligés de pointer au commissariat les soirs de match, pour prouver qu’ils ne sont pas au stade ou en déplacement à l’extérieur. C’est quand même en terme de privation de libertés individuelles assez impressionnant voire dramatique. On voit bien qu’il y a une dérive, pas que sécuritaire mais de restriction des libertés individuelles et collectives qui est de plus en plus grande dans le pays. Là encore on prend souvent prétexte sous couvert de lutte – légitime d’ailleurs – contre le terrorisme ou encore des violences en marge des manifestations Gilets Jaunes pour toujours plus restreindre les libertés. Sauf qu’en réalité on se rend compte que ça ne fait pas baisser la violence mais au contraire ça l’exacerbe car il y a ce sentiment d’injustice qui se voit renforcé avec une colère qui grandit. La réponse apportée par les pouvoirs publics sur ces questions est aux antipodes de ce qui devrait être.
Est-ce que le rôle d’un élu, c’est aussi celui d’être une sorte de garde-fou institutionnel et de lanceur d’alerte sur ce type de dossier et de sujet ?
Je n’utiliserais pas le terme de lanceur d’alerte, nous sommes des responsables politiques, c’est à nous de voter la loi en tous cas pour le parlementaire que je suis. C’est donc encore plus qu’un lanceur d’alerte, c’est à dire qu’on doit s’exprimer et on doit nous entendre parce qu’on est les garants de ce qui va être mis en oeuvre dans le pays dans les années à venir. Vous parliez à l’instant de la PPLSécurité Globale, je considère pour le coup qu’il s’agit d’une très grave restriction des libertés individuelles et collectives pour les individus évidement mais aussi pour les journalistes. Quand on imagine que maintenant selon Darmanin, les journalistes auraient besoin d’une accréditation pour couvrir des manifestations revendicatives, j’ai envie de vous répondre que même dans certaines dictatures du monde, nous n’en sommes pas encore à ce niveau. Il faut quand même mesurer ce que cela signifie quand un ministre de l’intérieur dit ce genre de choses. Il y a un glissement progressif qui fait que finalement avec le contexte sanitaire, on s’accommode de restrictions de libertés qui sont extrêmement graves pour l’ensemble des concitoyens de ce pays.
En plus des groupes de supporters marseillais, on a vu une multitude d’élus marseillais monter au créneau face à ce projet Agora, le maire lui-même Benoit Payan, Samia Ghalli maire adjointe de Marseille, ou encore Alexandra Louis députée LREM. Certains y voit un opportunisme électoraliste. Que répondez-vous à cela ?
Écoutez-moi, je répondrai pour moi et pas pour les autres évidemment. Ça fait 25 ans que je suis abonné au stade Vélodrome, que je suis abonné en virage sud chez les South Winners (groupes de supporters ultras déclarés ndlr). Je n’ai pas attendu d’être un responsable politique pour être un passionné de mon club et de ma ville. À l’époque j’avais 10 ans, donc autant vous dire qu’à l’époque, je n’imaginais pas finir sénateur ou responsable politique. Donc en termes de calcul, soit je suis un visionnaire de génie (rires) soit on peut me laisser le crédit d’être un vrai supporter de l’OM. Ensuite l’autre aspect, c’est ce paradoxe qui consiste à reprocher aux politiques d’être déconnectés des préoccupations ou des sujets dits «populaires» et quand il y a un responsable politique qui intervient parce qu’il a une sensibilité particulière sur ces sujets-là, certains le taxent de démagogue. Mais c’est normal, c’est aussi ça la vie politique. D’ailleurs l’immense majorité des réactions et des courriers que je reçois à ma permanence sont plutôt des mots de remerciements chaleureux qu’autre chose.
D’anciens grands noms du club sont également entrés en résistance face à ce projet jugé indécent. C’est le cas d’Eric di Meco (vainqueur de la LDC avec l’OM en 93) pour qui la seule solution est le départ des dirigeants marseillais. Vous partagez cet avis ?
Je crois qu’il y a une relation de confiance qui a été rompue et je crois que la ligne rouge a été franchie. J’ai du mal à imaginer aujourd’hui – malgré un recul éventuel du club sur le projet Agora OM – qu’une relation de confiance puisse se renouveler. À mes yeux, celui qui cristallise le plus de tensions aujourd’hui c’est Jacques-Henri Eyraud, et je pense que dans ces conditions, il est compliqué de travailler de concert avec les salariés et les supporters dans les mois à venir.
Concrètement, si le club va au bout de cette démarche de dissolution des groupes de supporters : qu’est-ce qui est à craindre ?
Je me refuse à l’imaginer, je le dis clairement et ce n’est pas pour éviter votre question. J’ai du mal à imaginer un président de l’OM avec l’unanimité de la population marseillaise contre ce projet-là, y compris des pouvoirs publics. Moi je considère que quand vous avez le Maire de Marseille, le président du département et un sénateur qui interviennent pour dire «on condamne fermement ce projet», je suis désolé mais c’est quand même une sacrée pierre dans le soulier de Jacques-Henri Eyraud. Je ne l’imagine pas en capacité d’aller au bout de cette démarche et en tout cas, il nous appartient de mettre son projet en échec.
Beaucoup de rumeurs de revente du club fusent ces derniers temps, mais il y en a quand même une qui paraît très crédible. La source (Tibaut Vezirian) indique que la société pressentie pour débarquer du côté de la Commanderie se nomme Kingdom Holding Company. Elle serait détenue par le milliardaire saoudien Al-Walid Ben Talal Al Saoud. Emmanuel Macron, très proche de Jacques-Henri Eyraud serait même intervenue dans les négociations selon cette même source. Le club a démenti ainsi que l’Élysee mais on sait que cette démarche de démenti est quasi systématique dans le cadre des reventes de clubs.
Avez-vous des informations à ce sujet, et quel est votre avis sur un potentiel rachat du club par un magnat émanant du golfe ? J’imagine qu’entre le sportif et le politique votre réflexion est tiraillée.
Pour répondre à la première partie de la question, non je n’ai pas d’infos, je m’en excuse, mais s’il y a des négociations, je ne suis pas convié à la table des débats. Pour le reste, il n’y a pas de tiraillement entre le responsable politique que je suis et le supporter. Je pense que le football est malheureusement – en tout cas je le regrette – une industrie et pas simplement un sport de passion. Il y a un système capitaliste qui fonctionne dans le football encore plus que dans n’importe quel autre milieu de la société aujourd’hui. Donc que ce soit un propriétaire américain, russe ou émirati qui rachète le club, la philosophie même de ces personnes, c’est soit de se faire un nom, soit de se faire de l’argent, soit les deux. Là où je serai attentif depuis ma fonction de responsable politique mais aussi en tant que supporter c’est la philosophie du repreneur quant à l’histoire et à l’âme du club. On est à Marseille plus que n’importe où ailleurs sur un club profondément populaire et qui de ce fait est aussi la propriété de ses supporters. Je serai donc attentif quant à cette volonté de faire avec les marseillaises et marseillais et de faire avec les supporters c’est-à-dire pas comme ce qu’on voit actuellement avec le projet Agora OM.
Pour prolonger cette question, j’aimerais avoir votre sentiment aujourd’hui sur cette difficulté – ou non d’ailleurs – à conjuguer amour du football et convictions politiques, quand on est un homme de gauche et qu’on voit la déchéance et l’abjection capitaliste à laquelle se livre cette sphère sportive depuis la fin des années 80.
Je pense et je suis pour qu’il y ait des régulations dans le sport et encore plus dans le football mais cela nécessite d’avoir un règlement et une législation internationale. On a aujourd’hui une dérive financière très grave dans le football et son modèle économique atteint presque ses limites. On l’a vu avec l’affaire Mediapro en France mais le football est pour moi – un peu à l’image de la crise des subprimes de 2008 – une sorte de grande bulle qui va un jour éclater. Le problème, c’est que les perdants seront les amoureux du foot et non pas les grands patrons qui sont aujourd’hui à la tête des clubs. Ça nécessite donc selon moi des régulations internationales. Comment imaginer que l’on puisse transférer un joueur 200 ou 250 millions d’euros aujourd’hui ? C’est incompréhensible pour l’immense majorité des gens et y compris des amoureux du football. Seulement si la France seule prend des mesures de limitations à ce niveau-là, vous comprenez bien que la France et le championnat français seront moins compétitifs et attractifs à l’échelle européenne et mourront à petit feu sans avoir changé l’industrie du football. Les instances européennes doivent y réfléchir car il existe d’autres modèles. Regardez aux États-Unis par exemple avec la MLS (championnat américain ndlr). On ne peut pas reprocher aux États-Unis d’être un pays profondément marxiste ou de gauche, mais sur les questions de l’encadrement des montants de transferts ou de la masse salariale, c’est un des rares pays au monde à avoir des règles extrêmement strictes à ce niveau. Il faut que l’on puisse avoir ces réflexions au niveau européen et mondial pour que l’on puisse réguler le football et le rendre aux populations pour arrêter d’en faire des entreprises anonymes à but lucratif.
Dans un article que j’avais écrit sur la crise de Mediapro, je rappelais la fuite en avant économique qui caractérise le monde du football professionnel contemporain. Pour donner un ordre d’idée sur la période 1984-2001, Canal + déboursait environ 230 millions d’euros par an pour diffuser les compétitions professionnelles, aujourd’hui on tourne à un peu plus d’un milliard d’euros soit une hausse d’environ 330%. On reste des petits joueurs à côté de l’Angleterre qui tourne autour de 10 milliards de livres annuels. Est-ce que ce modèle économique de prédation rentable mène la magie du football vers une mort certaine ? Je pense notamment au football amateur sur lequel vous vous êtes récemment exprimé au Sénat.
Bien sûr, car nous sommes comme vous le dites très justement, dans une forme de fuite en avant, qui, de toute façon connaîtra ses limites. Sur la question des droits télé, on est dans cette fuite en avant, on le rappelait avec Mediapro et cette incapacité à rentabiliser les sommes injectées. Vous comprenez bien que quand vous injectez 900 millions à 1 milliard d’euros pour acquérir des droits télé, il vous faut plus d’abonnés que le pays ne compte d’habitants, donc la rentabilisation du modèle économique devient extrêmement compliquée dans ces conditions-là.
Ensuite, sur le sport amateur effectivement, on avait la taxe Buffet qui avait été mise en place par l’ancienne ministre des sports Marie-George Buffet, qui devait permettre qu’une infime partie des recettes des clubs professionnels puisse profiter au football amateur. Aujourd’hui, avec les conditions liées à la crise sanitaire et au scandale Mediapro, ces taxes ne sont mêmes plus reversées au football amateur. C’est profondément dommageable parce que c’est aussi ça le vivier des clubs professionnels, car on a aussi dès le plus jeune âge des centres de formation dans le football amateur qui peuvent permettre une pratique très large du football dans le pays.
Justement, que pensez-vous de la gestion de la crise Covid dans le football amateur ?
Je me réjouis de la reprise du championnat de National 2 annoncée hier. Mais là encore, j’avais interpellé la ministre des sports Roxana Maracineanu sur le sujet. Comment imaginer que les clubs professionnels aient pu continuer à s’entraîner et à jouer en compétition, sans aucun protocole pour les entraînements, etc… et qu’on ait imposé à partir de la N2 et pour tout le football amateur, l’arrêt de toutes les compétitions ? Vous comprenez bien qu’il y a deux poids deux mesures sur un même sport et sur une même pratique, alors qu’il n’y a pas plus de raisons d’interdire le football amateur que le football professionnel, si ce n’est évidemment l’argent. Tout ceci accentue la distorsion entre football amateur et football professionnel. Pour la première fois de l’histoire, on a une dizaine de clubs qui ont refusé de participer à la Coupe de France, considérant que les conditions physiques de leurs joueurs n’étaient pas garanties pour affronter des clubs qui eux, avaient continué à jouer durant tout ce temps. Tous ces éléments contribuent à tuer le football amateur et par la même, à scier la branche sur laquelle le football professionnel est assis.
Je terminerai en m’adressant au fan de foot et non au sénateur. Un prono pour OM-Nantes demain après-midi ?
Écoutez-moi, je ne suis pas très bon en pronostic (rires). Je vais vous faire une réponse de supporter de l’OM. Je dis toujours à mes amis et à mon frère «quand tu es supporter de l’OM, ne parie jamais sur l’OM, car on n’est pas objectifs et on n’est pas bons !» Je vous dirai donc une victoire, à coup sûr, en tout cas c’est plutôt l’espoir que je nourris, qu’un avis véritablement éclairé de pronostiqueur.
- Entretien écrit et réalisé par Léo Thiery.
La lettre ouverte de Jérémy Bacchi adressée à Jacques-Henri Eyraud le 16/02/21 :