Saddam,
Il y a 10 ans, la vidéo de ta pendaison tournait en boucle dans le monde entier. Je me souviens avoir ressenti un énorme malaise en la voyant.
Certes, un dictateur responsable de milliers de morts et d’emprisonnements arbitraires était enfin arrêté de nuire. Pourtant l’image d’un vieux monsieur avec une corde autour du cou qui implorait Allah et à qui des gardes encagoulés répondaient Moqtada al-Sadr, chef de milice irakien symbolisait le pire… Le pire à venir mais aussi le pire de nos sociétés occidentales.
13 ans après sa libération providentielle, l’Irak est un champ de ruines. Au niveau politique, la majorité chiite affronte les combattants de l’État islamique notamment composés de tes anciens généraux aguerris à la connaissance du territoire et aux renseignements militaires, mais elle est également ravagée par la corruption et les luttes intestines entre clans.
Je sais le sujet t’importe peu mais les conditions de vie de la population irakienne sont dramatiques. En parallèle des massacres et violations des droits de l’Homme de la guerre civile, celle-ci est confrontée à une pénurie d’eau potable, de logements, de soins de santé et d’énergie, un comble pour un des pays les plus gorgés de pétrole au monde…
La situation n’était pas vraiment meilleure au temps de ta gloire et mon propos n’est évidemment pas de te réhabiliter. Je tenais juste à te montrer que toi aussi, tu n’as été qu’un instrument de stratégie politique, comme ton voisin Bachar.
Pendant plusieurs décennies, la puissance américaine était ton alliée. D’après des documents déclassifiés de la CIA publiés en 2013 par The Foreign Policy, non seulement celle-ci était au courant dès 1983 que tu menais des raids chimiques à l’encontre de la population iranienne mais elle t’aurait même fourni en 1987 des renseignements capitaux pour les faciliter. Arme que tu retourneras quelques mois plus tard contre les centaines de milliers de kurdes irakiens, partisans de Téhéran.
Des motifs légitimes de te traîner devant les tribunaux internationaux, Georges W. Bush et Tony Blair en avaient des dizaines. Comme le souligne le rapport Chilcot publié au printemps, les deux compères ont pourtant préféré mensonges et démagogie pour justifier l’invasion de ton pays en 2003, puis ont laissé faire la logique de vengeance de tes ennemis d’hier en cautionnant un jugement expéditif qui te ferait taire à jamais.
En 2015, le site VICE publiait le rapport déclassifié de 2002 sur la menace irakienne. On découvrait alors qu’en lieu et place de la menace imminente décrite en 2002, les services de renseignements indiquaient alors que «l’Irak avait rénové une usine de fabrication de vaccins et détenait toujours des stocks de certains gaz dangereux (comme le sarin), mais qu’il n’y avait pas d’autres indices laissant supposer que Bagdad avait relancé un éventuel programme d’armes biologiques».
Ces arrangements avec les faits sont aujourd’hui étayés par la parution du livre de John Nixon, le premier analyste de la CIA à t’avoir interrogé après ton arrestation. Qu’importe que 3000 soldats américains soient morts pour une guerre aux origines obscures.
De complice, tu devenais le coupable idéal d’une guerre contre le terrorisme, qui ne savait pas par où commencer. Et toi, tu étais le point d’entrée de la dernière grande action néo-coloniale dans la région, au nom de l’idéal démocratique et non pas des concessions pétrolières. Selon les mots de Tony Blair, les responsables anglais et américains ont eu la volonté de redéfinir la géopolitique mondiale : «This is the moment when you can define international politics for the next generation : the true post-cold war world order». Le même Tony Blair avait même proposé la création d’un fond sous le contrôle de l’ONU pour s’assurer que les revenus du pétrole reviendraient bien au peuple irakien une fois ta tête mise sur un pic.
Quelle belle réussite ! Dix ans plus tard, ces nouveaux maîtres du monde qu’étaient le Royaume-Uni et les États-Unis se retrouvent plus affaiblis que jamais. Le Brexit a fini d’enterrer les volontés internationales d’une vieille puissance coloniale fatiguée et l’élection de Donald Trump fait de la première puissance nucléaire mondiale, une presque vassale de la Russie de Vladimir Poutine.
D’ailleurs aujourd’hui, les nouveaux patrons n’ont pas convié les alliés d’hier pour régler à huis-clos le bain de sang syrien : Turquie, Iran et Russie se sont suffis à eux-mêmes pour partager les cendres du bûcher.
Grâce à l’impréparation de la coalition, Daesh a pu voir le jour et prospérer sur les cendres du régime, mais la théorie des faucons de Washington a fonctionné à merveille, produisant la chute des dictatures arabes en un printemps des révolutions populaires, très vite récupérées par les Frères Musulmans et les Islamistes.
Mais ne t’inquiète pas, tu as su faire des heureux en disparaissant. Le plus grand bénéficiaire des travaux de reconstruction en Irak a été KBR (Kellogg, Brown & Root), une division du géant américain Halliburton, qui à ce jour a obtenu des contrats en Irak pour un montant de plus de 17 milliards de dollars, dont 7 milliards pour reconstruire l’infrastructure pétrolière irakienne. Bechtel, le conglomérat américain, BearingPoint, le groupe consultant qui a conseillé l’élaboration de la nouvelle législation pétrolière de l’Irak, et General Electric. Selon le Centre pour l’intégrité publique, basé aux États-Unis, 150 entreprises américaines ont remporté des contrats en Irak pour plus de 50 milliards de dollars.
Concernant le pétrole, c’est une autre histoire. Les irakiens tiennent à leur or national et malgré la pression des firmes étrangères et les contrats locaux alloués par la région du Kurdistan, depuis 2007, les discussions de partage de revenus sont lentes et les pétroliers étrangers restent frileux à investir dans les champs de pétrole.
Depuis ta mort, Tony cherche un nouveau job sans trop de succès, Georges joue au golf et Ben Laden a lui aussi disparu. Ces dix dernières années, tu n’as manqué à personne, sauf quelques nostalgiques qui regrettent la relative sécurité dans laquelle ils vivaient sous ton joug. Et ils sont nombreux.