Georges Soros est un financier milliardaire, devenu célèbre pour ses activités de spéculation sur les devises et les actions, qui ont marqué l’histoire des bourses de valeurs. Il a ensuite développé des activités de philanthropie. À l’origine des hedge funds apparus dans les années 1970, il est l’homme qui a «fait sauter la banque d’Angleterre» en 1992 en spéculant pour que la livre sterling sorte du Système Monétaire Européen. Le fond d’investissement Quantum Group of Funds qu’il conseille est domicilié dans le paradis fiscal de Curaçao. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont «The tragedy of the EU : disintegration or revival ?»
Les sociétés ouvertes sont en crise, et diverses formes de sociétés fermées – des dictatures fascistes aux États mafieux – ont le vent en poupe. Parce que les dirigeants élus n’ont pas su répondre aux attentes et aux aspirations légitimes des électeurs, les peuples sont désenchantés par les versions actuelles de la démocratie et du capitalisme.
New York – Bien avant que Donald Trump n’ait été élu président des États-Unis, j’ai envoyé un message de voeux à mes amis : «Ces temps ne sont pas ceux du «business as usual». Je vous souhaite le meilleur dans un monde troublé». Maintenant, je ressens le besoin de partager ce message avec le reste du monde. Mais avant que je le fasse, je dois vous dire qui je suis et ce que je représente.
Je suis un juif hongrois de 86 ans qui est devenu un citoyen américain après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. J’ai appris à un âge précoce l’importance capitale du régime politique en vigueur. L’expérience formative de ma vie fut l’occupation de la Hongrie par l’Allemagne hitlérienne en 1944. J’aurais probablement péri si mon père n’avait pas compris la gravité de la situation. Il a arrangé de fausses identités pour sa famille et pour beaucoup d’autres Juifs. Avec son aide, la plupart ont survécu.
En 1947, je me suis échappé de la Hongrie, alors sous le régime communiste, en Angleterre. En tant qu’étudiant à la London School of Economics, jétais influencé par le philosophe Karl Popper, et j’ai développé ma propre philosophie, construite sur les piliers jumeaux de la faillibilité et de la réflexivité. J’ai distingué deux types de régimes politiques : ceux dans lesquels les gens ont élu leurs dirigeants, qui étaient alors censés s’occuper des intérêts de l’électorat, et d’autres où les dirigeants cherchaient à manipuler leurs sujets pour servir les intérêts des dirigeants. Sous l’influence de Popper, j’ai nommé le premier type de société «ouverte», le second, «fermée».
La classification est trop simpliste. Il existe de nombreux degrés et variations à travers l’Histoire, allant des modèles vertueux aux États en faillite, et pleins de manières de gouverner dans une situation particulière. Cependant, je trouve utile la distinction entre les deux types de régime. Je suis devenu un promoteur actif du modèle ouvert et un farouche opposant du modèle de société fermée.
Je trouve le moment présent de l’Histoire très douloureux. Les sociétés ouvertes sont en crise, et diverses formes de sociétés fermées – des dictatures fascistes aux États mafieux – sont à la hausse. Comment cela est-il arrivé ? La seule explication que je puisse trouver vient du fait que les dirigeants élus n’ont pas su répondre aux attentes et aspirations légitimes des électeurs et que cet échec a conduit les peuples à se désenchanter des versions dominantes de la démocratie et du capitalisme. Tout simplement, beaucoup de gens ont le sentiment que les élites ont volé leur démocratie.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, les États-Unis sont apparus alors comme la seule superpuissance restante, également attachée aux principes de démocratie et de libre marché. Le développement majeur depuis lors a été la mondialisation des marchés financiers, menée par des promoteurs persuadés que la mondialisation augmentait la richesse totale. Dans cette logique, si les gagnants compensent les perdants, alors ces derniers auraient toujours un petit quelque chose.
L’argument était trompeur, car il ignorait le fait que les vainqueurs compensent rarement – voire jamais – les perdants. Mais les gagnants potentiels ont dépensé suffisamment d’argent pour promouvoir une mondialisation positive. C’était une victoire pour les croyants dans la libre entreprise sans entraves, ou «fondamentalistes du marché», comme je les appelle. Parce que le capitalisme financier est un ingrédient indispensable du développement économique et que bien peu de pays dans le monde peuvent générer suffisamment de capital par eux-mêmes, la mondialisation s’est propagée comme un incendie. Le capital financier pouvait circuler librement et éviter la fiscalité et la réglementation.
La mondialisation a eu des conséquences économiques et politiques de grande envergure. Elle a permis une certaine convergence économique entre les pays pauvres et les pays riches. Mais elle a accru les inégalités tant dans les pays pauvres que dans les pays riches. Dans le monde développé, les avantages sont principalement attribuables aux grands propriétaires de capitaux financiers, qui représentent moins de 1% de la population. L’absence de politiques redistributives est la principale source de mécontentement, que les adversaires de la démocratie ont su exploiter. Mais il existe aussi d’autres facteurs, en particulier en Europe.
J’ai été un fervent partisan de l’Union européenne dès sa création. Je la considérais comme l’incarnation même de l’idée d’une société ouverte : une association d’États démocratiques prêts à sacrifier une partie de leur souveraineté pour le bien commun. L’Europe a débuté comme une expérience audacieuse dans ce que Popper appelait «l’ingénierie sociale fragmentaire». Les dirigeants fixaient un objectif réalisable et un calendrier fixe et mobilisaient la volonté politique nécessaire pour y arriver, sachant très bien que chaque étape nécessiterait un pas en avant . C’est ainsi que la Communauté européenne du charbon et de l’acier s’est développée dans l’UE.
Mais quelque chose s’est cassé. Après la crise financière de 2008, une association volontaire d’egos s’est transformée en une relation violente entre créanciers et débiteurs, où les débiteurs ont eu des difficultés à remplir leurs obligations et les créanciers ont fixé leurs conditions unilatéralement aux débiteurs. Cette relation n’a été ni volontaire ni égale.
L’Allemagne est devenue le pouvoir hégémonique en Europe, mais elle n’a pas su répondre aux obligations attendues d’un tel statut, c’est-à-dire au-delà de leur propre intérêt, défendre les intérêts des personnes dépendantes. Il n’y a qu’à comparer le comportement des États-Unis après la Deuxième Guerre Mondiale avec le comportement de l’Allemagne après le crash de 2008. Les États-Unis ont lancé le plan Marshall, qui a conduit au développement de l’UE. L’Allemagne a préféré imposer un programme d’austérité qui a servi son unique intérêt.
Avant sa réunification, l’Allemagne était le principal moteur de l’intégration européenne. Elle était toujours prête à contribuer un peu plus pour adoucir ceux qui résistaient. Vous rappelez-vous encore la contribution de l’Allemagne pour répondre aux demandes de Margaret Thatcher concernant le budget de l’UE ?
Mais la réunification de l’Allemagne s’est avérée très coûteuse. Lorsque Lehman Brothers s’est effondré, l’Allemagne ne se sentait pas assez riche pour assumer des obligations supplémentaires. Lorsque les ministres européens des Finances ont déclaré qu’aucune autre institution financière systémique ne pouvait échouer, la chancelière allemande, Angela Merkel, en lisant correctement les souhaits de son électorat, a déclaré que chaque État membre devrait s’occuper de ses propres institutions.
C’était le début d’un processus de désintégration.
Après l’effondrement de 2008, l’UE et la zone euro sont devenues de plus en plus dysfonctionnelles. Les conditions de fonctionnement se sont dramatiquement éloignées de celles prévues par le traité de Maastricht, et le changement de traité est devenu progressivement plus difficile, et finalement impossible, parce qu’il n’a pu être ratifié. La zone euro a été victime de lois antiques. Les réformes indispensables ne pouvaient être mises en place qu’en trouvant des combines. C’est ainsi que les institutions européennes sont devenues de plus en plus compliquées et que les peuples se sont sentis aliénés.
La montée des mouvements anti-UE a encore entravé le fonctionnement des institutions. Et ces forces de désintégration ont reçu un puissant coup de fouet en 2016, d’abord grâce au Brexit, puis suite à l’élection de Trump aux États-Unis, et le 4 décembre suite au rejet par les électeurs italiens des réformes constitutionnelles.
La démocratie est maintenant en crise. Même les États-Unis, la plus grande démocratie du monde, a élu un escroc et un dictateur en devenir, en tant que président. Bien que Trump ait atténué sa rhétorique depuis qu’il a été élu, il n’a changé ni son comportement ni ses conseillers. Son cabinet comprend des extrémistes incompétents et des généraux à la retraite.
Ce qui nous attend ?
Je suis convaincu que la démocratie sera résiliente aux États-Unis. Sa Constitution et ses institutions, y compris le quatrième amendement, sont assez fortes pour résister aux excès du pouvoir exécutif, empêchant ainsi un dictateur potentiel d’en devenir un véritable.
Mais les États-Unis seront préoccupés par des luttes internes dans un proche avenir, et les minorités ciblées en souffriront. La puissance américaine sera incapable de protéger et de promouvoir la démocratie dans le reste du monde. Bien au contraire, Trump aura une plus grande affinité avec les dictateurs. Cela permettra à certains d’entre eux de parvenir à un accord à l’amiable et d’autres de continuer leurs politiques criminelles sans interférences. Trump préférera faire des affaires plutôt que défendre les droits humains. Et malheureusement, cette politique du deal sera populaire auprès de son électorat de base.
Je suis particulièrement préoccupé par le sort de l’UE, qui risque d’être sous l’influence du président russe Vladimir Poutine, dont la conception de gouvernement est irréconciliable avec le principe de société ouverte. Poutine n’est pas seulement un bénéficiaire passif des développements récents. Il a travaillé dur pour les faire éclore. Il est parfaitement conscient de la faiblesse de son régime. Il peut exploiter les ressources naturelles mais ne peut pas générer de croissance économique. Il s’est d’abord senti menacé par les «révolutions des couleurs» en Géorgie, en Ukraine et ailleurs. Au début, Poutine a essayé de contrôler les médias sociaux, puis il a ensuite compris le potentiel du modèle économique des entreprises de médias sociaux pour diffuser directement la désinformation, la propagande et les fausses nouvelles, désorienter les électorats et déstabiliser les démocraties. C’est de cette façon qu’il a aidé Trump à être élu.
Il en va de même pour les élections à venir en 2017 aux Pays-Bas, en Allemagne et en Italie. En France, les deux principaux adversaires sont proches de Poutine et désireux de l’apaiser. Si l’un ou l’autre gagne, la domination de Poutine sur l’Europe deviendra un fait accompli.
J’espère que les dirigeants européens et les citoyens se rendront compte que cela met en danger leur mode de vie et les valeurs sur lesquelles l’UE a été fondée. Le problème est que la méthode utilisée par Poutine pour déstabiliser la démocratie ne peut être utilisée pour rétablir le respect des faits et une vision équilibrée de la réalité.
Avec une croissance économique au ralenti et la crise des réfugiés hors de contrôle, l’UE est sur le point de se décomposer et devrait connaître une expérience similaire à celle de l’Union soviétique au début des années 90.
Ceux qui pensent que l’UE doit être sauvée, pour être réinventée doivent vraiment faire tout leur possible.
Article publié initialement par Project Syndicate – Copyright Project Syndicate 2016