Depuis la lutte du Larzac dans les années 70, bon nombre de mouvements d’opposition à de grands projets déclarés d’utilité publique ont vu le jour en France. Le plus souvent présents en ruralité pour la préservation de zones humides, certains projets d’occupations ont également émergés en milieu urbain. C’est le cas du Quartier libre des Lentillères à Dijon, souvent cité, en Europe, comme une référence des quartiers autogérés à vocation écologique.
Dans un appel à la mobilisation datant de 2008, les occupants de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes fustigeaient ainsi les «fossoyeurs de notre monde», représentants ultimes à leurs yeux d’un système à bout de souffle :
«Dans un monde fini, ceux qui poussent encore à la destruction des espaces et des espèces sont de redoutables aveugles».
En effet, de NDDL en passant par Civens, Bure ou encore Roybon, les différentes places fortes de désobéissance civile pour la préservation de l’environnement prennent chaque jour une dimension plus prophétique face à la catastrophe écologique vers laquelle nous courons. Les luttes écologiques sont, par essence, éminemment politiques en ce qu’elles mettent en lumière une véritable fracture entre deux visions du monde qui s’affrontent.
D’une part, celle d’une société capitaliste à outrance qui fait passer – quoi qu’il en coûte – la rente financière avant toute autre considération, et de l’autre, celle d’une société qui lutte pour la réappropriation des «communs» (cf. Le retour des Communs de Benjamin Coriat, Broché, 2015). Ainsi, c’en est fini du «there is no alternative» de la dame de fer. C’est dans cet élan subversif permanent que ces pourfendeurs du statu quo inquiètent inexorablement dans les hautes sphères des pouvoirs en place. Leur capacité à remettre en question et à mettre à mal un système productiviste qui repose sur l’érection de la croissance en véritable religion moderne est un réel danger pour les défenseurs de l’ancien monde. Répression policière, usage disproportionné de la force, intimidation judiciaire, gardes à vue abusives, fiches S, assignations à résidence, privations des libertés individuelles, tous les moyens sont bons pour museler ces voix dissonantes qui pourraient in fine bousculer ce schéma sociétal si moribond du «amuse-toi mais ne pense pas».
L’historien Pierre Laborie, en évoquant les étrangers dans la résistance française, écrivait ceci : «suspects sous surveillance, les étrangers ont été les premiers à s’organiser pour occuper le terrain du refus». Comment ainsi, ne pas faire de parallèle avec la manière dont l’état et le pouvoir médiatique criminalisent en permanence ceux qui, aujourd’hui, se placent sur ce même terrain de l’opposition aux dogmes de l’idéologie dominante.
Cependant, face à cette répression inouïe et insensée au regard des enjeux contemporains à venir, la lutte paye par endroits. C’est le cas du Quartier libre des Lentillères de Dijon qui, dans ce contexte, est porteur d’espoir.
Tout commence le 28 mars 2010, au terme d’une manifestation intitulée «Libérons les Terres !». Plus de deux cents personnes venues avec des brouettes pleines de bêches, de pioches, de faux et autres fourches pénètrent sur une parcelle en friche. Au bout de quelques heures à peine, la force du nombre a déjà fait son oeuvre et une bonne partie du champ est déjà prête à être ensemencée. S’en suit l’occupation d’une maison appartenant à la ville, «La Villa», qui devient rapidement le coeur organisationnel de cette entreprise populaire de potagers collectifs.
C’est à partir de là que s’initie un long bras de fer entre la municipalité et les occupants. Le premier revers ne tardera d’ailleurs pas à arriver. Malgré une adhésion apartisane des habitants du quartier ainsi que les différentes perspectives d’avenir pour les jardins, La Villa est évacuée par la police, puis rasée dans la foulée le 8 juillet 2010. Malgré le coup porté au projet ce jour-là, les occupants voient en cette décision de destruction une légitimité accrue dans leur entreprise de préserver ces terres et de les remettre à disposition des habitants du quartier, autrefois nommé «quartier des maraîchers».
Lorsque débute l’occupation des terres, le projet d’urbanisation prévu pour le site n’est pas encore totalement défini. C’est finalement le 22 décembre 2011 que la zone d’aménagement concerté (ZAC) a été créée par la communauté d’agglomération devenue Dijon Métropole. Sur une surface totale de 19,6 hectares, c’est un des plus importants projets d’écoquartier – qui n’en a une fois de plus que le nom – de la cité des ducs qui doit voir le jour. Au terme des deux tranches de travaux, 1 500 logements et 28 000 m² de commerces, bureaux et services devaient être livrés à partir de 2015.
Lors des années suivantes, le collectif des Lentillères et ses sympathisants ne se démontent pas, poursuivent le développement du site et multiplient les actions.
En 2013, lors d’un chantier collectif, le «Snack Friche», un premier espace chauffable voit le jour. Il devient le nouveau point de rassemblement et d’organisation de la vie et de la lutte sur place. En 2016, c’est au tour d’une maison en bottes de paille de faire son apparition sur les terres. Puis l’année suivante, une nouvelle prise de terre à lieu lors de la fête du printemps.
Année après année, malgré les nombreuses intimidations coercitives, le quartier des Lentillères prend vie et s’étoffe. Les initiatives associatives et culturelles y sont nombreuses, les fruits et légumes poussent, les marchés se multiplient, contribuant pleinement à faire vivre ce quartier de zone péri-urbaine.
En 2018, la Mairie lance la première phase du chantier d’éco-quartier sur les ruines de l’emblématique espace autogéré des Tanneries. Un contraste puissant se crée alors dans cette rue désormais divisée en deux. D’un côté, un quartier vivant, coloré et arboré, qui se réapproprie une partie de son alimentation en respectant la biodiversité. De l’autre, l’édification de grandes tours de bétons, tristes et ternes qui scellent la quasi toute-puissance de la sphère économique et du secteur foncier face aux aspirations populaires.
La deuxième phase du chantier qui se situe sur le quartier libre des Lentillères doit commencer en 2019 mais c’est sans compter sur la détermination de la centaine d’habitants qui y vivent désormais à l’année et de leurs sympathisants.
Le 25 novembre 2019, une manifestation est prévue à l’occasion du conseil municipal qui doit statuer sur le sort du projet. Quelques heures avant le conseil, le verdict fuite et s’ébruite rapidement : la mairie abandonne le projet d’éco-quartier et sacre par la-même la victoire de presque dix années de lutte pour le collectif des Lentillères et pour tous les opposants à cette nouvelle entreprise de prédation immobilière destructrice et spatiophage.
Mais, comme pour chaque acquis pris par la lutte, le répit est toujours de courte durée. Pour garder la face, face à ce revers politique, le maire de Dijon, François Rebsamen, a de nouveau rapidement agité la menace des forces de répression. «Par contre, je suis contre l’occupation illégale des terres. Je demanderai donc l’expulsion de ceux qui occupent illégalement les lieux».
Avant de poursuivre de façon totalement lunaire : «Ce n’est pas moi qui vais le faire avec mes petites mimines. Non pas que je ne sois pas déterminé mais c’est à la police de le faire. Ce ne sera pas simple avec les gaillards qu’on a là-bas…».
La vieille branche du parti socialiste confirme donc, en seulement quelques mots, la mollesse congénitale de son défunt parti lorsqu’il s’agit de mener de vraies politiques de gauche ainsi que sa fâcheuse tendance à pencher sévèrement à droite dans la gestion de ce type de dossiers.
Toujours est-il que «les gaillards» sont toujours en place, dans une démarche bien moins belliqueuse que celle de la Mairie. «Nous n’avons pas d’opposition de principe quant à une forme de régularisation. Des formes de délégation collective existent en partie, des cadres juridiques restent à inventer. Cette invention ne se fera pas sans nous. Elle demandera par ailleurs de la créativité et du courage politique».
Une fois encore, à Dijon comme ailleurs, une poignée d’individus ont réussi, à coups d’utopies et d’auto-organisation populaire, à faire plier ces briseurs de rêves. Politiques, actionnaires, rentiers, promoteurs immobiliers, autant d’acteurs opulents, misérables et ineptes, définitivement déconnectés de la réalité dans laquelle notre monde est plongé depuis son entrée dans l’ère de l’anthropocène.