Par Emilien POUCHIN
La présence de l’armée française dans la zone sahélienne est un sujet qui émerge régulièrement sur le devant de la scène médiatique. Au lendemain d’un tragique accident d’hélicoptère (survenu le 25 novembre 2019) ayant occasionné la mort de 13 militaires français, le groupe parlementaire insoumis (LFI) a proposé l’ouverture d’un débat dont la finalité serait de réfléchir à une voie de sortie pour l’intervention française au Sahel. Face à cela, l’exécutif campe sur ses positions et soutient l’opération1. Il est toutefois légitime de se questionner sur les raisons et l’efficacité d’une intervention armée qui dure maintenant depuis sept ans et mobilise plus de 4500 soldats. D’autant plus que certains détracteurs réduisent l’opération Barkhane à une protection des intérêts économiques français au Sahel, voire à du néo-colonialisme. Il y a en réalité un enjeu géopolitique et stratégique (au-delà de l’intérêt économique) de première importance, non seulement pour la France mais également pour l’Europe, qui pousse à prolonger l’effort pour de nombreuses années encore.
Le cas du Mali : symptôme d’une région sahélienne constituée d’États affaiblis de l’intérieur
Ayant hérité des frontières de la colonisation, le Mali n’est pas un État-nation. Ce pays divisé entre des populations arabo-berbères au nord et noires subsahariennes au sud est très hétérogène d’un point de vue ethnique et culturel. La moitié nord du Mali est désertique, très faiblement peuplée et économiquement isolée. Si l’on rajoute à cela une certaine animosité de la part des populations subsahariennes à l’endroit des touaregs du fait de leur responsabilité dans la traite des noirs, nous sommes bien en présence d’un État scindé en deux.
Ce sentiment d’abandon des populations au nord est instrumentalisé par les touaregs, qui ont mené plusieurs rébellions contre l’État central depuis les années 1960. Leur but est clairement d’obtenir l’indépendance de toute la moitié nord : un territoire qu’ils nomment l’Azawad.
Pour schématiser, trois principaux groupes terroristes sont actifs au Mali : AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique), le MUJAO (Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest) et Ansar Dine. La réalité est évidemment plus ardue à appréhender puisque du fait de leurs rivalités, ces groupes ne cessent de se scinder et de fusionner en de nouvelles organisations. Difficulté à laquelle il convient d’ajouter les multiples subdivisions en katibas (unités combattantes clandestines), comme si la situation n’était déjà pas assez complexe…
Ces organisations terroristes ont dans un premier temps profité de la très faible influence de l’État au nord et de la détresse des populations pour s’y implanter. Puis, ils se sont servis des Touaregs pour que le MNLA (Mouvement National de Libération de l’Azawad) soit leur allié dans leur conquête des territoires du sud et de la capitale. En échange de quoi ils gagneraient enfin leur autonomie.
Ce bref historique de la situation malienne sert à comprendre les mécanismes d’implantation des groupes terroristes au Sahel. Le schéma reste globalement le même pour la plupart des pays de la région : frontières coloniales et populations culturellement hétérogènes qui empêchent la création d’une nation ; les États deviennent faibles et peinent à asseoir leur autorité sur leur propre territoire ; la multiplication des zones de non-droit et la détresse des populations abandonnées forment un terreau fertile à l’implantation des groupes jihadistes. Ces pays sont alors insérés dans un cercle vicieux puisque l’implantation des islamistes accentue les divisions et affaiblit d’autant plus l’État.
L’opération Serval : la réponse à la détresse malienne
Après avoir pris le contrôle de la moitié nord du Mali, les forces jihadistes foncent vers Bamako et l’armée malienne n’est clairement pas en position de les en empêcher. Le 10 janvier 2013, les autorités maliennes font donc parvenir, via le Conseil de Sécurité de l’ONU, une demande d’aide militaire à la France.
Le Président François Hollande y répond favorablement et lance dès le lendemain l’opération Serval. En un temps record, les militaires français repoussent les colonnes jihadistes qui font route vers la capitale. Appuyés par l’armée malienne, nos soldats progressent vers le nord et dès la fin du mois de janvier, les principales villes (Gao, Tombouctou et Kidal) sont reprises.
C’est à ce moment que la nature des opérations évolue. Il ne s’agit plus de combattre un ennemi implanté dans une zone urbaine mais d’entamer une traque de longue haleine à travers le désert et les montagnes, partout où l’ennemi a trouvé refuge. Rapidement, l’on se rend compte que la notion de frontière reste assez floue dans l’immensité du Sahara et il convient d’adapter la stratégie militaire à cet état de fait. Au 1er août 2014 est lancée l’opération Barkhane, dont la zone d’action s’étendra désormais, au-delà du Mali, au Burkina-Faso, à la Mauritanie, au Niger et au Tchad. Cette nouvelle opération se donne pour objectif de sécuriser la bande sahélienne, au travers de trois missions principales : débusquer les jihadistes et leurs caches d’armes, organiser un partenariat militaire opérationnel entre les pays du G5-Sahel et agir au bénéfice de la population (joindre la population à sa cause est la clef de la victoire dans un contexte de combat asymétrique).
Des luttes armées de type nouveau : entre conflits asymétriques et guerres diffuses
Toute la difficulté de l’opération Barkhane provient justement du fait qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une guerre asymétrique, que l’analyste stratégique Jacques Baud définit de la manière suivante : «Dans la guerre asymétrique, l’une des parties au conflit ne peut ou ne veut pas mener la guerre de manière symétrique. Cette partie évite l’affrontement symétrique et cherche la confrontation là où l’adversaire ne peut faire jouer ses forces, là où il est faible et mal préparé»2. Ce type de conflit, déjà théorisé par Sun Tzu, semble être devenu la norme depuis la fin de la Guerre froide et plonge à coup sûr les États occidentaux dans des guerres sans fin.
Le philosophe Frédéric Gros élargit cette vision et propose le concept de «guerre diffuse»3 pour analyser la lutte anti-terroriste. Cette guerre s’articule autour de quatre principes : la dispersion (l’intensité de la violence est ponctuelle et aléatoire), l’indétermination temporelle (les populations vivent dans un état de guerre et de paix permanent et se sentent perpétuellement menacées), la continuité (les distinctions classiques entre le soldat et le civil, l’ami et l’ennemi, l’intérieur et l’extérieur tendent à s’effacer) et la contagion (l’État attaqué est tenté de se laisser aller à une riposte sans limites et disproportionnée).
Ces nouvelles formes de conflictualités remettent en cause la théorie classique de Clausewitz à laquelle les armées occidentales s’étaient habituées au fil des siècles. Une conception de la guerre selon laquelle ce sont les États qui s’opposent en faisant s’affronter leur armée régulière et où l’anéantissement de l’armée adverse signifie la soumission de l’État vaincu. Le colonel Michel Goya témoigne de ce basculement auquel il faut désormais s’adapter. Il parle dans une interview donnée à Marianne d’un «type de conflit, [qui] n’a bien sûr ni début, ni fin précise, pas de déclaration de guerre ni de capitulation en bonne et due forme. […] il ne s’agit plus de combattre une armée mais de contrôler les populations au milieu desquelles vous faites la guerre».4
La complexité de la lutte anti-terroriste, qui engage nos forces face à une menace non conventionnelle, cachée, diffuse, mobile et clandestine, fait qu’il est normal que l’opération Barkhane s’inscrive dans le temps long. Elle donne parfois la sensation de s’enliser mais ce n’est pas pour autant qu’il faut en nier l’utilité.
Une intervention principalement motivée par des intérêts économiques ?
C’est un fait que la région sahélienne, et l’Afrique en général, est dotée d’un sol très riche en ressources. On y trouve principalement de l’or, du pétrole, du gaz, de l’uranium et du fer. Évidemment, la France a des intérêts économiques à protéger (ainsi que des profits potentiels) et il serait illusoire de dire que le déploiement d’une telle opération militaire a été fait par pure charité envers le Mali. Les points stratégiques à protéger sont principalement l’uranium du Niger, exploité par la société française Orano, et le pétrole de Mauritanie, extrait par la compagnie pétrolière Total. Dès 2013, la France craint que la rébellion au Mali s’étende aux pays voisins et se doit donc de sécuriser la région si elle veut y pérenniser l’extraction de ces ressources.
Est-ce que le pétrole et l’uranium sont des arguments suffisants pour initier une opération extérieure de si longue haleine ? Sans doute pas ! Il faut ajouter à cela le nombre important de ressortissants français et la formidable opportunité diplomatique, mais surtout le fait que la déstabilisation de la région serait un véritable danger, tant pour la France que pour l’Europe.
Des «États faillis» qui menacent l’Europe
La menace jihadiste a mis au grand jour ce qui était une évidence : les États sahéliens sont trop faibles et manquent de moyens pour y faire face. Cette situation crée à terme des «États faillis», qui ne sont plus capables d’assurer leurs missions essentielles (la sécurité, la santé, l’éducation, la justice…). C’est là un terreau propice à l’enracinement local des groupes islamistes. Ceux-ci vont se servir de bases infiltrées au sein de la population pour mener leurs opérations et étendre leur influence. Dès lors qu’un État devient un État failli, il met en danger tous ses pays voisins puisque ces derniers doivent redoubler de vigilance et renforcer leur sécurité pour empêcher la nébuleuse islamiste transnationale de s’implanter chez eux. Or, les pays du Sahel sont englués dans une spirale infernale et sont bien incapables de répondre à ce défi.
Sans interventionnisme extérieur, la chute du Mali aurait menacé dans un premier temps (plus gravement qu’ils ne le sont déjà) le Togo, le Bénin et le Burkina Faso, puis d’autres pays d’Afrique centrale et méridionale ; partout où la communauté islamique est suffisamment nombreuse et influente. À terme, cette déstabilisation générale aurait entraîné la création d’un «nouvel État islamique». S’étendant sur plusieurs pays, celui-ci ferait planer une insécurité permanente sur la France et l’Europe, non plus à l’est mais au sud. Une hypothèse qui laisse songeur quant aux répercussions sur le continent européen en termes de flux migratoires, de sécurité…
Il a été décrit plus haut à quel point le manque d’État pouvait être propice aux jihadistes. Dans une interview accordée à Franceinfo5, Michel Goya et le politologue Joseph Henrotin s’accordent logiquement pour dire que l’objectif à moyen et long terme de cette opération est de renforcer, voire recréer, de l’État. La réalisation de cet objectif ambitieux exige, à court terme, la formation des armées africaines à la lutte anti-terroriste, à la coopération, au renseignement…
La finalité de l’opération Barkhane est tout autant militaire que politique. C’est en rendant aux États du Sahel la plénitude de leurs compétences qu’ils seront à même de lutter contre le jihadisme transnational et de fonder un projet politique orienté vers la lutte contre les inégalités sociales, politiques et économiques.
Réduire l’opération Barkhane à du néo-colonialisme ou aux intérêts économiques est donc une explication rationnelle à bon compte mais qui ne se soucie guère des véritables enjeux stratégiques. Il faut garder en tête que l’objectif principal est d’empêcher l’effondrement des États sahéliens puisqu’une déstabilisation de la zone serait à coup sûr un danger pour la France et l’Europe. En fait, il est utopique de croire que les États africains pourraient s’en sortir seuls et si la France venait à se retirer, la situation qui en découlerait serait nécessairement pire.
Dans cette traque rude et acharnée, la France se retrouve pourtant esseulée. Elle peut compter sur quelques soutiens (les renseignements américains, divers apports humains et matériels de la part de l’Espagne, l’Estonie, le Royaume-Uni, le Danemark, la République Tchèque et l’opération MINUSMA des Nations Unies), mais il n’en demeure pas moins que la réalité des combats et la majorité des efforts sont consenties par elle. L’Union Européenne ne semble pas mesurer l’importance du défi à relever alors qu’une telle menace devrait être de nature à (pour une fois) faire naître un consensus en termes de politique étrangère au sein des pays membres.
1Conférence de presse d’Emmanuel Macron à Gao, le 19/05/2017 : «L’opération Barkhane ne s’arrêtera que le jour où il n’y aura plus de terroristes islamistes dans la région».
2Jacques Baud, La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur, éditions du Rocher, 2003.
3Benoît Pélopidas et Frédéric Ramel, Guerre et conflits armés au XXIème siècle, éditions Presses de SciencesPo, 2018. Interview pages 249-251.
4Marianne, Opération Barkhane : «Il s’agit de maintenir la violence à un niveau tolérable», explique Michel Goya. Interview du 27/11/19, par Louis Nadau.
5Franceinfo, L’opération Barkhane sert-elle à protéger les mines d’Uranium françaises au Sahel ?, Benoît Zagdoun, 27/11/2019.