Le poumon vert de la planète a commencé à se nécroser. Récemment, le Pape s’est engagé à remédier au massacre de ce joyau terrestre si malmené. En faisant parvenir un document du Synode, il appelle à sauver le «coeur biologique pour cette Terre de plus en plus menacée». Parti six mois au pays des palmiers, j’y ai découvert le panel de répercussions négatives que le barrage de Belo Monte a engendré et ses suites qui s’avéreraient catastrophiques si nous laissons faire.
Reportage de Keyvan Ghadimi
Le barrage de Belo Monte, situé dans l’État fédéral du Pará au nord du Brésil, a été très controversé de par ses répercussions écologiques et les bouleversements qu’il créerait sur ce territoire. À commencer par le fait que ce barrage coupe un fleuve en deux. Le fleuve Xingu, l’un des affluents de l’Amazone dans la région de la «Volta Grande do Xingu». Non loin de la région d’où vient le chef Raoni.

Le barrage, construit par la société Norte Energia, en partenariat avec GDF Suez et Alstom, permet à ces deux entreprises françaises d’y avoir des parts non négligeables. Je découvre en enquêtant que ces entreprises sont aussi impliquées dans les futurs projets de méga-barrages – dont celui contre lequel lutte actuellement le chef Raoni et d’autres amérindiens – du Rio Tapajós.
Le fleuve du Xingu abrite à ses abords une multitude d’ethnies amérindiennes vivant sur des «terres indigènes» et différents peuples traditionnels. Des sociétés «racines» comme les nomme Éric Julien :
«Nous ne le savons pas encore, mais les sociétés racines, dont font partie les indiens Kogis, sont porteuses de clefs pour notre avenir, pour l’avant-garde agissante, les explorateurs de possibles déjà en chemin, elles offrent la chance d’élargir le regard, de retrouver l’essentiel, pour tenter de distinguer dans l’horizon d’autres formes de compréhension du monde; d’être et de vivre ensemble».
Au nombre de 300 millions et répartis dans 71 pays, ces «invisibles» comme les nommait René Char, sont les derniers témoins d’une période historique pendant laquelle les humains se devaient de vivre en alliance avec la nature. Pas tant par choix, mais parce qu’ils n’avaient pas d’autres alternatives pour survivre.
À travers le temps et selon les spécificités propres à chaque espace géographique – montagne, désert, forêt – ils ont développé des imaginaires sociaux qui se caractérisent par l’apprentissage du monde vécu comme un tout, où l’humain n’a qu’une place parmi d’autres, l’altérité comme principe de vie, et la violence comme une menace qu’il convient de tenir à distance.
On pourrait appeler cette période de l’histoire humaine la plus longue, le premier monde.
Avec le siècle des Lumières, l’accélération du développement et l’augmentation de la population mondiale, dont 80 % de la population dans les pays du Nord, un deuxième monde a vu le jour. Un deuxième monde qui, dans son illusion de toute-puissance, a réduit la nature au rang de paysage, terrain de loisir, ou source inépuisable de matières premières. Les déséquilibres se sont multipliés, qu’ils soient psychiques, environnementaux ou économiques. Ils font tenir ces propos au sociologue Edgar Morin : «Nous sommes dans un véhicule emballé, sur lequel nous n’avons plus de contrôle et qui fonce droit dans le mur. S’il est impossible de revenir au premier monde, il n’est pas possible non plus de rester dans le deuxième. Nous sommes confrontés à l’urgente nécessité d’inventer le troisième monde […]».
Les peuples racines du fleuve Xingu ont ainsi été heurtés par le deuxième monde, le nôtre.
Quelles en sont les conséquences, les répercussions ? Comment s’adaptent-t-ils ? Comment inventer un troisième monde ?
Parce que nous avons l’air d’aller droit dans le mur plutôt que de tenter d’inventer de nouvelles formes de vies.
Des conséquences désastreuses.
De rencontres en rencontres, je suis arrivé à Altamira : la ville du barrage. Depuis la construction du barrage, les homicides ont explosé dans la ville. Elle était devenue l’une des villes les plus dangereuses du pays. Le gouvernement et la société propriétaire du barrage (Norte Energia) ont délocalisé une partie de la population de pêcheurs en ville. Délocalisation de pêcheurs qui vivaient principalement sur des îles auparavant. Ils les ont déplacés dans des quartiers champignons, type préfabriqués, appelés RUCs (Ressources Urbaines Collectives). D’un espace naturel sans horizon, ils se sont retrouvés en ville.
Dans les RUCs vivent aussi les ouvriers du barrage, mais une fois la construction terminée, tout le monde s’est retrouvé sans boulot, sans argent. L’abandon de cette partie de la population a engendré une hausse de la criminalité dans ces quartiers et dans la ville.
En arrivant dans la ville d’Altamira, j’avais le contact d’une professeure de socio-environnementale, Monica Lizardo. Elle a beaucoup travaillé avec la procureure d’Altamira, Thais Santi, très impliquée dans la lutte contre le barrage. Ses articles faisaient partie de ma bibliographie et m’ont permis d’apprendre davantage sur la situation avant mon départ :
«Il y a deux niveaux de compréhension de Belo Monte. Vous avez d’abord le choix gouvernemental de construire de grands projets, énormes, brutaux en Amazonie, auquel s’ajoute le choix d’utiliser les fleuves amazoniens, la ressource la plus précieuse, celle qui manquera dans le futur, pour produire de l’énergie. Tout ceci peut-être remis en question par le milieu académique, par la population, par les mouvements sociaux, mais s’appuie sur la légitimité du gouvernement. On pourrait discuter longuement pour savoir si cette légitimité vient de la peur ou d’un faux débat. Comme si le gouvernement pouvait ignorer les règles du processus d’autorisation. Il existe des mesures pour atténuer les très grands risques que Belo Monte fait courir aux indigènes, et ces politiques n’ont pas été implantées, mais ont été substituées par une politique marginale d’encouragement à la consommation, de rupture des liens sociaux, de mépris des traditions, de telle manière que les indigènes sont attirés dans le noyau urbain par l’entrepreneur puis plongés dans le pire de notre culture, la consommation. Et la pire des consommations, Coca-Cola, essence…
Donc, toutes ces études ont été faites pour quoi ? Autant d’anthropologues qui ont travaillé sur ces études, et l’entrepreneur qui distribue ce qui lui vient à l’esprit aux indigènes. Ce qui s’est passé à Belo Monte, l’impact du Plan d’Urgence, qui n’a pas encore été évalué à ce jour, est pire que l’impact du projet de barrage lui-même. L’action de l’entrepreneur est immense.
Alors, encore une fois, quel est l’impact de Belo Monte ? L’ethnocide indigène».
Pour préparer la rencontre avec Monica, une série de questions avaient mûri au fur et à mesure de mon projet… Que signifie le terme de «réserve» exactement ? Si l’on parle des réserves, quelles libertés gardent-ils ? Quelles représentations politiques ont-ils ? Quels pouvoirs ? Sont-ils intégrés à la politique brésilienne ? Sont-ils propriétaires de leurs terres ?
On parle souvent de «préservation». Qui décide ? Le gouvernement brésilien ? Une organisation internationale ?
Où va l’argent alloué à la préservation ? Est-il réellement redistribué ? Aux familles/ Aux communautés ? Cela crée-t-il une dépendance ? Comment cela réduit-il la liberté d’action dans les terres indigènes ? Cela crée-t-il un assujettissement à l’État ? Si oui, sous quelles formes ?
Quels sont les changements pour ces personnes ? (Le programme Luz para todos, la bolsa familia … Programmes mis en place par Lula). Comment les habitudes et la vie de tous les jours ont-elles changé avec le bouleversement provoqué par le barrage ? Quels dédommagements ont été faits par Norte Energia ? (La société propriétaire du barrage). Est-ce que toutes les personnes acceptent l’aide de Norte Energia? Même dans les réserves les plus engagées contre le barrage ? Est-ce une obligation ? Ces populations étaient-elles «en dehors de la société» avant le barrage ? Si on parle de traditions : comment sont-elles transformées/touchées/adaptées ? Quelles relations ont les amérindiens avec leurs traditions aujourd’hui? Face au mur, quels potentiels d’adaptation ?
Nos questions étaient centrées sur la cause amérindienne mais Monica écrivait une thèse sur un peuple qui se nomme les Ribeirinhos. Peuple traditionnel vivant de la pêche et de l’agriculture vivrière.
Une population qui a, elle aussi, grandement été touchée par le barrage, nous a-t-elle dit.
Des «invisibles» qui passent à l’action.
C’est une population dont nous n’avions pas entendu parlé, une population traditionnelle qui n’était pas reconnue comme telle avant le barrage. La plupart des Ribeirinhos vivaient sur des îles et étaient arrivés sur ces îles depuis des générations. Ils avaient fondé des familles, des logements, des vies. La situation était complexe car beaucoup n’avait même pas la nationalité brésilienne. Des apatrides. Ils avaient été contraints de quitter leurs îles face à la montée des eaux, au manque de ressources et aux restrictions mises en place. Mais n’avaient reçu aucun dédommagement de la part de Norte Energia ou du gouvernement car ils n’avaient aucune reconnaissance : ni médiatique, ni politique. Ils ont alors créé un conseil pour faire entendre leurs voix : le Conseil des Ribeirinhos, et sont allés à Brasilia (la capitale) pour obtenir un statut politique, celui de Ribeirinhos : peuple traditionnel.

Derrière le barrage : un système tentaculaire.
Nous logions en ville dans un hôtel appelé «Hôtel azul» sur la Orla : une plage artificielle de la ville construite par la société propriétaire du barrage. Société qui a aussi construit à côté de l’hôtel, la «casa dos indios» : littéralement, la maison des Indiens, c’est là où ils sont hébergés lors de leurs séjours en ville. La société détient la ville en quelque sorte…
Entre l’hôtel et la maison des Indiens, il y a une maison-restaurant : Chez Gladston. Nous y avons rencontré certains caciques (chefs de villages amérindiens). Les caciques nous ont dit qu’ils étaient en ville pour squatter différents lieux, qu’ils manifestaient pour leurs droits et qu’ils n’allaient pas bouger avant d’avoir eu des réponses précises de la part du gouvernement et de Norte Energia (la société propriétaire du barrage). Ils squattaient trois lieux exactement. La Funai : organisme gouvernemental s’occupant de la gestion des minorités indigènes. La Casa do Governo : par traduction, la maison du gouvernement. Puis le siège de l’entreprise Norte Energia.
Comme l’avait stipulé Thais Santi dans son article, les amérindiens roulent en 4×4, portent des vêtements de marques comme Nike, des montres bling-bling pour certains, sont accros au soda ou à la bière. Ils ont plongé dans notre société de consommation. Même si je l’avais lu avant, la réalité est assez bouleversante à voir de ses propre yeux. Une claque. Je ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi brutal. Lire et vivre l’expérience sont deux mondes séparés. Lors des manifestations, ils s’étaient peints de manière traditionnelle, avec leurs marques de guerriers mais habillés à l’occidentale. Un flottement entre notre réalité sur un fond de mythe indigène. Le rapport d’images crée un noeud entre deux mondes qu’on aurait pu penser opposés. Le style vestimentaire, l’apparence, cristallise cet état transitoire des choses. Des coutumes qui se perdent, des traditions qu’on essaye de sauver petit à petit face à la «globalisation». Cela ne s’arrête malheureusement pas qu’aux vêtements. Les lieux squattés comme la Funai sont remplis d’ordures : de canettes et de nourriture industrielle servie dans des assiettes en aluminium. Ils ont été littéralement noyés dans notre réalité de manière brutale, sans transition et cela crée des troubles dans toutes les ethnies.
Retour de balancier ?
Mais ce choc des cultures tend à se minimiser avec la jeune génération. Les nouveaux caciques ne sont plus chefs parce qu’ils sont de bons guerriers comme dans le passé, aujourd’hui ils sont chefs parce qu’ils ont fait des études.
Ils ont appris l’arme des «blancs» : le droit, l’administratif, l’audiovisuel. Pendant les journées de manifestations, l’événement était filmé par des réalisateurs indiens. Il existe des associations ou des écoles qui initient les jeunes à utiliser la caméra comme «Video Nas Aldeias» (entre autres) . Ils avaient aussi prévu que l’événement soit couvert par les médias régionaux et nationaux.
Ils ont troqué les arcs pour la caméra.
Au-delà de l’aspect médiatique, une personne travaillant pour l’institut socio-environnemental m’a expliqué que certains caciques cherchaient des alternatives dans leurs villages. Par exemple, un jeune cacique de la tribu des Juruna, Giliarde, a créé des bassins de pisciculture au sein du village pour pallier au déficit de poissons. En plus du bassin de pisciculture, il a créé un événement «touristique» : un tour en canoë avec des chercheurs et des journalistes pour sensibiliser aux enjeux de la région. Ce tour est basé sur un moment de spectacle : traditionnellement les Juruna sont connus pour être de très bons canoéistes et les seuls à pouvoir descendre des cascades.
C’est à ce moment-là que les traditions deviennent spectacles.

Puis les manifestations ont continué durant une semaine.
Quelques jours après, j’ai rencontré deux représentants du conseil des Ribeirinhos (pêcheurs traditionnels). Après une longue discussion, ils m’ont dit qu’ils étaient intéressés par le projet mais qu’ils ne pouvaient pas prendre de décisions seuls. Ils nous ont alors proposé d’écrire un mot, pour le présenter lors du prochain Conseil afin d’avoir l’approbation de tout le monde et ainsi de rencontrer des familles.
Mon message aux Ribeirinhos.
Nous sommes partis à la recherche d’un idéal. Cet idéal était peut-être pour nous, ces formes de vie «minoritaires», que Viveiro appelle «minorités indigènes» soit «tous ces peuples qui ne s’identifient pas à des états nationaux et qui vivent dans les marges de notre civilisation». Pour nous, ce sont toutes ces formes de vie en quasi autosuffisance où le rapport à l’environnement, à la nature est encore fort et présent, où l’homme construit quelque chose avec la nature qui l’entoure et non contre. Ces formes de vie plus humbles, dans une temporalité autre, où l’esprit communautaire existe toujours, où chaque geste prend essence dans un tout. Nous avions cette image d’un potentiel idéal car nous nous questionnions sur notre propre mode de vie. Mode de vie, où le lien avec cette nature a disparu, où les gestes ont perdu leur essence. Une société où la technologie a peut-être pris une place trop importante et créé petit à petit un basculement vers l’irréel/le virtuel. Peut-être que nous cherchions à retrouver une «réalité», palpable, ancrée dans son environnement. Nous nous disions que cet idéal était présent ici, avant, aux abords du Xingu. Mais votre territoire, qui était pour nous l’inconnu, a été frappé par notre réalité.
Un barrage au carrefour des mondes.
En effet, le barrage de Belo Monte est ce point de rencontre entre nos réalités. Et c’est à cet instant que l’illusion des mots et des images est devenue commune en quête d’une liberté qui s’effile au bruit de l’eau. Nous pensons que l’extinction de ces utopies serait un grand malheur pour notre civilisation. Nous sommes venus ici, pour apprendre de vous.
J’ai alors fait la connaissance de Rita Cavalente et d’une partie de sa famille avec qui nous avons passé la journée. Ils nous ont ensuite proposé d’aller sur leurs îles pour quelques jours… J’avais la volonté de dresser le portrait d’un groupe qui n’avait pas de force médiatique : de donner une voix à ces invisibles du contexte. Ils étaient dans une situation où trois temps se mêlaient : un passé, un présent commun et un futur incertain. Un état de transition et de latence à la recherche d’un paradis perdu. La famille, composée de deux jeunes frères, Wallace et Warlem, 24 et 25 ans, l’un père de famille et l’autre en passe de l’être. Une génération plus âgée qui incarne un passé «idyllique» et une nouvelle génération qui devra tisser un futur dans cet horizon flou.
Rita Cavalente est l’un des leaders du conseil des Ribeirinhos et une des premières du peuple qui a été à Brasilia faire entendre leurs voix pour recevoir des dédommagements relatifs au barrage et pour tenter d’améliorer leurs situations.
Situation qui ne s’améliore toujours pas aujourd’hui et qui est d’autant plus critique.
Le dernier message que m’a envoyé Riva Cavalente datait du 25 aout 2019, au moment des feux en Amazonie. C’était un cri poignant :
«Je reviens d’un voyage en terre indigène. Nous nous sommes vus pour nous défendre de ces menaces. La situation (celle des incendies) concerne la municipalité d’Altamira, mais pas près du fleuve pour l’instant. Ce sont plus les paysans qui ont des feux hors de contrôle et qui s’élargissent à la forêt. De nombreuses déclarations irresponsables de notre Président ont contribué à ça. Ce n’est pas encore arrivé près du fleuve pour l’instant, mais je vais faire des vidéos et vous les envoyer. Il y a eu des invasions à plusieurs reprises dans des terres autochtones, des agriculteurs et des bûcherons. Trop de forêts sont abattues sans contrôle. Nous sommes très tristes».
Déjà en janvier 2018, les Amérindiens manifestaient et luttaient contre l’invasion de leurs terres par d’autres personnes, contre les feux de forêt liés à l’agriculture intensive et contre les projets miniers ou hydroélectriques dans la région. Notamment un nouveau projet de méga-barrage sur le Rio Tapajós, en lien avec GDF Suez et Alstom ! Mais aussi une lutte était engagée contre l’implantation d’une entreprise d’extraction minière, nommé Belo Sun qui voulait s’implanter derrière le barrage de Belo Monte. Les conséquences seraient donc désastreuses sur les populations locales avec notamment une pollution intense du fleuve Xingu touchant également des îles proches de l’extraction comme l’ilha Da Resaca.
Certes, le Pape s’engage, oui, Macron a promis une aide financière… Mais l’heure est aux actions concrètes et réelles. Les constats doivent laisser place aux actions.