Sébastien Gouspillou CEO Big Block Datacenter
Deux ans qu’économistes et analystes annoncent une crise majeure imminente. L’action récente de la FED réveille les rédactions, et si on y était ? Pourquoi un tel silence des politiques, pourquoi ne fait-on rien pour anticiper le choc ? On évoque sans tabou les risques climatiques à venir, mais il reste malséant d’envisager que le système monétaire et financier puisse s’écrouler dans un futur krach boursier… Tout le monde sait, personne ne s’empare du sujet. Explications :
Une crise majeure largement annoncée
Depuis quelques années, des économistes et analystes nous alertent sur une crise financière à venir, voire sur un véritable effondrement du système monétaire et financier. Qu’ils soient non conventionnels, atterrés ou iconoclastes, ces économistes apparaissent bien souvent comme des oiseaux de mauvais augure, des complotistes, des adeptes de l’effondrement. Il est vrai qu’à crier «la crise financière arrive», on ne prend pas de risque : une crise chasse l’autre. Si l’on se souvient des crises de 2008 et de 1929, que l’on a souvent comparées, on a totalement oublié les autres. Pourtant, depuis 1971, les crises se succèdent, 2 par an en moyenne dans le vaste monde, plus de 100 crises majeures qui ont impacté lourdement les équilibres économiques de plusieurs régions. Crier à la crise ne présente donc pas le risque d’un démenti, la crise financière est à la finance ce qu’un tremblement de terre est à la terre : imprévisible, mais inévitable. Quand on commence à voir le sismographe s’affoler, il est trop tard.
Beaucoup de ces économistes inquiets partageaient la même analyse, qui consistait à se projeter dans un futur proche (début 2019) où les Banques centrales feraient remonter les taux ; cette remontée, même faite de manière progressive, devait voir le service de la dette exploser et rendre nombre de pays exsangues, incapables de rembourser une dette devenue obèse après 10 ans de politiques monétaires accommodantes.
Sauf que les Banques Centrales, BCE, Banque du Japon et FED en tête, ont décidé de ne finalement plus monter leurs taux. On a même fait tomber la barrière du zéro, désormais, nous sommes en Terra Incognita, les taux sont négatifs, et semblent appelés à devenir «fortement négatifs». Bien sûr, ils ne peuvent que contribuer à l’augmentation des endettements, et il apparaît désormais impossible de revenir à une politique de taux positifs à court terme. À long terme, seule une période bénie de très forte croissance pourrait voir les taux remonter, autant dire que personne ne sait où l’on va. On assiste à un savant sauvetage orchestré par les Banques Centrales, à la manœuvre pour garder un équilibre de plus en plus précaire, au risque d’amplifier la crise en l’éloignant provisoirement.
Cette situation explosive n’échappe plus aux analystes financiers des fonds américains, des organismes régulateurs et même de certaines banques. En janvier 2018, Jean-Claude Trichet déclarait «les explosifs sont là, ne manque que le détonateur» ; Georges Ugueux, ex n°2 de Wall street, a publié cette année «la descente aux enfers de la finance», annonçant un tsunami financier sans précédent. Désormais, c’est le FMI, la BRI, la Banque mondiale qui nous alertent, dans leur langage feutré, d’une crise imminente. Désormais, c’est Blackrock qui sort une analyse (août 2019) intitulée «Anticiper la prochaine crise financière mondiale et la récession». Désormais, ce sont des banquiers centraux qui annoncent à Bloomberg une prochaine crise, due d’après eux au dérèglement climatique. Désormais, c’est la FED qui injecte en catastrophe 100 milliards de dollars tous les jours pour faire face à une crise des repos ; le sismographe s’agite, on est possiblement entrés en période de krach. On ne prend plus le risque de jouer les Cassandre en prédisant la crise : plus personne ne la nie. D’après Bertrand Badré, ex DG de la banque mondiale, «Il y a un consensus sur le fait qu’une crise est attendue, mais ni sur la date, ni sur les modalités, ni sur la brutalité de cette crise».
Pourquoi évoquer la crise est dangereux ?
Si les alertes furent nombreuses, elles restent peu connues du grand public ; elles ne sont pas relayées par de grands médias ou par les personnalités publiques qui ont de fortes audiences. Ce consensus qu’évoque Bertrand Badré est celui «des milieux autorisés» chers au regretté humoriste Coluche.
Un ex-ministre de l’économie, Arnaud Montebourg, a bien déclaré cette année «nous sommes en danger», mais c’était sur le média indépendant Thinkerview et non pas au journal de 20 heures. Le député François Ruffin semble aussi avoir eu vent d’une crise à venir, il l’a évoquée en juillet sur son blog «préparons la crise», mais semble être passé à autre chose. Jean-Luc Mélenchon a aussi prédit une crise, lui à une heure de forte audience, mais c’était en 2018, on l’a oublié depuis, les coups de gueule du tribun étant bien plus remarquables. Emmanuel Macron, au G7 en août, a appelé les pays européens à opérer une relance budgétaire, dans le but de contrer une récession mondiale attendue. Mais cet énorme pavé dans la mare n’a pas créé de vague médiatique, la forêt amazonienne brûlait (et brûle toujours), Madame Macron faisait visiter Biarritz aux premières dames, il y avait bien plus intéressant à raconter. Cette menace ne fait donc toujours pas partie du débat public.
Pourquoi ? Parce qu’il est considéré inutile, contreproductif, voire dangereux d’agiter le chiffon rouge d’une crise. Tout notre système monétaire et financier repose sur la confiance. Alerter sur la possibilité d’une crise à venir ne peut que rompre cette confiance et précipiter un mouvement que l’on préfère constater le plus tard possible. Personne ne tient à être l’oiseau de mauvais augure, personne ne veut prendre le risque d’être l’élément déclencheur. Et puis, à quoi cela servirait-il ? Annoncer aux peuples ce que l’intelligentsia et la planète finance savent déjà, quel intérêt ? Cela ne neutralisera en rien le phénomène, cela créera juste de l’angoisse et des dépressions. Le peuple ne veut pas savoir : il a accès à tous les ouvrages et articles décrivant par le menu les possibilités d’un effondrement financier, de toute évidence il s’en fout, sachant qu’il ne peut rien y faire.
Pourquoi ignorer la crise est criminel ?
Pourtant, le succès d’une interview de Gaël Giraud (toujours sur Thinkerview, l’importance des médias indépendants n’étant plus à prouver) tend à montrer que l’intérêt pour ce sujet rébarbatif dépasse un cercle d’initié, avec 950 000 vues !
C’est qu’il est naturel de désirer savoir à quelle sauce on va être mangé, surtout si on se sait vulnérable. En janvier, le chef économiste du FMI, Kenneth Rogoff, déclarait à Davos :
«Malheureusement, lorsqu’il y a une crise financière, une crise de la dette, n’importe quel type de crise, les plus durement frappés sont presque toujours les exclus, les plus pauvres et, très souvent, la classe moyenne. Donc, une crise financière serait mauvaise pour les riches, mais pire pour les gens ordinaires. Après tout, ils n’ont pas de coussin, ils n’ont pas de quoi vivre. Ainsi, lorsque nous pensons à la protection de l’économie de la crise financière, il ne s’agit pas seulement de protéger les riches financiers ; il s’agit de protéger les gens ordinaires. Cela dit, le gouvernement peut faire certaines choses pour veiller à ce que le fardeau soit partagé plus équitablement».
Il s’avère donc que cette crise à venir, qui fait consensus au sein de nos gouvernants et des acteurs de la finance, mériterait d’être annoncée au plus haut niveau de l’État ; l’idée n’est pas de sombrer dans le catastrophisme, mais d’identifier le risque et d’adopter les mesures qui permettront de «protéger les gens ordinaires».
Marko Kolanovic de JP Morgan (boss des produits dérivés) nous annonçait en septembre 2018 que cette crise génèrerait des troubles sociaux dignes de ceux de 1968.
Effectivement, l’ampleur d’une telle crise peut conduire très vite à des pénuries alimentaires et des émeutes. Ne serait-il pas raisonnable pour les états d’anticiper de telles conséquences, comme le fait BlackRock ? Ne dit-on pas «gouverner, c’est prévoir» ?
En cas de blocage des échanges internationaux, quid de l’approvisionnement du pays ? Comment organiser la survie alimentaire quand les circuits de distribution sont bloqués ? Comment des millions de citadins vont-ils se nourrir en cas d’hyperinflation ? Peut-on atteindre l’autosuffisance alimentaire ? Quid des soins, de l’hôpital déjà tellement sous pression ? De la distribution de l’eau ?
On peut voir au Venezuela une migration de masse pour fuir la disette, en Argentine des populations survivant grâce aux soupes populaires et au troc. Ces pays faisaient partie des plus riches d’Amérique du sud, ils se retrouvent en quelques mois exsangues ; bien sûr, leurs politiques sont en cause, et la crise qui nous menace est d’une autre nature. Mais les effets sont les mêmes, croire que cela ne peut pas arriver en France dans le cadre d’une crise mondiale est une douce illusion. Quand un pays fait face à une crise, la solidarité internationale peut aider. Quand tous les pays sont impactés, on ne peut compter sur ces aides, chacun est seul face aux difficultés de son peuple.
Pour un débat public, quels amortisseurs à l’arrivée du tsunami financier annoncé ?
Nous savons aujourd’hui regarder le dérèglement climatique dans les yeux, envisager les chocs qu’il engendrera, sans tabou : on cherche des solutions pour une crise environnementale dont on pense qu’elle ne sera à son paroxysme que d’ici 10 ou 15 ans. Informés du risque, nous réfléchissons collectivement à le réduire. De même, on fait des exercices incendies jusque dans les écoles, on nous explique où sont les masques à oxygène et les gilets dans les avions, on nous dit même quoi faire en cas d’attaque terroriste. Le gilet de sauvetage n’est pas particulièrement rassurant, mais il montre la capacité de prévoir et de réagir en cas d’urgence. Devrait-on renoncer à ces informations, à ces conseils, à ces équipements parce que c’est extrêmement anxiogène d’envisager ainsi le pire ?
En taisant le risque de crise financière, les responsables politiques renoncent à toute action pouvant réduire ses effets. En s’interdisant totalement de réfléchir à ses conséquences immédiates sur les plus fragiles (personnes âgées, enfants, malades) les autorités ne mettent pas en place de solutions de secours à utiliser en cas d’urgence.
Il est donc temps de rendre ce débat public : la crise redoutée peut être d’une violence inouïe. Cette probabilité est bien trop forte désormais pour être niée. Le gouvernement, qui, comme le dit Rogoff «peut faire certaines choses pour veiller à ce que le fardeau soit partagé plus équitablement» a-t-il un plan ? Lequel ? Quelles mesures seront prises pour assurer la distribution alimentaire, la sécurité des biens et des personnes, la continuité des services de santé ?
Sans ce débat public, sans la reconnaissance de ce risque par les autorités, on laisse s’installer l’idée que les élites n’anticipent pas une crise dont elles savent qu’elles ne souffriront qu’à la marge. La société française n’a pas besoin de ce genre de suspicion clivante, il y a urgence à sortir la tête du sable.