Penser la démocratie autoritaire avec Romaric Godin
En début d’année, j’ai découvert l’existence du livre d’Arnaud Parienty intitulé Le mythe de la théorie du ruissellement. Cherchant quelques avis éclairés sur l’ouvrage avant de me décider à le lire, je suis tombé sur une émission de BFMTV qui m’était alors inconnue, La Librairie de l’Eco. Dans l’extrait, l’économiste Jean-Marc Daniel y critiquait le bouquin avec un argument visiblement imparable, l’auteur y parle de néolibéralisme et d’ultralibéralisme. L’utilisation de ce vocabulaire suffirait à lui seul à discréditer la personne qui l’emploie sous prétexte que, comme la théorie du ruissellement, le néolibéralisme n’existe pas. Il y aurait d’un côté la vérité des marchés et de l’autre l’erreur de ceux qui la contestent et se servent de mots-valises pour arriver à leurs fins derrière de basses raisons idéologiques et politiques.
L’apport principal et salutaire du dernier ouvrage de Romaric Godin, journaliste chez Mediapart, est de mettre en lumière ces stratégies de disqualification en exposant la validité du concept de néolibéralisme et son importation compliquée dans l’hexagone. Cette nouvelle publication permet de donner du grain à moudre à tous ceux qui souhaitent penser la démocratie autoritaire qui pointe son nez. Car comme il le montre très bien, ses fondations sont avant tout économiques.
«La position que défend cet ouvrage est que le néolibéralisme existe bien, qu’il a une spécificité, et que ces «lois de l’économie» sont le produit de sa vision du monde et non d’une quelconque transcendance. Entretenir la confusion avec un libéralisme classique est plus qu’une imprécision lexicale, c’est maintenir un brouillard qui mène tout droit à un piège». Romaric Godin
Une théorie du néolibéralisme
Romaric Godin s’excuse par avance de «ce détour théorique parfois aride» en ouverture d’un chapitre qui pose les bases indispensables pour comprendre un phénomène aux contours flous volontairement entretenus. Cette introduction est remarquable par sa précision clinique, sa solidité théorique et, paradoxalement, par sa facilité d’accès. On sent que l’auteur a été particulièrement marqué, comme nous tous au Monde Moderne, par La Société Ingouvernable de Grégoire Chamayou (La Fabrique, 2018). En s’appuyant sur la démonstration puissante du philosophe, il nous rappelle que le néolibéralisme n’est pas le retrait de l’État de l’économie, mais bien la servitude volontaire de l’État au capital. Celui-ci a besoin que la force publique crée les conditions favorables à son développement avec la promesse qu’une concurrence toujours plus libre et acharnée aboutira à plus d’emplois et plus de croissance. Cette adaptation de l’appareil d’État est donc fondamentalement protéiforme. Il n’existe pas un néolibéralisme qui aurait été théorisé à partir des années 1970, mais différentes versions en fonction des spécificités locales. Le point commun à tous ses avatars reste le peu de cas fait de la démocratie pour imposer la suprématie des marchés. Romaric Godin tire le fil d’une guerre culturelle qui a permis de décréter l’idée qu’il n’y a plus d’alternative aux solutions néolibérales. Cette situation a abouti à une «lutte des classes revisitée» dans lesquels les perdants sont bien plus nombreux que les gagnants, sous couvert d’opportunités multipliées pour tout le monde.
«Dès lors que la majorité des économistes s’est reconnue dans le paradigme néolibéral, la politique «raisonnable» a dû s’y reconnaître à son tour. Les élites politiques se sont retrouvées face à une technocratie économique, culturelle, et administrative, les enjoignant de se soumettre à la réalité, à la modernité et à la vérité. Le combat politique devait changer de nature, car il devenait difficile de prétendre défendre des politiques que la science récusait, sauf à accepter de mentir». Romaric Godin
Une histoire de gaulois réfractaires
Reprenant l’opposition classique entre travail et capital, le journaliste se penche sur l’importation dans la douleur de ce modèle synonyme de revanche du capital. Le constat est finalement le même que celui d’Emmanuel Macron. Attachés à leur système hérité du CNR, les français ont sans cesse lutté contre les multiples assauts néolibéraux d’une classe politique rapidement aux ordres, mais encore trop consciente d’aller contre les intérêts et les aspirations de ses électeurs. J’ai découvert l’affiche de 1986 qui illustre cet article dans les pages consacrées aux premières tentatives de conversion du modèle français. On y voit un RPR déjà en marche vers la modernité, cravate au vent, dans une imagerie qui n’est pas sans point commun avec les startupeurs de la politique de 2017. Chaque attaque de rigueur ou d’austérité a été combattue par des gaulois réfractaires au changement attachés à leurs acquis sociaux. La conclusion d’Emmanuel Macron est qu’il est enfin temps de rentrer dans le jeu international du néolibéralisme. C’est donc tout à fait cohérent d’avoir commencé par la fiscalité sur le capital et le Code du travail à peine l’élection terminée.
Romaric Godin montre surtout que le modèle hybride français a permis au pays de mieux passer les crises, notamment celle de 2008. C’est aussi grâce à la défense de ce modèle que les inégalités n’ont pas explosé au même niveau que dans les pays anglo-saxons, convertis de la première heure. La dernière partie du livre, peut-être moins originale pour les lecteurs qui suivent l’actualité, est consacrée à l’étude de cette lutte entre le modèle néolibéral et le modèle français depuis 2017, avec en point d’orgue les cérémonies de mise en majesté de la parole d’Emmanuel Macron lors du «Grand débat». Au-delà de la reprise de stratégies développées dans la communication de crise des entreprises depuis les années 1980, bien démontées par Chamayou, ces simulacres de dialogues sont avant tout des représentations où le Président se doit d’expliquer à son peuple ce qui est bon pour lui, contre son gré.
«L’art d’avoir toujours raison est une des caractéristiques des néolibéraux qui ne peuvent avoir tort, puisque, si les réformes échouent, c’est qu’elles n’ont pas été suffisantes ou qu’il en faut de nouvelles». Romaric Godin
Une démocratie autoritaire d’extrême centre déjà dépassée ?
La guerre sociale en France est une nouvelle pierre importante à l’édifice construit patiemment ces dernières années par des chercheurs et des journalistes. En plus des ouvrages cités précédemment, la première partie de L’extrême centre ou le poison français de Pierre Serna est à lire pour retracer l’histoire politique de la figure du «ni droite ni gauche» et sa glorification depuis Thermidor.
Cet extrême centre dépolitisé jusqu’à exalter le girouettisme comme une vertu, puisqu’il souhaite incarner la raison et la science face aux passions tristes des «idéologues», se retrouve bien sûr sans problème dans la parole de vérité du néolibéralisme. Pourtant, le système est à bout de souffle et le grand public recommence à s’intéresser aux questions économiques alerté par les inégalités galopantes et conscient de l’urgence climatique qui en sont les symptômes. La primaire démocrate aux États-Unis montre avec force un réel retour d’idées anti-néolibérales chez les plus jeunes.
Le libéralisme autoritaire incarné par le Président jupitérien semble donc bien à contretemps.
Toutes les pièces du puzzle sont bien identifiées et présentées dans les travaux cités ici et dans bien d’autres, des deux côtés de l’Atlantique. Reste une dernière étape : penser l’après. Comme le décrit Romaric Godin, l’opposition entre l’extrême centre et l’extrême droite arrange les néolibéraux car en termes économiques, les deux se valent. C’est bien l’absence d’un bloc cohérent et de bon sens pour faire front à ce bloc bourgeois qui pose problème. Il est grand temps de se servir de tous ces penseurs pour créer une alternative de bon sens crédible et unie là où la démocratie autoritaire a réussi jusque-là à diviser pour mieux régner.